Alain Deneault. La médiocratie

Alain Deneault
La médiocratie, Montréal, Lux, 2015, 218 pages

Alain Deneault a sorti l’artillerie lourde pour en finir avec les médiocres qui domineraient notre monde. Dans un petit essai consacré à ce qu’il nomme la « médiocratie », il s’intéresse à une structure de pensée qui pousserait notre monde à prescrire une certaine manière d’être proscrivant tout à la fois l’intelligence et l’originalité. La société contemporaine serait fondamentalement médiocre : elle ferait de la médiocrité son logiciel. D’ailleurs, les médiocres, qui se reconnaissent entre eux et qui savent s’appuyer les uns les autres, s’emparent de tout : ils imposent leur règne. En fait, ils imposent même un nouveau régime idéologique et politique qui ne dit pas son nom, mais qu’il faut dévoiler : n’est-ce pas au sens propre la signification de la médiocratie ?

Son livre a reçu un bel écho en France : Alain Deneault a pu y exposer sa thèse sur de nombreuses tribunes. Il a manifestement mis le doigt sur un malaise contemporain et surtout, il a su l’expliciter avec talent. Nous sommes nombreux à avoir l’impression que les catégories intellectuelles dominantes et le système qui les organise nous poussent à une forme d’indigence intellectuelle. On peut croire toutefois que ceux qui le lisent avec une approbation rageuse, par définition, se sentent étrangers à la médiocratie et la conspuent d’autant plus qu’ils ne goûtent ni à ses avantages ni à ses privilèges. À sa manière, mais j’y reviendrai dans les derniers mots de cette recension, Deneault se pose comme le représentant des aristocrates de l’esprit, qui souffriraient de la médiocrité ambiante.

L’ouvrage est divisé en trois parties. La première, certainement la plus intéressante, critique les dérives de l’institution universitaire. La seconde est consacrée aux dérives de l’économie et de la pensée managériale. La troisième, un peu en marge, s’intéresse au déclin de la culture. Mieux vaut ne pas trop s’y attarder pour se tenir au cœur du propos : en fait, c’est dans la troisième partie qu’on voit le mieux qu’à l’origine de ce livre, on trouve des textes dispersés, bien rassemblés par ailleurs par l’auteur et l’éditeur. C’est probablement en se concentrant sur la première partie de l’ouvrage qu’on peut le mieux en saisir la thèse, car c’est dans l’Université que se construisent les grandes catégories intellectuelles à partir desquelles le monde actuel se déploie et se façonne.

Disons-le simplement : Alain Deneault ne tient pas en haute estime l’université contemporaine, qui serait à la fois victime d’un capitalisme qui s’est jeté sur elle pour l’instrumentaliser et d’une certaine idée de la rigueur scientifique qui aurait davantage à voir avec la pose du cuistre qu’avec le savoir authentique. Il critique ainsi la pression à la recherche, la sécheresse intellectuelle du style académique, la transformation des professeurs en quêteurs de subventions, la soumission aux modes idéologiques du jour, l’hyperspécialisation de certains chercheurs qui s’investissent dans des sujets en tête d’épingle n’ayant plus rien à voir avec la cité et le monde commun. En la matière, il vise juste, et même très juste.

Cela dit, Deneault aurait eu tout avantage à s’intéresser à une autre forme de censure qu’il laisse malheureusement de côté : celle du politiquement correct, qui domine dans la philosophie politique et les sciences sociales. Qu’on le veuille ou non, dans l’Université, cette obligation progressiste étouffe non seulement les débats, mais casse un nombre significatif de carrières et de vocations. Si, en histoire, on ne s’inscrit pas dans le paradigme de l’histoire postcoloniale, ou, en sociologie, dans celui de la théorie antidiscriminatoire, et si généralement, on se s’incline pas devant la contribution des « études féministes » (imagine-t-on un seul instant des études nationalistes, ou des études souverainistes dans l’Université ?), on est à peu près certain de végéter aux portes de l’institution, sans pouvoir devenir professeur et en se voyant même contesté le statut d’intellectuel.

Le chapitre qui porte sur l’économie ne manque pas d’intérêt même s’il sombre souvent dans le prêchi-prêcha anticapitaliste. L’Université est ainsi faite que les différentes chapelles de la gauche radicale se critiquent finalement entre elles. Deneault n’épargne pas les économistes et autres experts faussement savants. Plus largement, il fait le procès des nouvelles élites financières du capitalisme mondialisé et de ceux qui le servent en le naturalisant à la manière du seul monde possible. À voir ceux qu’il cite avec enthousiasme ou déférence, qu’il s’agisse de Herbert Marcuse ou de Jacques Rancière, on comprend qu’il rêve encore à sa manière au socialisme. Il n’est pas en paix avec le capitalisme, mais qui peut sérieusement l’être absolument aujourd’hui ? D’autant que c’est aujourd’hui, alors qu’il est devenu tout-puissant, qu’il faut réapprendre à le critiquer dans ses nombreuses facettes.

Alain Deneault a signé là un essai en forme de pamphlet, qui est quelquefois outrancier, mais qui n’est pas sans mérite. On lira ce livre avec intérêt. Même si l’auteur puise et puise encore dans la gauche la plus radicale et souvent, la plus éculée, il parvient à multiplier les observations pertinentes et même brillantes sur l’étrange monde dans lequel nous vivons. Certes, il prend tout de haut, de très haut, de trop haut, il surplombe les médiocres qu’il conspue et il se rend pour cela souvent exaspérant, à la manière de l’homme qui a tout compris ce que les mortels devinent à peine. Il n’en désigne pas moins de vrais travers qui méritent d’être dénoncés.

Mathieu Bock-Côté