Ah ! si seulement Wolfe revenait !

Politologue. Retraité de l’Université de Montréal. Ancien président de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal (1997-2003)

13 septembre 1759, la bataille des plaines d’Abraham, la victoire et la mort du général Wolfe. Des événements, croyait-on, que personne au Québec ne soulignait plus jamais, rectitude politique oblige.

Et pourtant, il n’y a pas si longtemps, cette règle du silence pudique fut brisée à de nombreuses reprises à Montréal, dans The Gazette, plus précisément dans les pages nécrologiques de ce quotidien. Allumé par une remarque de Jean-François Nadeau rapportant qu’un In Memoriam du général Wolfe avait paru dans ce journal en septembre 2012, et me doutant bien qu’il ne s’agissait pas, comme certains le pensaient, d’une simple plaisanterie occasionnelle, je me suis livré au petit jeu d’en lire les microfilms des années précédentes, en remontant jusqu’en 1969. J’ai pu constater ainsi qu’il s’agissait en réalité d’un véritable système.

C’est en 1974, le 13 septembre, le jour même de l’anniversaire, qu’apparut le premier de ce qui allait devenir une longue série :

WOLFE. In grateful memory of Major General James Wolfe, dauntless hero1 who departed this life victorious, at Quebec, this 13th day of September, 1759. God save the Queen.

Six semaines seulement après l’adoption le 31 juillet 1974 du bill 22 qui, parce qu’il déclarait le français langue officielle du Québec, provoqua la levée de boucliers que l’on sait chez nos Anglophones. Le moment choisi pour ce premier In Memoriam portait déjà en lui toute la signification de ces invocations répétées au vainqueur des Plaines d’Abraham.

Au cours des 39 années s’étalant de 1974 à 2012, The Gazette invoquera la mémoire de Wolfe à 26 reprises, soit en gros 6 fois et demi sur 10. Bonne moyenne au bâton ! Certaines périodes furent particulièrement fastes : 4 fois d’affilée de 1981 à 1984, pendant les années suivant le coup de force constitutionnel, 10 fois au cours des 11 années de 1990 à 2000, soit les années des gouvernements de Parizeau et de Bouchard. À l’opposé, silence complet pour les quatre années de 1986 à 1989, peut-être un répit accordé à Bourassa et à son Lac Meech. La notice parut encore 8 fois entre 2001 et 2012, mais, depuis, plus rien.

All quiet on the Quebec front?

Ces notices étaient généralement brèves, celle de 1974 citée plus haut étant la plus étoffée. Signalons tout de même trois années, 1984, 2009 et 2012, où elles furent rehaussées d’un portrait du général, ce qui leur assurait douze bons centimètres de la colonne des In Memoriam. Quant aux autres notices, les plus nombreuses, on se satisfaisait d’une identification sommaire suivie de deux petits mots :

WOLFE, General James. Died Quebec City, Sept. 13, 1759.
Sadly missed.

Simple, mais ô combien perfide, le très classique sadly missed prenant, vu le rôle joué par ce général dans notre histoire et le débat sur l’indépendance du Québec, le sens d’un appel à la manière forte, l’expression de l’espoir que quelque haut gradé vienne au son des bottes rétablir l’Ordre britannique introduit chez nous au XVIIIsiècle.

Au total, ces notices, leur répétition sur une période de quarante ans, le sentiment qui les inspira, le fait surtout qu’elles furent portées par un grand quotidien, rien de cela n’est anodin. Mais, qui donc était derrière ces invocations au vainqueur des Plaines d’Abraham ? Une personne, la même chaque fois… ou différente suivant les années ? Un groupe, une association, un organisme fédéral ? Ou pourquoi pas des journalistes de The Gazette, voire The Gazette elle-même…

Décidément, au pays du « Je me souviens », certains ont plus de mémoire que d’autres et savent parfaitement comment en faire bon usage.

 

 


1 L’expression dauntless hero est un repiquage direct des premiers vers du chant The Maple Leaf forever, cet hymne quasi national que les Canadiens anglais s’étaient donné pour fêter l’avènement de la « Confédération ». On le chantait dans les écoles ontariennes, nous rapporte Robin Philpot, jusque dans les années 1960. Il fut composé en octobre 1867 par Alexander Muir (1830-1906), un immigrant venu d’Écosse installé à Toronto, diplômé de Queen’s, militant orangiste, instituteur et directeur d’école, qui servit dans divers régiments britanniques dont le Queen’s Own Rifles of Canada. En voici les premiers vers :

In days of yore, from Britain’s shore
Wolfe, the dauntless hero, came
And planted firm Britannia’s flag
On Canada’s fair domain.

Dans cette épitaphe, on remarquera aussi le mot « victorious », qui a sa propre petite histoire. Ce mot apparut sur le monument Wolfe élevé à Québec en 1832, et fut repris sur ceux de 1849 et de 1911. Mais quand vint le moment en 1966 de reconstruire le monument à la suite de sa destruction par des militants indépendantistes dans la nuit du 29 mars 1963, il fut jugé alors mal séant. Il disparut donc de la nouvelle plaque commémorative au grand dam toutefois de certains des députés fédéraux les plus hostiles à l’ambiance nouvelle que cherchait alors à créer Lester Pearson. En reprenant ce mot dans la notice de The Gazette, on se rangeait du côté de ces derniers.