Amadou Sadjo Barry. Diversité culturelle et immigration

Amadou Sadjo Barry
Diversité culturelle et immigration. Des identités-passerelles pour faire société
Édition XYZ, Collection Réparation, 2023, 144 pages

À l’heure où l’immigration et ses conséquences pour les sociétés occidentales prennent une place plus importante que jamais dans le débat public, le multiculturalisme reçoit une critique très forte pour son modèle d’intégration. En réaction, les tenants du multiculturalisme ont tendance à disqualifier leurs adversaires en les taguant d’extrême droite. Le dialogue devrait rompre avec des tendances jugées inadmissibles en société pour laisser place au seul discours légitime de l’ouverture complète des frontières.

Amadou Sadjo Barry, bien qu’il fasse partie de cette tendance, entend tout de même faire un effort de modération, du moins c’est ce qu’il prétend. Le professeur en philosophie au Cégep de Saint-Hyacinthe et consultant auprès de l’ONU, d’origine guinéenne, souhaite réfléchir sur le rapport des nouveaux arrivants à leur terre d’accueil qu’est le Québec. Ne rejetant pas d’emblée toute prétention des Québécois à maintenir leur culture, il tente de réfléchir à la façon dont cette culture peut se maintenir dans le temps tout en incluant les apports des nouveaux arrivants. Cependant, la teneur générale du livre le mènera bien plus souvent à un appel à l’effacement du Québec historique au profit de la nouvelle société métissée, prétendument inévitable. Voyons ce qu’il en est.

Dans le premier chapitre portant sur « le choc des revendications identitaires », l’auteur y va tout de suite d’un raccourci en parlant des minorités comme d’un bloc monolithique qui s’opposerait nécessairement aux vues de la majorité. Il dit par exemple que :

[…] c’est justement ce primat de la culture du groupe majoritaire et des politiques visant à en faire un lieu de convergence que contestent les minorités en exigeant la reconnaissance et le respect de leur différence. […] Ainsi, contre toute perspective assimilationniste, ils entendent revendiquer une citoyenneté différenciée » (p. 24).

L’auteur est-il au courant que bien des nouveaux arrivants souhaitent s’intégrer culturellement à leur société d’accueil, et non revendiquer à tout prix leur droit à la différence ? Il est difficile de voir en quoi le tissu social peut se maintenir longtemps en prônant une « citoyenneté différenciée ». Peu après, Amadou Sadjo Barry parle de « l’identité blanche » et de son « rapport avec l’histoire de l’esclavage », affirmant que nous sommes tous « des héritiers de dominations historiques ». On notera que tout le long du livre, il ne sera pratiquement jamais question de la singularité de l’histoire québécoise, comme si les Québécois avaient historiquement contribué à la pratique de l’esclavage au même titre que les Américains. Faut-il rappeler, encore une fois, qu’il n’y a pas une telle chose qu’une identité blanche, excepté chez quelques illuminés ? Jamais l’auteur ne soulève l’histoire de ces Canadiens français assimilés en Nouvelle-Angleterre ou des Cajuns réduits comme peau de chagrin. L’Occident donne à la culture le primat de l’identité, ce qui semble échapper au professeur. L’essai sera par ailleurs tout le long handicapé d’une absence complète de démonstration. Tout se passe comme si l’auteur tenait pour acquis ses préjugés sans qu’il ait besoin d’expliquer quoi que ce soit. Qu’entend l’auteur, par exemple, lorsqu’il parle d’un « nationalisme identitaire », et pourquoi le rejette-t-il ? On ne le sait pas et on ne le saura jamais.

L’auteur manque de clarté lorsque vient le temps de parler de la crise des accommodements raisonnables. Jamais ne le voit-on citer qui que ce soit ou donner le moindre exemple clair lorsqu’il donne son avis. Il affirme par exemple que le « désir de conservation, au Québec ou ailleurs, donne lieu à des processus de différenciation qui isolent le “nous” du “eux” et font du combat pour la primauté du “nous” une cause nationale » (p. 46). Et qui cite-t-il pour parler de cet « isolement » entre le nous et le eux ? Personne, tout comme il ne parlera jamais du modèle d’intégration de la convergence culturelle, comme si ses adversaires étaient seulement des assimilationnistes purs et durs. L’appel à la modération s’accompagne ainsi d’une ignorance et d’une caricature de la position adverse, ce qui, admettons-le, n’est guère surprenant en provenance du camp multiculturaliste.

Dans le deuxième chapitre sur « les antinomies de la différence », Amadou Sadjo Barry affirme candidement qu’il ne voit pas « la nécessité d’insister sur l’avenir du “peuple” québécois ou de mettre en avant les valeurs et la culture québécoise dans les débats sur les accommodements raisonnables et sur la laïcité. » car « sauf à souscrire à une conception absolutiste de l’identité, il n’y a pas de relation structurelle entre l’avenir de l’identité québécoise et l’acceptation ou non des pratiques d’accommodement raisonnable » (p. 50-51). Soulignons ici la mise en guillemets du mot « peuple », comme s’il y avait quelque chose de douteux à parler d’un quelconque peuple québécois, guillemets qui, devinons-le, seraient moins tolérés pour parler d’autres peuples dans le monde. Pour ce qui est du lien entre la laïcité et les valeurs, peut-être échappe-t-il à l’auteur qu’une culture nationale implique nécessairement un certain nombre de valeurs qui peuvent être menacées, comme l’a montré la crise des accommodements raisonnables. Nulle obligation à verser dans la caricature sur la « conception absolutiste de l’identité » ou « une interprétation essentialiste […] de soi » pour comprendre cela.

Attardons-nous à un autre passage révélateur : « C’est une forme de protectionnisme identitaire qui pense pouvoir préserver la culture d’origine de l’influence des autres cultures. L’erreur, bien évidemment, consiste à demeurer dans une conception figée de ce que sont le Québec et les Québécois […] » (p. 56). Qui, au Québec, prône une telle « conception figée » de l’identité ? L’auteur ne cite toujours personne, comme si son opinion allait de soi. C’est ainsi qu’on voit qu’une certaine gauche bien-pensante vit toujours sous une cloche de verre intellectuelle en dehors de laquelle tout adversaire est pris pour un dangereux « identitaire ». Comment donner quelconque crédibilité à un tel propos, s’il ne se fonde que sur des préjugés grossiers ? L’affaire est d’autant plus ironique qu’Amadou Sadjo Barry répète dans la suite du livre son souci d’une « herméneutique de soi », pour valoriser le dialogue et l’ouverture, alors que son livre nous prouve que lui-même est enfermé dans un espace intellectuel franchement rétréci, lui qui admet par ailleurs avoir eu pour lecture 95% de textes en anglais pour ses études doctorales. La générosité intellectuelle n’est pas la vertu de cet auteur, qui laisse quelques références à Mathieu Bock-Côté et Jacques Beauchemin pour résumer sa lecture du nationalisme « identitaire » sans jamais les citer. Il se fait un expert dans l’art de noyer le poisson en répétant son souci d’une actualisation de l’identité des sociétés en fonction des changements démographiques. Un petit détour sur le cas français des bienfaits de la mixité culturelle aurait été bienvenu pour ramener la réalité à l’ordre du jour.

Dans le troisième chapitre, Amadou Sadjo Barry aborde le multiculturalisme et l’interculturalisme. De manière plutôt étrange, il voit dans l’interculturalisme une mise en marge de « la culture et l’identité des minorités autochtones et anglophones » (p. 74), alors que ce modèle d’intégration, selon lui, se concentrerait trop sur la majorité historique francophone. Rappelons que l’interculturalisme adopte bien souvent le même point de vue que le multiculturalisme, alors que la plupart des Québécois et des Canadiens n’arrivent pas à voir la différence entre ces deux approches. Pour l’auteur, la différence apportée par les nouveaux arrivants doit être reconnue institutionnellement, ce que l’interculturalisme ne parviendrait pas à faire, car selon lui, « le Québec est de fait une société multiculturelle » (p. 84). Il suffit donc de jouer avec les mots pour régler les problèmes d’intégration. L’auteur confondrait-il la métropole cosmopolite avec le reste du Québec ? Bien évidemment, ce genre de distinctions n’a encore une fois pas sa place au sein du livre.

Un passage laisse songeur, lorsque l’auteur affirme que dans les débats entourant la laïcité, des « approches exclusives sont privilégiées : Le voile est symbole de la domination de la femme et contre les valeurs québécoises » (p. 92). L’auteur aurait pu nous préciser en quoi, selon lui, l’idée que le voile islamique est un symbole de domination de la femme est une approche exclusive. Qu’en disent ses convictions profondes sur le sujet ? Que pense-t-il de ce fameux voile islamique ? Le lecteur gagnerait à connaître son avis, car son propos nous laisse pour le moins perplexes. L’identité musulmane de l’auteur prendrait-elle tout à coup le dessus sur son identité québécoise ? On voit bien ici que la confluence des identités a ses limites. Difficile de penser une identité en dialogue si l’avenir des droits des femmes est relativisé par des paroles graves affirmées aussi légèrement. Les femmes voilées des banlieues françaises vivent-elles donc une vie épanouie et enrichie par une « herméneutique de soi » ?

Quoiqu’il en soit, c’est dans le quatrième et dernier chapitre que l’auteur aborde sa notion d’identité-passerelle, en donnant notamment des exemples intéressants de discussions auprès de nouveaux arrivants habitant le Québec. Ainsi apprend-on qu’un des étudiants de confession musulmane de l’auteur aurait refusé d’aborder le sujet de l’homosexualité lors d’un travail. Il se serait justifié en ces termes : « Je ne dis pas que je ne suis pas Québécois, mais pour moi, dans le fond, je suis plus un musulman algérien. » (p. 107) Voyons-y une anecdote parmi d’autres. Notons tout de même qu’Amadou Sadjo Barry cite ce cas pour en faire un contre-exemple de sa vision de l’identité. Cependant, sa conception de l’identité passerelle l’amène à affirmer qu’il n’a « pas à choisir entre la Guinée, le Québec, le Canada, l’islam et la philosophie occidentale » (p. 112), comme si l’auteur pouvait se dédouaner de tout conflit de valeurs au profit d’une mixité sous perpétuelle tension. Les choses ne marchent pourtant pas ainsi, comme nous le prouvent chaque jour les conséquences d’une intégration non réussie. L’idéalisme de l’auteur ne passe pas l’épreuve de la réalité.

Par ailleurs, Amadou Sadjo Barry lui-même se rend compte de l’incohérence de cette vue des choses, lui qui en appelle carrément à un « déracinement » (c’est bien le mot qu’il emploie) de la majorité historique francophone pour mieux s’ouvrir aux nouveaux arrivants. Citons l’auteur :

[…] ma conviction est que l’histoire et l’immigration ont déraciné la culture et l’identité québécoise. Ce déracinement ne signifie pas dilution de soi dans le divers, dans un multiculturel de fait, mais réélaboration et réécriture de soi sous l’effet du divers, qui remet/met en relation l’origine canadienne-française et d’autres « origines ». Ce déracinement, c’est l’élargissement de la racine par la proximité grandissante des ailleurs, entraînant l’interpénétration des racines […] Ce déracinement, j’insiste encore, c’est lorsque l’identité territorialisée, le Québécois, prend la forme d’un territoire-monde, d’un territoire des territoires, où le flux relationnel des identités fragilise ou relativise la racine (p. 115-116).

Enfin l’auteur nous révèle un peu plus clairement sa vision des choses. La nation québécoise est donc appelée à se déraciner pour embrasser la nouvelle société multiculturelle. De toute façon, en avons-nous vraiment le choix ? Ayant fait ses petites recherches sur les projections démographiques du Québec, Amadou Sadjo Barry nous dira en conclusion que nous n’avons pas le choix d’accepter le recul du Québec historique sous l’effet de la submersion migratoire. Permettons-nous encore une fois un passage révélateur :

[…] on pourrait penser que dans les prochaines décennies, la population québécoise sera largement majoritaire en immigrants de première ou de deuxième génération et, par conséquent, aucun groupe, même les francophones descendants des Canadiens français, ne pourrait constituer la majorité. […] Le temps viendra où l’Europe et l’Occident ne suffiront plus comme références pour comprendre le peuple québécois et le définir. Ce temps, ce sera celui du grand déracinement auquel notre monde sera confronté (p. 148).

Est-il nécessaire d’en ajouter ? Amadou Sadjo Barry, qui reprendra cette expression de « grand déracinement », consent ainsi à une immigration massive qui a pour conséquence, avouée par son laudateur, un effacement de la culture nationale et civilisationnelle. Il nous faudrait simplement accepter cette fatalité, comme si toute possibilité de réduction des seuils d’immigration était impensable. Nous remercions l’auteur d’être aussi honnête dans l’expression de ses idées. Cela a le mérite de révéler ce que lui et plusieurs autres pensent d’un certain Québec enraciné.

Philippe Lorange
Étudiant à la maîtrise en sociologie – UQAM