10 février 1841, Une date peut en cacher une autre

Pour situer l’origine de l’Acte d’Union, on indique généralement l’une des deux dates suivantes, et souvent même les deux : le 23 juillet 1840, jour de la sanction royale donnée à Londres au texte sorti des Chambres parlementaires ; le 10 février 1841, jour de la proclamation faite à Montréal par le gouverneur général, annonçant officiellement l’entrée en vigueur de ce qui devenait ainsi le nouvel ordre politique national.

La première de ces deux dates n’appelle ici aucun commentaire. En revanche, la seconde, celle du 10 février, mérite une attention particulière, car cette date, qui fut choisie en 1841, reprend celle du traité franco-anglais de 1763 qui consacrait la défaite de la France et la victoire de l’Angleterre à la suite des prises de Québec et de Montréal. C’est en effet le 10 février 1763 que fut signé à Paris le traité qui ouvrit notre territoire à la souveraineté britannique.

Quand je fais remarquer cette identité de dates, je me heurte presque toujours au scepticisme de mes interlocuteurs qui, par bonhomie envers « les Anglais » ou retenue envers eux-mêmes, m’opposent machinalement l’hypothèse de « la pure coïncidence ». Pour en avoir le cœur net, j’ai donc décidé d’aller lire certains textes de l’époque. J’en ai tiré les constats suivants que je présente ici autour de trois questions et de leurs trois réponses affirmatives.

Le choix de cette date en 1841 a-t-il été fait délibérément en raison de l’identité avec la date du Traité de Paris de 1763 ?

Si oui, ce fait était-il connu à l’époque ?

En particulier, a-t-il été remarqué par les Canadiens français ?

Un choix délibéré

C’est lord Sydenham lui-même qui nous l’apprend. Gouverneur général, et, à ce titre, seul chargé de choisir la date, il exposa ses raisons dans une lettre datée du 16 février 1841 à son patron, lord Russell, le secrétaire aux Colonies. Après avoir rappelé un fait de l’actualité immédiate – le premier anniversaire du mariage de Victoria célébré le 10 février 1840 –, il indiqua les deux faits de l’histoire du Canada, « peculiarly remarkable » précise-t-il, qui guidèrent son choix : le Traité de Paris du 10 février 1763 qui signait notre défaite, et l’abolition de notre constitution le 10 février 1838, qui signait celle des Patriotes. En voici le texte original :

The considerations which induced me to select the 10th February as the day on which the Union should be brought into operation will readily occur to your Lordship. It is the anniversary of the marriage of our Sovereign ; it is also peculiarly remarkable in Canadian history, as the anniversary of the conclusion at Paris of the definitive treaty of peace, by which Canada was surrendered to the British Crown ; and as the day on which, three years ago, the Act of the British Parliament for the suspension of the constitution of Lower Canada received the Royal assent. It was moreover the day in which the Legislature of Upper Canada was last year proroged and on which, therefore, had the Act of the 31st Geo. III, remained in force, it would have been necessary that that Legislature should again have come together1.

Connu du public à l’époque

Sydenham mourut en septembre 1841 des suites d’une chute de cheval. Dès 1843, son frère, député à la Chambre des communes, G. Poulett Scrope, fit paraître de premiers éléments biographiques sur l’ex-gouverneur général. À la page 202, on peut lire le texte suivant qui reprend fidèlement2 la lettre à lord Russell du 16 février, et qui lui ajoute une intéressante remarque sur ce qui se disait et s’écrivait – « the public voice » – à l’époque sur ce point :

It is not difficult to understand the reasons which pointed out this day as peculiarly appropriate. The anniversary of the marriage of our Sovereign, it was also the anniversary of the conclusion of the treaty which in 1763 ceded Canada to the British Crown ; and of the assent to the Act of the Imperial Parliament which in 1838 had deprived Lower Canada of its former Constitution. The public voice had already designated it as the day best adapted for the solemnity of the Official Proclamation3.

Notamment par les Canadiens français

Napoléon Aubin était un écrivain et journaliste bien connu, proche des Patriotes, hostile à l’Acte d’Union. Il avait à l’époque un journal, Le Fantasque, qui parut à dates irrégulières entre 1837 et 1849. Voici en quels termes ironiques, dans son numéro daté du 11 février 1841, il dénonça ce qui lui parut une perfidie :

Le jour choisi pour nous installer dans l’union est un mercredi. Les érudits vous diront que ce mot signifie : jour de Mercure ; or Mercure est le dieu des marchands et des voleurs. Singulière coïncidence, pas vrai lecteur ? Je n’en dirai pas davantage, crainte de fâcheuses allusions. Le 10 février est d’abord l’anniversaire de la cession du Canada par la France ! La loi de l’union serait-elle un autre commencement de cession ? Qu’en dites-vous, les finassiers4 ? Le 10 février est l’anniversaire du mariage de la reine. Il y aurait foule de jolies choses à dire là-dessus ; mais, tais-toi, ma langue : respect au sexe avant tout. Le 10 février sera l’anniversaire du baptême de la princesse royale. Pour cela, je ne sais qu’en dire, et cette célébration n’aura rien que de fort innocent ; puisse-t-on en dire autant par la suite de celle de l’union. Le 10 février est aussi l’anniversaire de la suspension de notre constitution. Grand coup de (ca)non pour celui-là. Nos sangsues ne le donneraient pas pour une bonne pinte de brandy.

Conclusion : il s’agit bien d’un choix délibéré, connu du public lettré dès l’époque, et accessible depuis à tous ceux qui s’intéressent à l’Acte d’Union.

Les auteurs et historiens de langue anglaise

En évoquant les plus hauts faits de la mémoire historique de son peuple, comme il le fit dans sa lettre à lord Russell, Sydenham rattachait symboliquement le texte de 1841 au triomphe de 1763, nul doute le plus marquant de l’histoire de l’expansion impériale britannique5. En même temps qu’il exprimait ainsi sa détermination à assurer le maintien et l’expansion du monde britannique sur cette partie du globe qui s’appelait déjà le British North America (entité géopolitique dont il était le gouverneur, selon le titre officiel de governor-in-chief of British North America, qui lui fut donné en septembre 1839), il faisait appel à la fierté, à l’ardeur et à l’orgueil national des Britanniques. Mais pour que cet appel fût entendu des générations à venir, il fallut que la trace de l’esprit qu’il manifesta ainsi ne restât pas enfouie dans les archives ministérielles ou les souvenirs passagers des seuls contemporains de l’événement. Il fallut donc qu’historiens et auteurs en assurent la pérennité grâce à leurs écrits.

C’est ainsi qu’après avoir répondu aux trois questions posées plus haut, j’ai voulu savoir comment ce fait de l’identité des dates avait été traité par des auteurs britanniques et canadiens-anglais. De tous les auteurs que j’ai consultés à ce jour, j’en ai trouvé quatre qui, au long d’une période qui s’étend de 1881 à 1991, ont embouché à leur tour la trompette triomphante de Sydenham. Je les présente ici par ordre chronologique.

Les deux premiers, Charles Dent en 1881 et Adam Shortt en 19086, sont connus pour avoir contribué au récit officiel de l’histoire du Canada. Dent dont le livre The Last Forty Years fut longtemps le seul ouvrage en anglais sur cette période, et Shortt qui eut la tâche d’écrire le livre de la collection The Makers of Canada sur Sydenham. Tous les deux reprennent pour l’essentiel la narration des faits qu’en fit Sydenham lui-même.

William L. Grant appartenait à une grande famille d’éducateurs et d’intellectuels canadiens-anglais établis en Ontario. Son père, George M. Grant, ministre de l’église presbytérienne, membre fondateur de la Royal Society of Canada et chaud partisan de l’Imperial Federation League, avait occupé la fonction de principal de la faculté d’études religieuses de l’université Queen’s. Lui-même enseigna l’histoire coloniale à Oxford, puis à Queen’s, avant d’accéder à la fonction de principal du Upper Canada College, poste qu’il occupa de 1915 à sa mort en 19357. Ce Grant est connu entre autres pour être l’auteur d’un manuel d’histoire du Canada paru en 1914 qui reçut l’imprimatur du ministère ontarien de l’Éducation et qui fut en usage dans les High Schools de l’Ontario et sans doute aussi d’autres provinces8. Dans son manuel d’histoire, c’est d’une phrase lapidaire qu’il traite du sujet qui nous intéresse ici, ne soulignant de tous les souvenirs que l’on peut rattacher à la date du 10 février, que celui du traité de 1763 : « In 1840 the bill passed through the British Parliament ; on February 10th, 1841, the anniversary of the cession of Canada to Great Britain, it came into force » (voir son manuel, p. 213).

Last but not least. Beaucoup plus près de nous, Eric Ross, dans un livre qu’il consacre à la naissance de l’Acte d’Union, Full of Hope and Promise. The Canadas in 18419,aborde notre sujet en prenant la peine, contrairement aux autres auteurs, de bien montrer les deux faces que présente cette date du 10 février 1841 ; face de réjouissance et de festivités pour les Anglais, et pour les Canadiens français, face sombre et menaçante, lourde de mauvais présages – « ominous », « car le 10 février était aussi la date où le Canada en 1763 fut cédé officiellement aux Anglais ». En voici le texte original :

On 10 February 1841 Upper and Lower Canada were united to form the Province of Canada. For those who favored the union the date was a happy choice, since it also marked the first anniversary of the union in marriage of Queen Victoria and her beloved Prince Albert. For many French Canadians who were opposed to the union the date must have seemed more ominous, since 10 February was also the date when Canada had been officially handed over to the British in 1763.

En plaçant ce propos dans les toutes premières lignes de l’Introduction à son livre, Ross ne nous dit-il pas toute la valeur qu’il reconnaît aujourd’hui encore aux références historiques dont est chargée la date du 10 février, à la fois dans l’histoire britannique et dans celle du Canada10 ?

Les historiens canadiens-français

Faut-il s’en étonner, ceux-ci sont restés muets sur le sujet précis qui nous intéresse ici11, y compris ceux qui sont critiques envers l’ensemble de l’Acte lui-même. Certes, et à l’exception de Lionel Groulx qui ne prit même pas la peine d’évoquer l’étape du 10 février dans la narration qu’il fit du processus d’adoption de l’Acte d’Union12, tous les auteurs étudiés13 mentionnent la date de la proclamation de Sydenham. Mais ils l’ont fait en restant à la surface des choses, en présentant simplement cette date du 10 février 1841 comme l’ultime étape du processus d’adoption de la constitution, et toujours en prenant grand soin de ne pas évoquer le rapprochement qu’avait fait Sydenham avec 1763, un peu à la manière d’un notaire qui enregistrerait une pièce officielle (contrat de mariage, acte de décès, testament…) en la dépouillant de tout contenu symbolique ou affectif.

Que ce rappel de 1763 rouvrait une plaie toujours vive chez bien des Canadiens français suffirait à expliquer ce silence. Mais sans doute certains historiens voulurent-ils aussi éviter d’entretenir la suspicion des Canadiens français sur la portée de l’Acte d’Union, ce précurseur du BNA Act. On signalera ici à titre d’exemple le comportement de l’historien et jésuite Jacques Monet, grand défenseur de l’unité nationale canadienne et pourfendeur du nationalisme québécois. Dans son Last Cannon Shot, paru en 1969, le bon père cite le texte de Napoléon Aubin (voir supra), mais il n’en reprend que la première et bien anodine partie sur le jour de Mercure, prenant grand soin de cacher ce qui se rapportait au Traité de Paris – qui, rappelons-le, se lisait ainsi : « Le 10 février est d’abord l’anniversaire de la cession du Canada par la France ! La loi de l’union serait-elle un autre commencement de cession ? »

 

 


 

1 Ce texte a été reproduit en annexe de sa thèse de maîtrise par Claude Touchette, L’Administration de Lord Sydenham, 1839-1841, d’après sa correspondance officielle avec Lord Russell. Thèse de maîtrise sous la direction de Maurice Séguin, Faculté des Lettres, Université de Montréal, 25 juillet 1965. Voir p. 268. Voir aussi Letters from Lord Sydenham, Governor-General of Canada, 1839-1841, to Lord Russell, édité par Paul Knaplund, paru à Londres en 1931.

2 On relèvera tout de même qu’alors que Sydenham employa le mot « surrendered », Scrope se contenta du mot « ceded ». Simple atténuation diplomatique ?

3Memoir of the life of the Right Honorable Charles, Lord Sydenham, G.C.B., Baron Charles Edward Poulett Thomson Sydenham, with a narrative of his administration in Canada. Edited by his brother G. Poulett Scrope, Londres, John Murray ( 2e édition, 1844).

4 On peut rapprocher ce texte d’Aubin de celui de P.-J.-O. Chauveau, « L’Union des Canadas ou La Fête des Banquiers », reproduit dans Le Répertoire national de John Huston paru en 1848 chez Lovell, réédité par Robert Melançon chez vlb éditeur en 1982.

5 Non seulement dans la réalité des choses mais également dans la mémoire des hommes, comme l’exprima avec le plus grand lyrisme possible l’historien britannique Thomas Babington Macaulay dans son Essay sur William Pitt écrit en 1834, c’est-à-dire à l’époque même où vécut Sydenham : « The ardour of (Pitt’s) soul set the whole kingdom on fire. It inflamed every soldier who dragged the canon up the heights of Quebec, and every sailor who boarded the French ships among the rocks of Brittany. The Minister […] had imparted to the commanders whom he employed his own impetuous, adventurous, and defying character. […] Our enemies [c’est-à-dire la France] soon considered it as a settled thing that they were always to be beaten. Thus victory begot victory ; till, at last, wherever the forces of the two nations met, they met with disdainful confidence on the one side, and with a craven fear on the other ». Macaulay’s Essays on William Pitt, Earl of Chatham. Édité par R.F. Winch, Londres, Macmillan, 1898. Voir à la page 48.

6 Dent, John Charles : The Last Forty Years. Canada since the Union of 1841, Toronto, G. Virtue, 1881 ; Shortt, Adam : The Makers of Canada. Volume XV. Lord Sydenham , Toronto, Morang & Co., 1908.

7 Son fils George est l’auteur du célèbre Lament for a Nation : the Defeat of Canadian Nationalism paru chez McClelland and Stewart en 1965.

8 Grant, William Lawson, Ontario High School. History of Canada (1914). Mais non toutefois en Colombie-Britannique où il fut interdit des écoles en raison de son caractère trop peu philobritannique et de son attitude insuffisamment hostile aux French Canadians. Voir Humphries, Charles W., « The Banning of a Book in British Columbia », BC Studies, no. 1, Hiver 1968-69. Ce texte se trouve aussi sur Internet sous ce même titre.

9 Ross, Eric. Full of Hope and Promise. The Canadas in 1841. McGill/Queen’s. Montréal et Kingston. 1991.

10 Ross n’est du reste pas le seul de notre époque à faire écho à la référence sydenhamienne au Traité de Paris : Voir l’article de Phillip Buckner sur Lord Sydenham paru dans le Dictionary of Canadian Biography, texte daté de 1988.

11 Sauf Antoine Gérin-Lajoie : « Ce jour, le 10 février, fut ainsi choisi parce qu’il était l’anniversaire du mariage de la Reine, celui de la conclusion du traité de 1763 par lequel la France céda le Canada à la Grande-Bretagne, et aussi l’anniversaire de la passation de l’acte impérial suspendant la constitution du Bas-Canada en 1838. » Dix ans au Canada de 1840 à 1850. Histoire de l’établissement du Gouvernement Responsable. Paru à titre posthume en 1888. Voir p. 73.

12 Groulx, Lionel : Histoire du Canada depuis la découverte (1960)

13 Par ordre alphabétique : Jean Bruchési, Histoire du Canada (1951), Leblond de Brumath, Histoire populaire de Montréal depuis ses origines (1926), Thomas Chapais, Cours d’histoire du Canada (1919-1934), Laurent-Olivier David, L’Union des deux Canadas (1898), François-Xavier Garneau, Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours (1859), Jacques Monet, The Last Cannon Shot (1969), Louis-Philippe Turcotte, Le Canada sous l’Union 1841-1867 (1882), Denis Vaugeois, L’Union des deux Canadas. Nouvelle Conquête ? (1962), Noël Vallerand et Robert Lahaise, L’Amérique du Nord britannique 1760-1867 (1980).

* Science politique. Université de Montréal. Ex président de la Société Saint-Jean-Baptiste

 

Pour situer l’origine de l’Acte d’Union, on indique généralement l’une des deux dates suivantes, et souvent même les deux : le 23 juillet 1840, jour de la sanction royale donnée à Londres au texte sorti des Chambres parlementaires ; le 10 février 1841, jour de la proclamation faite à Montréal par le gouverneur général, annonçant officiellement l’entrée en vigueur de ce qui devenait ainsi le nouvel ordre politique national.

La première de ces deux dates n’appelle ici aucun commentaire. En revanche, la seconde, celle du 10 février, mérite une attention particulière, car cette date, qui fut choisie en 1841, reprend celle du traité franco-anglais de 1763 qui consacrait la défaite de la France et la victoire de l’Angleterre à la suite des prises de Québec et de Montréal. C’est en effet le 10 février 1763 que fut signé à Paris le traité qui ouvrit notre territoire à la souveraineté britannique.

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