Amitié, duperie et mort: de La tête du roi aux Confitures de coings

Titre original: Une longue lutte masquée. Amitié, duperie et mort: de La tête du roi aux Confitures de coings

Sans l’égalité on force toujours l’amitié.
Jacques Ferron, La tête du roi

L’amitié, l’entente cordiale avec le conquérant anglais est une constante et puissante tentation au Canada français. Puisqu’il a fallu s’accommoder au fil des décennies de défaites (Conquête de 1760, Rébellions de 1837-38) et de compromis-concessions politiques plutôt défavorables (Acte d’Union de 1840, AANB de 1867), des discours compensatoires auront émergé (messianisme, vocation agricole), dont celui de la Conquête providentielle et du conquérant anglais bienveillant.

Depuis la publication en 1832 de l’Abrégé de l’histoire du Canada de Joseph-François Perrault (1753-1844) jusqu’au Cours d’histoire du Canada en 8 volumes (1919-1934) de Thomas Chapais (1858-1946), en passant notamment par les manuels publiés par les Frères des écoles chrétiennes (1841 et 1914) et de plusieurs autres, le discours loyaliste (ou bon-ententiste) envers le Régime britannique a en effet soutenu, à la suite de l’archevêque de Québec Joseph-Octave Plessis (1763-1825), que la conquête de la Nouvelle-France fut providentielle en ce qu’elle avait préservé les Canadiens français catholiques des horreurs de la Révolution française (1789) jugée impie en raison du régicide et de son discours républicain et laïque. L’Église appuyait d’autant plus ce discours qu’elle prêchait le respect de l’ordre et de l’autorité. De plus, ce discours loyaliste considérait que le conquérant anglais avait été, sous le Régime militaire (1760-64), magnanime et généreux envers le peuple conquis en lui assurant reconnaissance, protection et soutien. Enfin, le parlementarisme britannique, dont le présumé esprit de compromis des Pères de la Confédération (1867), aurait favorisé la reconnaissance de nos droits sur le plan constitutionnel. À l’opposé, une école dite « nationaliste », incarnée par François-Xavier Garneau (1809-1866) et Lionel Groulx (1878-1967) a remis en question la pertinence de cette lecture en arguant que l’histoire du Canada français était davantage celle de nos luttes et de nos conflits irrésolus avec le conquérant anglais. Sur plus d’un siècle (1832-1945), nos manuels d’histoire témoignent de ces deux mises en récit nationales antagonistes, bien que le discours loyaliste, bon-ententiste, se soit avéré prédominant. On a même rêvé à certains moments d’implanter un manuel unique – valable coast to coast – de l’histoire du Canada1.

Ce loyalisme aura favorisé l’émergence, entre le peuple conquérant et le peuple conquis, d’un discours de la réconciliation, de la bonne entente et de l’amitié. Le Monument Wolfe-Montcalm érigé à Québec en 1828 est apparu en effet comme un acte de réconciliation nationale. Le Monument des Braves érigé en 1863 à Québec pour commémorer la mort des soldats des deux peuples, vainqueurs et vaincus sur les Plaines d’Abraham en 1759-60, est un autre exemple éloquent de cette volonté de réconciliation nationale2. L’appel à la réconciliation fraternelle entre les deux peuples s’est aussi manifesté lors de la crise de la Conscription en 1917 avec le mouvement de la Bonne Entente (qui a donné forme par la suite à l’expression « bon-ententiste »)3.

Le discours loyaliste, bon-ententiste, a connu au XIXe siècle sa traduction dans l’imaginaire. Avec Les anciens Canadiens (1863) – le plus célèbre roman de notre XIXe siècle –, Philippe Aubert de Gaspé (1786-1871) a proposé un récit de refondation nationale où la Conquête de 1760 est décrite à travers le prisme d’une amitié entre un Écossais encanadianisé (Archibald Cameron of Locheill) et le Canadien (Français né au Canada) Jules d’Haberville. Refoulant dans l’ombre l’hostilité et le ressentiment entre les belligérants, le roman invente ce personnage fabuleux de l’Écossais encanadianisé qui, par sa double appartenance au camp des vainqueurs et à celui des vaincus, semble pouvoir résoudre comme par magie tous les conflits et les contradictions résultant de la situation coloniale. À travers lui, le conquérant anglais a en effet le visage bienveillant de l’ami, puisque, forcé d’abord à combattre dans le régiment de montagnards écossais (Highlanders) de l’armée britannique, il se fera ensuite le protecteur de la famille d’Haberville auprès du général Murray. L’amitié d’Archibald et de Jules aura ainsi survécu à la guerre et constitue, avec la bienveillante providence, le nouveau discours fondateur de la réconciliation politique de l’après-Conquête4.

Cette jolie fable de l’amitié entre les vainqueurs et les vaincus aura pour ainsi dire sa traduction en anglais plusieurs décennies plus tard alors que Hugh MacLennan (1907-1990) publie son Two Solitudes en 1945. Le roman est notamment construit sur une légende qui relate l’amitié entre Luke Bergeron et John Yardley, rompant ainsi avec les préjugés de chacune des deux solitudes. À l’analyse cependant, il s’avère que Yardley, marin de la Nouvelle-Écosse devenu agriculteur dans un village canadien-français, est un personnage plutôt invraisemblable, fait sur mesure, comme Archibald Cameron of Locheill, pour dissoudre toutes les difficultés inhérentes à la situation coloniale, au cadre politique institué par la fédération canadienne. L’amitié entre les deux solitudes apparaît de la sorte comme le nouveau fondement de l’unité nationale du Canada. Cette mise en représentation empreinte de bons sentiments – l’amitié étant indissociable de la tolérance et de l’égalité – a néanmoins pour effet de gommer la scène du politique en tant que lieu de l’assomption du conflit, de la délibération et de la question de la reconnaissance5.

Une scène de vérité

Le discours de la bonne entente entre les deux solitudes est donc un enjeu important de notre histoire, de notre rapport au pouvoir. Cela n’aura pas échappé à Jacques Ferron qui, dans quelques-uns de ses récits – La nuit (1965) ou Les confitures de coings (1972), La Charrette (1968) –, s’est plu à mettre en scène un certain Frank Archibald Campbell, Anglo-Québécois d’ascendance écossaise en qui on a reconnu une transposition de Frank R. Scott (1899-1985), professeur de droit à l’Université McGill et militant de gauche que Ferron a croisé alors que tous deux militaient au PSD (Parti Social Démocratique, filiale québécoise de la Cooperative Commonwealth Federation) au milieu des années cinquante. Ferron relate d’ailleurs dans l’une de ses « escarmouches » – Adieu au PSD (1960) – sa rupture avec ce parti suite au refus de ses membres, dont Frank R. Scott, d’adopter une résolution qu’il avait déposée visant à reconnaître le droit à l’autodétermination du Canada français: « Que la constitution canadienne soit amendée pour permettre à la nation canadienne-française dans les limites de l’État québécois de se gouverner comme elle l’entend6. » Il semble bien que cet épisode ait constitué pour lui une scène de vérité où s’est révélée – malgré tous les beaux discours prônant l’égalité, la bonne entente et la réconciliation nationale –, l’indépassable, parce que non résolue, relation de pouvoir qui pèse sur les deux solitudes. Et Ferron d’ironiser sur tous ces militants de la Cooperative Commonwealth Federation (CCF) qui, soucieux de reconnaître, au nom du Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, les nombreuses injustices qui sévissent dans le monde, demeurent cependant incapables de reconnaître la légitime volonté d’autodétermination du Québec. « La belle âme du pharisien » réside ainsi, selon Ferron, dans le fait de se draper dans ces principes (Droits des peuples, Droits de l’homme) pour mieux camoufler sa propre domination sur le plan national7. L’humaniste socialiste qui se réclame de ces principes porte un masque – tout en se donnant bonne conscience et en dupant le minoritaire canadien-français (et autochtone…) – par lequel il s’évite de remettre en cause sa domination sur le pays.

Le discours de Ferron sur le droit à l’autodétermination du Québec s’inscrit en fait dans le prolongement d’une prise de conscience qui s’était déjà manifestée dans sa pièce de 1958, Les grands soleils. La pièce, remontée au TNM en 1968, rend manifeste en effet l’engagement de Ferron pour l’avènement de l’indépendance nationale. Il s’agit d’une pièce qui met en scène – à partir de la Rébellion des Patriotes en 1837-38 et, en particulier de la bataille de Saint-Eustache dirigée par le docteur Jean-Olivier Chénier (1806-1837) – l’événement fondateur du Canada français8. Or, la pièce, superposant ce passé (1837) et le présent (1958-1968), n’est pas que le rappel de cet événement, mais constitue en elle-même un acte commémoratif, fondateur de la nation, qui se déroule au pied du monument Chénier au square Viger de Montréal. La mort de Chénier, la défaite des Patriotes, sont, par le travail du temps et la parole mémorielle, transformées en monument et en victoire, comme le déclare Mithridate: « Il en a fallu de la patience aux générations, de la ruse, des détours, de l’obstination, du courage, pour mûrir une défaite et la transformer en victoire9. » (GS, 539) La monumentalisation de la mort est de la sorte reconnue comme principe de fondation des collectivités, ainsi que le suggère Sauvageau: « Ils [les Patriotes morts] pourriraient cent trente ans que cela ne changerait rien. Ayez confiance: on peut tromper les vivants, on ne trahit pas les morts: ce sont eux qui font les mondes10. » (GS, 498) Le monument, dûment reconnu et gardien du lien national, permet ainsi aux morts de reposer en paix11.

C’est d’ailleurs du point de vue de cette anthropologie du politique où la mort monumentalisée – comme celle du Christ – est un événement fondateur que Ferron juge, dans « Le Gibet » (janvier 1960), l’engagement de Frank Scott contre la peine capitale: « Le professeur Scott est contre la peine de mort, je le comprends: Le Chevalier de Lorimier est pendu au-dessus de sa tête. […] Le professeur Scott est anglais, nous sommes français. Il voudrait dépendre de Lorimier et Riel. Nous lui disons: non12. » Cela pend en effet au-dessus de sa tête comme une violence qui le hante, comme la part obscure, refoulée sur laquelle se fonde son pouvoir. Ces pendus ne sont-ils pas tout aussi menaçants pour lui dès lors que, devenus monuments, ils nourrissent la conscience, et donc la lutte, historique et nationale du Canada français? Ferron se plaît à rappeler que l’ordre britannique, puis canadien, s’est aussi édifié sur ces condamnations à mort, et que cette violence est réversible puisque, si elle a d’abord servi à maintenir le pouvoir anglais, elle se retourne cependant contre lui lorsqu’elle se trouve réappropriée, sur le mode monumental (récits, mémoires, monuments) par celui qui l’a subie.

On constate que, dans ce texte publié en janvier 1960, et donc avant sa démission du PSD le 3 avril 1960 suite au dépôt de sa résolution sur l’autodétermination du Québec, Ferron considère déjà Frank Scott comme un personnage qui porte le masque de l’humanisme socialiste, de la belle âme, pour mieux cacher son vrai visage. On peut même se demander si, en déposant sa résolution, Ferron n’a pas plutôt forcé le jeu afin de le démasquer. On peut d’ailleurs considérer que la prise de conscience de Ferron à propos de la duplicité de l’homme de gauche canadien-anglais est même antérieure à ces années puisque dès 1947 il avait pu observer des tensions entre les deux solitudes au sein du Parti communiste du Canada comme il le confie à Jean Marcel dans une lettre du 25 octobre 1969: « Le PC, dirigé de Toronto, avait pour slogan à Montréal: socialisme d’abord, autodétermination ensuite. Slogan qui créait malaise, opposition, éviction des opposants […]. Ma sympathie allait aux excommuniés […]13. » Il y a donc lieu de s’interroger sur la pertinence d’évoquer l’amitié en parlant du rapport entre Scott et Ferron, celui-ci ayant très vite perçu que sans l’égalité, l’amitié – même marquée par l’ambivalence – n’est guère possible14.

L’Entente cordiale de la Tête du roi

Cette impossible amitié, Ferron la met d’ailleurs en scène en 1963 dans sa pièce, La tête du roi. Le roi est, en l’occurrence, Édouard VII (1841-1910), Roi d’Angleterre (et du Dominion du Canada) de 1901 à 1910. Francophile, il est notamment connu comme l’un des artisans de l’Entente cordiale signée entre l’Angleterre et la France en 1904, surnommé pour cela le « Pacificateur » (Peacemaker). Un monument, œuvre de Louis-Philippe Hébert (1850-1917), fut érigé en son honneur au square Phillips de Montréal en 1914. Trois des quatre allégories qui entourent son monument illustrent son talent de « pacificateur »: du côté sud, il apparaît comme un homme ayant rompu une chaîne, libre par son refus de persécuter la religion catholique comme l’exigeait le serment à prononcer lors de son couronnement; du côté nord, se trouve une femme brandissant un rameau d’olivier, symbole de paix; le côté ouest, enfin, évoque la bonne entente entre les peuples du Canada (personnifiée par quatre femmes qui s’entrelacent et se tiennent la main): Anglais, Écossais, Irlandais et Français. La composition de cette allégorie montre cependant que l’Angleterre est à la fois au sommet et au centre, flanquée de l’Irlande et de l’Écosse, avec, un peu plus bas, sinon à ses pieds, la France. Ce monument est donc édifié non seulement à la gloire de l’Empire britannique dont fait partie le Canada, mais aussi à la promotion de l’Entente cordiale entre le Canada anglais (Anglais, Écossais, Irlandais) et le Canada français15.

À l’ouverture de la pièce, on apprend que Simon – fils aîné du procureur du Roi, fervent patriote favorable à l’émancipation nationale du Québec – a décapité la statue de George VII et que son jeune frère, Pierre, loyaliste et poète qui fréquente le bar L’Entente cordiale, a trouvé et ramené la tête à la maison de leur père. Pierre, qui ne sait pas que Simon a commis ce geste, constate au matin, à la manière d’une première démystification du pouvoir: « Elle est vide, elle est étrangement vide! Majesté, on ne l’aurait pas dit! Vous régniez sur le monde entier16. » (TR, 79) Ce tableau de famille montre à la fois l’assujettissement et la collaboration du père-procureur à l’ordre établi fédéral (non sans ambivalence cependant puisqu’il se reconnaît dans ses deux fils), de même que, sur le plan politique, la division des fils dont l’un est patriote et l’autre non seulement loyaliste, mais poète, universaliste (autant dire en ce contexte anti-nationaliste), cultivant une amitié avec Scott Ewen, jeune canadien anglais parfaitement bilingue.

La confrontation entre Simon et Scott vers la fin de la pièce s’avère une dénonciation de l’Entente cordiale, comme le déclare Simon dans cette réplique où il affirme ne pas être dupe de la domination exercée par le Canada anglais17. L’enjeu de la pièce est notamment de mettre au jour que le bon-ententisme est une duperie qui a aussi pour effet d’engendrer un monde fait de fourberies, de duplicité, auquel le Canadien français, avec plus ou moins de bonne ou de mauvaise foi selon les cas, adhère, soit pour les honneurs et les avantages financiers, soit par souci de perdurer en attendant des jours meilleurs. Ce régime – inhérent à cette version de la sujétion politique – conduit non pas simplement à une résistance passive, mais tout compte fait à une illusion délétère dans laquelle se trouve piégé le Canadien français. De là l’importance de retrouver le sens de la confrontation, du conflit, de la trahison envers l’ordre canadien, comme le père-procureur invite son fils Simon à le faire, non sans une ironie grinçante: « Fini le temps de la fourberie! Si tu bafoues la majesté du roi [par décapitation de sa statue], tu ne tailles pas l’ongle du pied. Ne cherche pas à remettre ton soulier: tu as déclaré la guerre à la loi. Tu n’es plus fourbe, mais tu es un bandit. Avoue donc que tu as trahi! […] Par ton aveu nous ne le sommes plus [des cons]. Elle est finie, la litanie coloniale, ornementale et britannique. […] Alors ne recommence pas à jouer les innocents, laisse éclater ta haine, sois coupable, sois laid! » (TR, 114) L’état de duplicité conduit en effet à une résistance équivoque, ambiguë, en ce que celui qui résiste ainsi risque de s’égarer dans une attente mortifère en croyant duper celui qui détient le pouvoir politique; il risque aussi de s’abîmer dans l’irréalisme, un monde fait de résignations, de fuites et d’illusions.

Assumer ouvertement le conflit sur le plan national permet en somme de reprendre contact avec le réel, c’est-à-dire d’entrer de plain-pied dans la sphère du politique comme lieu du combat pour la reconnaissance, condition de l’entrée de la nation dans l’histoire. Il s’agit alors de rompre – « sois laid! » – avec les bons sentiments du bon-ententisme, lequel n’est que le masque retors d’une domination qui ne s’avoue pas. À la fin de la pièce, le père-procureur en vient, malgré son statut, à considérer la nécessité d’un affranchissement national: « Il ne faut pas confondre les époques et mettre l’Entente cordiale au milieu de la guerre de Cent Ans. Là aussi il faut commencer par le commencement. Sans l’égalité on force toujours l’amitié. » (TR, 152) L’Entente cordiale ne peut en effet avoir lieu qu’entre deux nations pleinement souveraines, égales sur le plan politique. Sinon, elle n’est plus qu’une illusion au service de la nation dominante. La pendaison de Louis Riel en 1885, dont la mémoire est à plusieurs reprises convoquée par Taque, le personnage de vieil aventurier à la retraite, rappelle la violence de l’État canadien, son déni de reconnaissance envers le peuple métis franco-catholique de l’Ouest canadien. Riel, le pendu, hante de sa présence spectrale cette pièce dénonçant l’entente cordiale présumée, laquelle tiendrait lieu de politique entre les deux nations. D’ailleurs, comme le déclare Simon à Scott Ewen, « […] le véritable enjeu de la lutte est l’honneur de l’homme, qui ne peut se concevoir dans l’abaissement d’un peuple au profit d’un autre. » (TR, 143)

Un combat contre le Frank Archibald Campbell des Confitures de coings

Suite à la Crise d’octobre en 1970, Jacques Ferron a proposé une nouvelle version de La Nuit sous le titre Les Confitures de coings (1972). Dans l’Appendice aux Confitures de coings ou Le congédiement de Frank Archibald Campbell, il s’en explique en évoquant notamment l’appui donné par Frank Scott – reconnu en particulier pour sa défense des droits civils – à la Loi sur les mesures de guerre (qui suspendait notamment les libertés civiles) imposée par le gouvernement Trudeau en 197018. Considérant ce qu’il a pu écrire dans « Le Gibet » (janvier 1960) et « Adieu au PSD » (été 1960) où Frank Scott est décrit comme un hypocrite qui refuse de reconnaître le droit à l’autodétermination du Québec tout en portant le masque de la belle âme de l’humaniste socialiste, ce congédiement n’a rien de bien nouveau. Cela ne fait plutôt que s’ajouter au discours où il dénonce les effets pernicieux de la duperie que constitue, en ce pays, l’appel à la bonne entente. L’auteur de Cotnoir le considère en définitive comme un « ridicule épouvantail à corneilles ». Il décrit ainsi Frank Scott en des termes qui sont loin d’être élogieux envers un soi-disant « ami ». Or, lorsqu’il affirme avoir parlé de Scott avec « révérence et une sorte d’amitié », il nous faut sans doute avoir à l’esprit que cela est bien relatif considérant qu’il s’agit tout de même – et dès la publication de La Nuit en 1965 – du récit de l’empoisonnement, de la mise à mort, de Frank Archibald Campbell. Sur fond de règlement de compte, la « révérence » et la « sorte d’amitié » ne sont pas des termes sans ambiguïtés. Ce propos apparaît plutôt, considérant les discours sur Scott évoqués plus haut, comme une forme de politesse à laquelle se mêle de l’ironie, et donc, de la distance. Certains diraient peut-être qu’il s’agit là d’un cordial mépris. Au masque de l’amitié fourbe, Ferron oppose celui de la politesse, derrière lequel il prépare sa riposte19.

Au premier abord, le personnage de Frank Archibald Campbell, inspiré de Frank Scott, est décrit dans les Confitures de coings comme celui qui porte plusieurs masques; à l’inconnu au téléphone qui demande à parler à Frank, François Ménard répond: « Le prophète? Le géant? Le représentant des Rhodésiens montréalais? Le policier légiste? Des Frank, nous en avons tant et plus, comme vous voyez. […] J’oubliais: nous avons aussi un pseudo-politicologue, une doublure peut-être du policier légiste. » (CC, 24)

Considérant les écrits de Ferron sur Scott, on reconnaît là les divers masques d’un même personnage. Cela étant, le récit des Confitures de coings le décrit surtout comme un « policier légiste » (CC, 24) ou un chef de police (CC, 57-58), et non comme un ami. Frank est plutôt celui avec lequel François Ménard, employé de banque, cherche à régler ses comptes depuis que ce chef de police a ordonné, une vingtaine d’année plus tôt, son arrestation, qui fut brutale, lors d’une manifestation de communistes à laquelle il participait sur le boulevard Saint-Laurent à Montréal20. S’ensuit un procès au terme duquel, après avoir renié son engagement communiste, le juge le libère en le déclarant « Coupable, avec sentence suspendue. » (CC, 72)

Pris de vertige devant son propre reniement et cette sentence, François Ménard quitte le Palais de justice avec le sentiment d’être devenu étranger à lui-même: « Je sortis du Palais comme un immigrant de la gare Windsor. […] Il y avait un va-et-vient fou, ce matin-là, une cohue de fin des temps. On se bousculait forcément. Je n’arrêtais pas de dire: “Sorry, sir” à mes nouveaux concitoyens, tous des Anglais. » (CC, 73-74) Le reniement a dès lors pour conséquence de le déposséder, de faire de lui un immigrant parmi les immigrants, de le soumettre à la langue dominante, l’anglais. Cela le conduit à vouloir se défaire de son âme meurtrie: « Quant à mon âme, je l’aurais volontiers donnée à piétiner. Frank m’en empêcha, la ramassant et la mettant dans sa poche. » (CC, 74)

Tel est le vrai visage de Frank Archibald Campbell, ainsi que François Ménard le reconnaît vingt ans plus tard: « […] l’artisan habile et le témoin malicieux de mon reniement. » (CC, 64) Ce passage dresse le portrait d’un Frank rusé, capable de fabriquer un piège pour amener Ménard à se renier tout en prenant un malin plaisir à le voir en souffrir. Depuis lors, aliéné en partie à Frank, à qui il doit notamment sa carrière à la banque et sa prospérité, François considère avoir perdu son âme: « Au fond, même bien payé, je n’étais plus, du moins comme homme public, que le simulacre anglais de moi-même. Mon âme restait nue dans la poche de Frank Archibald Campbell, à peu près oubliée, gardant quand même sur moi quelque attraction […] ». (CC, 64)

Ce que François Ménard perd en perdant son âme est la dignité qui repose sur la liberté d’agir en son nom. En perdant son âme, il se trouve assujetti à l’autre, lui qui se considère alors comme un « simulacre anglais », basculant ainsi dans un monde où règne en effet la mascarade21. Frank a simplement ramassé l’âme de François et non pas conclu avec lui, pareil en cela à Méphistophélès, un échange, un pacte (vendre son âme au diable en échange d’un bien terrestre). François Ménard considère plutôt qu’il « […] la détenait comme un objet prêté ou volé, sans titre de possession. » (CC, 65) Ayant pour ainsi dire survécu en prenant appui sur l’âme de son épouse Marguerite, François aura redonné avec les années un peu de vie à son âme, de sorte que Frank est alors prêt « […] à en payer le prix pour pouvoir la garder à bon droit et [l’]empêcher d’en reprendre possession. » (CC, 65) C’est d’ailleurs pour « régulariser l’affaire » (CC, 64) que Frank lui téléphone en pleine nuit depuis quelques années déjà. Il apparaît donc évident que Frank, l’Anglo-Écossais, n’est pas un ami bienveillant, mais un personnage qui cherche à dominer François Ménard, le Québécois.

Que Frank Archibald Campbell soit d’ascendance écossaise a son importance considérant qu’à ce titre il appartient à l’ethnie qui a dirigé en grande partie et pendant longtemps le développement économique et politique du Canada22. Ainsi, lorsque Frank cite un poème de son père, archidiacre de l’Église d’Angleterre à Québec, François se dit en lui-même: « Il les savait donc tous par cœur, les poèmes de son vénérable père! Bien commode, l’imbécile! Oui, n’est-ce pas, pour montrer qu’au-dessus de leur finance et leur police les bons Écossais entretiennent des jardins suspendus… » (CC, 79) La poésie de l’archidiacre Écossais lui apparaît comme une fuite dans un monde paradisiaque, lieu sublimé de l’harmonie, du bien-être et de la paix, masquant les inégalités et les conflits inhérents à la pratique et au maintien du pouvoir. Cette suave poésie n’est qu’un autre masque derrière lequel se cache le vrai visage de Frank, le Scotch Canadian23.

Depuis qu’il a perdu son âme et que le juge l’a déclaré « coupable avec sentence suspendue », la vie de François Ménard est en elle-même suspendue. Enlisé dans le reniement, la dépossession, l’impuissance, il mène en somme une vie de mort-vivant sous les dehors d’un banlieusard tranquille et prospère. Son existence s’en trouve d’une certaine façon frappée d’irréalité, et son esprit, en proie aux illusions et autres faux-fuyants de l’imaginaire. Englué dans cette vie mortifère, n’est-il pas dans l’attente d’un événement, d’une scène ou d’une parole qui pourrait le libérer, l’arracher à sa torpeur?

Or, le coup de téléphone qui retentit dans la nuit ouvre justement le récit sur l’appel à rejouer la scène où l’âme fut perdue, à « régulariser l’affaire ». À cet inconnu au bout du fil qui demande à parler à Frank, François Ménard répond, pour s’amuser aux dépens de celui qu’il imagine être un mauvais plaisant, que Frank est mort, qu’il l’a empoisonné. En parlant ainsi, il prend néanmoins conscience que d’une certaine façon il parle vrai: « Je compris que toutes mes facéties formaient un langage chiffré et que je m’étais servi d’elles pour lancer un message, presque un SOS qui disait que j’étais disponible et prêt à tout. » (CC, 31) Il parle vrai, non pas sur un plan factuel, mais sur celui du désir. Le désir et la fiction qu’il engendre ordonnent et précèdent ainsi le réel puisque, en effet, Frank décèdera plus tard en mangeant des confitures de coings empoisonnées. À cette parole apparemment facétieuse et sans conséquence, l’inconnu – qui est Frank lui-même – le rappelle plus tard dans la nuit pour lui donner rendez-vous au 46 rue Saint-Vincent dans le Vieux-Montréal en ajoutant: « Surtout, n’oubliez pas d’apporter mon cadavre! » (CC, 32) Frank ne manque certes pas d’humour non plus, d’autant que cette adresse est celle de la morgue.

Ainsi s’ouvre le récit et le monde de la nuit où apparaît ce que refoulent le jour et ses lois. Basculant dans le monde de la nuit, François Ménard se rend au rendez-vous en apportant un pot de confitures de coings – spécialité de son épouse –, faute d’avoir, dit-il, l’urne qui pourrait contenir les cendres de Frank Archibald Campbell. Bien que le ton soit à la facétie, les confitures vont néanmoins être mortelles pour Frank qui, selon la fantaisie ferronienne, ont été empoisonnées par le chat Barbotte pissant sur les cognassiers. Après avoir remis à Frank le pot de confitures, tous deux s’en vont à l’Alcazar, un bar où Frank a ses habitudes. Frank reçoit avec joie la confiture qui lui rappelle son enfance à Québec: « Je la mangeais lentement; j’y grignotais plutôt; elle avait un arrière-goût de liberté française qui n’en finissait pas et dont je faisais mon délice. » (CC, 78) Si François trouve Frank « plutôt sympathique » (CC, 61), ce n’est que lorsqu’il peut l’associer à ce souvenir d’enfance. Un autre visage de Frank se dessine alors: bien qu’ayant grandi à Québec au sein d’une famille anglicane, il est né comme François à Louiseville où l’on trouvait autrefois une communauté écossaise. Frank relate que son père fut « quelque peu parrain [du] débaptême » (CC, 83) de Rivière-du-Loup-en-haut, trop français à son goût, afin d’imposer le nom de Louiseville en l’honneur de la princesse Louise (sixième enfant de la Reine Victoria) et de l’Empire britannique. Ce changement de nom ne repose pas, à l’évidence, sur une bonne entente, mais bien sur une appropriation symbolique des lieux, laquelle révèle l’inégalité et le conflit qui déterminent les rapports entre le Canadien anglais (en l’occurrence, le Scotch Canadian) et le Canadien français. Les Écossais ont cependant quitté les lieux depuis longtemps, laissant leurs « mitaines » et leurs cimetières à l’abandon24. François Ménard se souvient de créatures fantastiques, les Tarlanes, « de grands bipèdes à tête chevaline » (CC, 85) qui hantaient ces lieux et surgissaient la nuit pour l’effrayer et l’empêcher d’y commettre des actes de profanation. Le Tarlane est en somme le gardien du tombeau-mémoire, du tombeau-monument par lequel une communauté trouve à s’enraciner dans l’histoire; il veille ainsi sur les morts pour qu’ils reposent en paix. Cette fable aux accents mythologiques rappelle d’abord le fait qu’une communauté peut disparaître, ce qui n’est pas sans évoquer le statut précaire du Canada français et, par conséquent, la nécessité de lutter pour que soit assurée son existence. Elle évoque aussi l’existence de luttes entre deux communautés ethno-confessionnelles, soulignant le fait que l’ordinaire de leur rapport n’est pas tant, selon les époques et les circonstances, l’amitié, que le conflit plus ou moins assumé, déclaré ou larvé.

Après sa conversation avec Frank, François quitte l’Alcazar pour se rendre dans un bordel de la rue Stanley en compagnie de Barbara, la prostituée. L’expérience de la chair ne sera pas ici damnation, mais une forme de rédemption pour François Ménard qui y trouve non seulement un « commencement d’extase » (CC, 100), mais son « […] âme, ce passeport de la mort, crucifié à [lui]-même au milieu d’un pays déjà fictif. » (CC, 98) Contre la vie de mort-vivant due à son aliénation, la vie et la mort véritables lui sont de nouveau accessibles, représentables, dès lors qu’il retrouve son âme, qu’il porte comme un crucifix, insigne du sacré élevé contre le pays des illusions, de la fausse mort. À Alfredo Carone, le chauffeur de taxi qui considère que la nuit est un « marché de dupes » (CC, 100), François Ménard répond: « La nuit, Monsieur, c’est la méditation du jour et le monde qui redevient sacré. » (CC, 101) Surmontant le vertige d’un pays dominé par la mascarade, la duperie, il retrouve, dans cette nuit initiatique, la scène du sacré comme lieu de la mise en ordre du monde, là où l’opposition du vrai et du faux, de la vie et de la mort, constituent le fondement de la parole, de l’existence. Lorsque cependant la mort envahit la vie, fait du sujet un mort-vivant, la vie, comme la mort, deviennent expériences de la fausse vie, de la fausse mort25.

Poursuivant dans cette voie où le sacré est pour ainsi dire une scène d’exorcisme contre la possession ou l’aliénation qui le fait mort-vivant, François se remémore ensuite le moment où il a quitté Barbara. Elle lui faisait alors un signe d’adieu « […] tenant de la main droite son peignoir sur sa peau d’Ursuline, pendant que de la gauche, l’index et le majeur dressés, les autres doigts réunis, peut-être un peu crispés, […] elle me [fait] ses adieux […] » (CC, 102), en présence de son maquereau. Ce geste de la prostituée ressemble à une bénédiction et suggère le renversement d’un certain discours associé à la piété, sinon à la liturgie chrétienne si on considère que Barbara est à sa façon une prêtresse. Et c’est sur cette « inoubliable apparition » (CC, 102) que « les portes de la nuit se referm[ent]. » (CC, 102) En retrouvant son âme, François retrouve sa lucidité, ce qui met fin à la nuit-duperie, à sa vie de mort-vivant, au règne de la fausse mort. En refermant les portes de la nuit, il retrouve le souvenir de la mort de sa mère « cadette » qui, par contraste, évoque la mort réelle, dont il porte le deuil depuis son enfance, et qu’il peut enfin mener à terme par l’entremise de Barbara avec laquelle la mère se confond: « […] et voilà qu’elle [la mère cadette] était réapparue au palier de l’étage que je croyais à jamais désenchanté, pour faire ses adieux de vivante façon, ô ma mère cadette retrouvée, sauvée de la mort […]. » (CC, 103) Elle est en effet « sauvée de la mort » en ce que, bien que morte, elle est enfin associée au désir, source de vie. De cette façon, la mère cadette est aussi libérée de la fausse mort, de même que son fils François qui pâtissait de ce deuil inaccompli.

Les portes de la nuit étant refermées, François (ayant récupéré son âme) retourne à l’Alcazar afin d’y retrouver Frank qu’il ne considère plus dès lors que comme un « épouvantail », et non comme un être au pouvoir malicieux: « Il était tout simplement ridicule, le pauvre; je tenais cependant à rester poli; après tout, j’étais son invité. » (CC, 104) Frank lui apparaît endormi, tandis qu’il entend à plusieurs reprises le « cri de l’engoulevent lugubre » (CC, 103), cet oiseau de nuit dont Frank a pu dire à François lors de leur rencontre devant la morgue: « Arrêtez et sachez le cri de la nuit, le seul qui soit vrai, le seul qui me touche le cœur. » (CC, 38) Dans cette nuit de duperies dont Frank se croyait le maître, l’engoulevent, l’oiseau de la mort, son cri, demeure le signe de vérité qui échappe à la mascarade26. François se souvient alors, sans trop comprendre, que Frank considérait ce cri comme « infiniment poétique » (CC, 105): « Je ne pouvais pas savoir ce que cet étranger pensait, cet étranger amical, pourtant mon ennemi. Au terme d’une longue lutte masquée, croyait-il encore en mon ressentiment? » (CC, 106) Ce passage, qui correspond à la fin du chapitre 6, est un ajout par rapport à La Nuit. Il rend plus explicite le fait que le rapport à Frank n’est pas intime et confiant comme il le serait avec un ami. Le rapport soi-disant amical est bien plutôt distant ainsi qu’il peut l’être avec un « étranger », voire un « ennemi ». La « longue lutte masquée » est terminée dans la mesure où se trouvent désormais assumés ouvertement le conflit et la désignation de l’ennemi.

S’il le croit d’abord endormi sur sa table à l’Alcazar, François constate cependant que Frank est mort, empoisonné par les confitures de coings. Or, cette mort a quelque chose de l’ordre du sacré, voire du sacrificiel, considérant que François attribue l’empoisonnement au chat Barbotte qu’il avait surnommé le Christ-chat: « Ce matou est peut-être le Christ. Regarde sa face balafrée, ses cicatrices, le sang de sa dernière blessure; il règne encore sur les siens, mais il mourra bientôt pour leur salut. » (CC, 38) Au moment de remettre le pot à Frank, il avait souhaité que de « […] sa pisse corrosive et sacrée il eût empoisonné les confitures. » (CC, 75) De même que la prostituée Barbara était associée à la Sainte Vierge (CC, 101), le rapport entre François et Frank emprunte, en la profanant, à la symbolique chrétienne sans invalider cependant – paradoxe merveilleux de ce renversement – l’incidence rituelle, performative, de la parole blasphématoire sur le cours de l’histoire. Le blasphème est bien plutôt la parole désormais effective de ce nouveau rituel. C’est là d’ailleurs une caractéristique de l’esthétique du récit ferronien que de recycler, en le renversant, le discours du catholicisme baroque – bien souvent identifié à notre servitude collective – en discours d’émancipation, de subversion. Puisant dans l’héritage catholique du Canada français, Ferron utilise ainsi le discours et les images de ce pouvoir pour le renverser27. Le Christ-chat, dont l’urine est « corrosive et sacrée », s’avère ainsi l’officiant indirect d’une mise à mort salvatrice. La mort du Christ telle que la transmet le récit évangélique suppose en effet un échange symbolique où la mort devient promesse de salut et de vie éternelle. Le poison « sacré » inoculé par le Christ-chat se transforme ainsi en source de vie. En donnant ce pot de confitures à Frank, François Ménard procède dès lors à un échange symbolique où la mort de Frank le libère de sa vie de mort-vivant, de la fausse mort, en opérant un savant exorcisme contre la dépossession. Il échappe ainsi à la nuit – c’est-à-dire au « noir parapluie, le parapluie anglais » (CC, 81) qu’il tient en marchant au-dessus de la tête de Frank –, laquelle nuit se confondait aussi avec le château des illusions à la fois enivrantes et délétères: « Frank m’avait ouvert le château, c’était un piège, il pensait m’y prendre, mais c’est lui qui avait été pris, emporté par la mascarade, le bras traînant, les mains gantées de rouge. » (CC, 116) Pareil au K du célèbre récit de Kafka, François erre d’abord dans un monde où le pouvoir se dérobe sans cesse, restant insaisissable, jusqu’à sa rencontre avec Barbara28.

Dans ce récit qui donne sa part au merveilleux (chrétien renversé), il n’est pas incongru que les confitures ne soient mortelles que pour Frank. Peut-être, peut-on se dire, que ces confitures, ayant eu en son enfance un « goût de liberté française », auront produit avec le temps un effet mortel. On constate aussi que cette mise à mort n’implique pas François Ménard de manière directe, volontaire, puisqu’il déclare: « Maudites confitures! Je ne les aurais pas crues aussi indigestes, même empoisonnées par le Christ-chat. » (CC, 109) Il imagine vaguement l’enquête d’un médecin légiste, puis un procès, histoire de trouver une cause, un coupable. Tout cela demeure cependant indéterminé. De sorte qu’il s’agit plutôt d’une mise à mort sans véritable meurtrier, une forme de crime parfait en vertu de l’intercession du Christ-chat. François Ménard se révèle alors plutôt innocent sur ce plan, bien qu’il ait pu souhaiter, on l’a vu, que l’urine du chat soit « corrosive ». Le récit ne met donc pas en scène une confrontation violente, mais bien un congédiement – pour reprendre le titre de l’Appendice – par la magie d’une fantaisie baroque où, malgré l’impasse de la condition québécoise, l’ironie et la ruse constituent ultimement les seules armes de la confrontation. D’ailleurs, comme le laisse entendre les dernières paroles de Frank écrites dans son carnet, celui-ci ne se considère pas comme la victime d’un meurtre, mais comme celui qui est mort d’avoir été pour ainsi dire à la mauvaise place: « Je suis Tarlane. Adieu. J’ai vécu du mauvais côté du mur. Je demande pitié. » (CC, 118) Frank le Tarlane n’est en effet qu’un gardien de mitaine et de cimetière abandonnés, déjà mort en cela, ayant vécu de l’autre côté du mur où ne règne pas un « goût de liberté française ». S’il demande pitié ou compassion, c’est qu’il a eu le mauvais rôle, celui du mauvais plaisant, du dupeur masqué, comme le souligne François après avoir lu les dernières paroles de Frank: « Mourir sur terre, c’est malsain, la mascarade vous emporte et vous n’y pouvez rien, déjà masqué de rouge et les gants sales [description de Frank empoisonné, étendu sur la table et les bras ballants]. » (CC, 118) Frank aura ainsi succombé à la mascarade dans laquelle l’enfermait l’exercice d’un pouvoir auquel il refusait de renoncer.

En feuilletant le Gotha of the Quebec – carnet appartenant à Frank Archibald Campbell et qui traînait à côté de son cadavre –, François Ménard prend alors connaissance de la nature particulière du pouvoir – la duperie, la fourberie – qui s’exerce au détriment du Québec. Selon Frank, le peuple québécois, est patient et insoumis; en attendant son heure « […] ils s’accommodent de nos lois, sans révérence, dans le but d’en tirer le meilleur parti. Lorsqu’ils proclament leur loyauté, ils tirent un écran et s’amusent derrière: qu’on se contente de la façade faute de l’édifice, quitte à passer pour naïf. » (CC, 117)

Si le Québécois fait preuve de duplicité face au pouvoir tant qu’il peut en tirer quelque avantage, celui qui détient ce pouvoir n’est pas dupe cependant de cette duperie, qui est acquiescement de façade: « […] qu’on les assure qu’ils parlent bien et qu’on les applaudisse. C’est ainsi que nous avons toujours gouverné ce peuple, moins par la force qu’en le prenant à son jeu et à sa fourberie. Plus fourbes que lui, nous l’avons empêché de s’affirmer. » (CC, 117) La duplicité – figure de l’insoumission – apparaît de la sorte comme la manifestation d’une liberté ambiguë et partielle en ce qu’elle laisse intact, malgré tout, l’ordre de cette domination politique. Si la duplicité a ses avantages ponctuels, elle se retourne contre celui qui l’exerce puisque, ce faisant, il se trouve encore en marge de la scène du politique, de la reconnaissance, lieu de l’assomption du conflit, comme le suggère cette phrase du Gotha: « Si l’on éprouve de la sympathie pour eux, par atavisme irlandais, gallois ou écossais, qu’on se dise que la meilleure façon de les aider est encore de chercher à les perdre. » (CC, 117)

La duplicité québécoise – ce jeu de l’accommodement, sinon de la bonne entente – est ainsi un piège assez subtil dans lequel la sujétion prend le masque d’un semblant d’affranchissement et de liberté (comme Ferron le constatait déjà dans la Tête du roi en 1963). En lisant ce Gotha, François Ménard passe alors de l’autre côté du miroir aux alouettes de l’aliénation, de la nuit-duperie, pour considérer enfin, avec lucidité, le pouvoir qui pèse sur lui en tant que Québécois. Par la lecture du carnet secret, Frank se trouve démasqué et le pouvoir montre son vrai visage. Plus loin, dans ce même carnet ou Gotha, Frank juge ainsi la vie de François Ménard (jusqu’à l’épisode de son arrestation et procès) à travers les mots de l’évangéliste Marc (Chapitre XIV, versets 51-52): « Or un jeune homme le suivait, enveloppé d’un drap. On l’arrêta, mais il lâcha le drap et s’enfuit nu. » (CC, 118) Ce passage relate l’arrestation du Christ au jardin des Oliviers, abandonné de tous. Faut-il considérer que François Ménard est ce jeune homme qui, suite à son arrestation et son procès, s’est enfui nu, c’est-à-dire sans son âme? Quoiqu’il en soit, en lisant cet extrait du Gotha, François souligne qu’une « […] telle compréhension dénot[e] plus que de la sympathie, une réelle amitié de la part de cet ennemi. » (CC, 118) Cette marque d’amitié serait celle de Frank envers François, et non l’inverse, lui qui préfère tout de même désigner Frank comme son « ennemi ». Bref, cette amitié présumée n’est en rien réciproque; on peut même considérer qu’elle est dénoncée comme indissociable de son discours de domination.

Bien que François ait retrouvé son âme et qu’il ait vu le visage du pouvoir derrière ses masques, son affranchissement demeure partiel, ambigu. Au bout de la traversée fantastique et initiatique de la nuit, il ne retrouve pas tant son pays libéré enfin de la duperie, que Marguerite, sa fidèle épouse. Son repli dans l’amour conjugal retrouvé, s’accompagne aussi d’une forme de repli sur soi: « Je vivrai désormais à l’abri du monde, au centre de moi-même et au centre de tout […]. » (CC, 113) Un bref instant, dans la douceur du foyer retrouvé, il en vient pourtant à douter de son aventure en partie libératrice: « Ma nuit n’était peut-être qu’un rêve? Je plongeai la main dans ma poche de veston; j’en sortis le carnet de Frank. Je n’avais donc pas rêvé… » (CC, 121) Le Gotha de Frank devient le signe concret qui certifie la traversée de la « longue lutte masquée », rendant irréversible la révélation du pouvoir et de ses pièges. Encore reste-t-il cependant à transmettre le Gotha, à le divulguer aux autres pour en nourrir la conscience nationale.

En a-t-on jamais fini d’ailleurs avec les ruses et les masques de Frank Archibald Campbell, lui qui réapparaît dans La charrette sous le titre éloquent de huissier-bonimenteur? Dans une recension du Canadien français et son double (1972) de Jean Bouthillette, Ferron évoque ainsi son rapport à la figure insidieusement dominante du Canadien anglais: « Je refuse catégoriquement de me l’incorporer et d’en faire mon directeur de conscience pour la bonne raison que je me sens plus guiâble que lui et surtout, surtout parce qu’il n’est pas mangeable »29. L’ironie, la ruse, auront été en effet les armes de prédilection de Ferron, ce maître en diableries et renardises, qui a lutté contre les mystifications et autres sortilèges en ce pays incertain. Frank n’est donc pas tant, comme le suggère son prénom, le double intériorisé de François, que celui avec lequel il aura voulu en découdre.

Épilogue

Le discours bon-ententiste évoqué au début n’a pas disparu avec l’avènement de la Révolution tranquille. Depuis une quarantaine d’années, il s’est maintenu dans plusieurs manuels d’histoire par sa façon, notamment, de donner prééminence à une histoire sociale et citoyenne fondée sur la primauté de la Charte des droits et libertés, au détriment d’une histoire politique du Québec faisant état des luttes et des conflits de la nation québécoise sur la scène canadienne30. On peut également rattacher au discours bon-ententiste les Minutes du Patrimoine de la Fondation Charles R. Bronfman (puis, Fondation Historica à la fin des années 1980) dans la mesure où là encore le récit des luttes et des conflits entre les deux solitudes est soigneusement évité. Le bon-ententisme est aussi bien présent dans Le Canada, une histoire populaire – série conçue et diffusée par la CBC/Radio-Canada en l’an 2000 – où l’on insiste en particulier sur l’esprit de collaboration entre les deux solitudes, tout en laissant dans l’ombre les épisodes conflictuels31. Enfin, ce discours n’a-t-il pas trouvé en John Saul son éminent mythographe? Dans Réflexions d’un frère siamois (1998), Saul considère en effet que l’histoire canadienne est moins celle des conflits politiques, que celle de la réconciliation, de la collaboration, du compromis entre les deux solitudes. Les leaders réformistes de l’époque de l’Acte d’Union (1840), Robert Baldwin (1804-1858) et Louis-Hippolyte LaFontaine (1807-1864) incarneraient, chacun étant animé par un esprit démocrate et humaniste, cette conciliation-réconciliation au nom de laquelle serait alors fondé le Canada32. Cela devait aboutir d’ailleurs à une belle et édifiante amitié entre ces deux frères siamois.

Or, refouler le conflictuel au nom d’un certain humanisme n’est pas sans rappeler le discours d’un Frank Scott que Ferron a pu ironiser en évoquant la belle âme de celui qui, en se cachant sous ce masque, ne peut admettre en définitive la part conflictuelle, sinon la violence qui traverse son histoire, laquelle est en somme incompatible avec le discours de sa supériorité morale33. Parions que s’il avait lu ce livre de John Saul, Jacques Ferron y aurait reconnu un avatar de Frank Scott. C’est dire que notre condition politique n’a guère changé et que persiste en effet, dans ce pays – ce demi pays et ses fragments de pouvoirs –, le discours de la belle âme, suave et séduisant faux-fuyant qui n’en constitue pas moins une arme redoutable.

 

 


1 Voir la Première partie de l’étude de Félix Bouvier et Charles-Philippe Courtois, L’histoire nationale du Québec. Entre bon-ententisme et nationalisme de 1832 à nos jours, Septentrion 2021, p. 31-144.

2 Comme a pu l’analyser Patrice Groulx dans son article, « La commémoration de la bataille de Sainte-Foy. Du discours de la loyauté à la fusion des races » (Revue de l’Amérique française, vol. LV, no. 1, 2001, p. 45-83). Dans son étude, L’histoire spectacle. Le cas du tricentenaire de Québec (traduit par Hélène Paré, Boréal, 2003 [The Art of Nation-Building : Pageantry and Spectacle at Quebec’s Tercentary, University of Toronto Press, 1999), H. V. Nelles rappelle également que cette fête du tricentenaire célébrée en ١٩٠٨ a aussi eu pour discours la réconciliation nationale entre les deux solitudes.

3 Voir l’article de Robert Talbot, « Une réconciliation insaisissable: le mouvement de la bonne entente » (Mens. Revue d’histoire intellectuelle de l’Amérique française, vol. VIII, no. 1, automne 2007, p. 65-125. Traduit par Christian Bérubé).

4 Comme j’ai pu en proposer l’analyse dans mon livre, La paix des Braves. Une lecture politique des Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé, XYZ éditeur, coll. « Documents », ٢٠٠٥.

5 Voir à ce sujet mon étude, Un pays réconcilié. Amitié, harmonie et politique dans Two Solitudes de Hugh MacLennan, Lévesque éditeur, coll. « Réflexion », ٢٠٢١.

6 Jacques Ferron, « Adieu au PSD », Escarmouches, BQ, 1998, p. 25 (repris de la Revue Socialiste, été 1960, no. 4).

7 Comme le dénonce Ferron de manière explicite dans « Adieu au PSD » (BQ, p. 23): « Tous les politiques anglais qui lui [Lord Durham] succèderont jusqu’à Frank Scott inclusivement seront de fieffés hypocrites. À cause de son humanisme j’avais espéré plus de la CCF, je me suis trompé. Le socialisme de nos compatriotes anglais n’est qu’un masque pour continuer la seule politique qu’ils aient jamais eue au Canada; imposer leur domination, catchup on the steak coast to coast. Là-dessus ils ne transigent jamais. Ils sont implacables. Oh! ils ont quand même une belle âme. La belle âme est de leur programme: catchup and belle âme on the steak coast to coast. Seulement c’est la belle âme du pharisien. »

8 Jacques Ferron considère en effet que ce sont les événements de 1837 qui furent l’occasion d’une prise de conscience nationale, et non pas la Conquête de 1760 comme il le déclare à Pierre L’Hérault (Par la porte d’en arrière. Entretiens, Lanctôt éditeur, 1997, p. 127-128).

9 Jacques Ferron, Les grands soleils, dans Théâtre 1, Préparation de l’édition et Introduction de Jean Marcel, Typo/Théâtre, 1990.

10 Dans son chapitre « La fonction funéraire » de sa Critique de la raison politique ou l’inconscient religieux (Gallimard, coll. « Tel », ١٩٨١, p. ٣٧٢-٣٨١), Régis Debray analyse ce rapport entre la mort, le monument et la fondation de la communauté.

11 Mentionnons que le monument Chénier a retrouvé récemment sa place au square Viger le 24 mai 2021. On se souviendra que le monument fut longtemps en péril, menacé par la détérioration, l’abandon et l’oubli, comme a pu en faire état Jean-François Nadeau dans deux articles parus dans Le Devoir du 8 octobre 2020: « Le monument à Chénier menacé par l’oubli »; et, « Le mauvais sort fait au monument Chénier est “inacceptable”, selon Valérie Plante ».

12 Jacques Ferron, « Le gibet », Escarmouches. La longue passe, tome 1, Introduction de Jean Marcel, Leméac, 1975, p. 11-12 (article paru d’abord dans Situations, no. 1, janvier 1960)

13 Lettre citée par Marcel Olscamp dans Le fils du notaire. Jacques Ferron 1921-1949, Fides, 1997, p. 386.

14 Susan Margaret Murphy (Le Canada anglais de Jacques Ferron (1960-1970). Formes, fonctions et représentations, Les Presses de l’Université Laval, 2011) soutient que le rapport de Ferron au Canadien anglais – en particulier à Frank Scott et à sa transposition en Frank Archibald Campbell – est marqué par l’ambivalence, mélange de considération et d’hostilité, comme peut l’être le rapport entre des frères ennemis. Cette hypothèse ne convainc guère considérant que F. Scott est aux yeux de Ferron démasqué, et donc destitué depuis longtemps sous le titre de « belle âme du pharisien ». Si Ferron entretien avec le « Rhodésien de McGill » des relations empreintes de politesse, c’est bien qu’en ce pays incertain il faut aussi « faire avec les moyens du bord » – pour reprendre l’expression de l’honorable Chubby dans Le ciel de Québec (BQ, p. 111) –, c’est-à-dire savoir aussi ruser avec les tenants du pouvoir. Dans sa recension de l’étude de S. M. Murphy, Nicole Gagnon, constate avec pertinence que sa lecture relève en définitive du bon-ententisme (revue @nalyses, vol. 7, no. 3, automne 2012, p. 454-461). La dénonciation de la belle âme de certains Canadiens anglais n’a pas empêché Ferron d’avoir des relations amicales avec quelques autres (John Grube, Ray Ellenwood, Betty Bednarsky) et à entretenir un rapport constant avec la littérature anglaise (Shakespeare, Butler, Eliot), comme a pu l’analyser Ginette Michaud au chapitre, « Lire à l’anglaise » de son livre Ferron post-sriptum (Lanctôt éditeur, coll. « Cahiers Jacques-Ferron », ٢٠٠٥, p. ١١٩-١٧٨).

15 Ce discours, tenu à l’aube de la Première Guerre mondiale (1914-18), ne s’entend-il pas déjà comme la promotion d’une politique de la bonne entente au sein du Canada, en vue, notamment, d’une forte participation des Canadiens, sujets britanniques, à la guerre menée par la Grande-Bretagne? Le conflit à venir entre les deux solitudes sur la Conscription (1917) aura plutôt montré les limites d’un tel discours.

16 Jacques Ferron, La tête du roi, Librairie Déom, 1975 (que l’on cite ici sous le sigle TR, suivi du numéro de page).

17 Voici un extrait de cette confrontation: « SIMON: Une lutte soumise aux conventions de l’adversaire risque fort d’être perdue, cher ami. […] Nous nous y sommes brisés pendant deux siècles. SCOTT: Deux siècles pendant lesquels vous avez plutôt progressé, je trouve. SIMON: À quel prix! D’ailleurs nous avons cessé de progresser; nous ne francisons plus personne. Cela explique notre impatience. Deux siècles de lutte respectueuse, sans violence, dans la soumission de vos lois: ce que nous avons dû vous amuser! Il est juste qu’à mon tour je vous trouve amusant. » (TR, 141)

18 Voici le fameux passage (extrait de Jacques Ferron, Les confitures de coings nouvelle version de La nuit, suivi de L’Appendice aux Confitures de coings ou le Congédiement de Frank Archibald Campbell), L’Hexagone, coll. « Typo/Récits », 1990, p. 125-128 (Édition originale: Parti Pris, ١٩٧٢) : « Il [ce livre] raconte l’empoisonnement de Frank Archibald Campbell, politicologue de McGill, fils de bishop ou d’archidiacre, idéaliste qui se leurre, qui s’est cru réformiste, en avance sur son temps, alors qu’il ne pouvait être par définition, membre d’une minorité dominante, qu’un Rhodésien bien intentionné, plus pernicieux qu’un autre. […] François Ménard avait fort bien dit que Frank Archibald Campbell, ne pouvant se rallier à la majorité du pays, n’avait point d’autre choix alors, lui le fils de l’archidiacre fleuri, du fabricant de poèmes, que de devenir conseiller de police. Cela s’est avéré juste tout dernièrement lorsque, délaissant ses frauduleuses utopies, jetant le masque, il s’est acoquiné sans vergogne à ce pauvre et misérable Pierre Trudeau, fils poisseux de Champlain et des jésuites […]. Alors j’ai regretté que La nuit n’ait été qu’une fiction. Elle le restera mais j’en change le titre pour insister sur le poison. Frank Archibald Campbell dont j’ai beaucoup écrit, mais toujours avec révérence et une sorte d’amitié, non seulement dans La nuit, mais aussi dans La charette et Le ciel de Québec, n’est plus pour moi qu’un ridicule épouvantail à corneilles […] ». Toutes les citations renvoient à l’édition Typo par le sigle CC, suivi du numéro de page. Ce discours sur Frank Scott est déjà présent dans « L’Ontario quétaine », article publié en novembre 1971 (Escarmouches, BQ, p. 86).

19 Dans son article, « De la Nuit aux Confitures de coings : le poids des événements d’Octobre 1970 » (Voix et images, vol VIII, no. 3, printemps 1983, p. 407-420), Jacques Pelletier a montré l’incidence de la question politique sur la deuxième version de La nuit. Toutefois, on ne trouve, dans La nuit, aucun passage qui permet, comme il l’affirme, de considérer Frank comme un « éventuel complice » (p. 412) et un ennemi avec « lequel on pouvait discuter et éventuellement s’entendre » (p. 416).

20 Comme le constate vingt ans plus tard François Ménard, son adhésion au communisme ne fut cependant qu’une autre illusion dans son parcours, laquelle cependant lui permit alors de guérir de la tuberculose: « La foi m’était facile dans l’irréalité du sanatorium, la fatuité de ma jeunesse. […] “La vie est une foi. La réalité se dissimule derrière la réalité.” Je l’avais écrit, il ne m’en restait qu’une sorte d’illusion et, loin d’avoir appris à voir, les apparences me truquaient. […] Mon communisme ne portait pas à conséquence; on pouvait même le considérer comme la réaction mentale d’une guérison organique » (CC, 53). Dans ces pages, François Ménard relate qu’il a pu déduire que « la réalité se dissimule derrière la réalité » à l’écoute des cloches du village qu’il ne voyait pas. Bien que cela puisse paraître banal, ce fut tout de même dit-il « […] un des grands moments de mon existence » (CC, 50). Une telle expérience, qui suppose une certaine maîtrise de l’espace, de la pensée déductive, permet au sujet de s’enraciner dans la réalité et ce, contre l’illusion et ses vertiges. On peut se demander s’il n’y a pas ici quelque allusion aux fameux clochers de Martinville en ce que le Narrateur relate aussi une expérience où, derrière les apparences, se dévoile une autre réalité (Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Folio/Classique, 1988, p. 177-180).

21 Dans ma première lecture de ce récit (« Possession et exorcisme dans Les confitures de coings », extrait de Montréal-Glasgow, Edited by Bill Marshall, University of Glasgow, French and German Publications, 2005, p. 149-166), j’ai mis l’emphase sur la question de la duperie, alors que j’ajoute ici une réflexion sur le statut de l’amitié et de la mort dans l’élaboration du récit.

22 Comme en font état Peter E. Rider et Heather McNabb dans A Kingdom of the Mind. How the Scots Helped Make Canada, McGill-Queen’s University Press, 2006. Dans une lettre à Ray Ellenwood datée du 20 mai 1980 (jour du référendum) Ferron écrit: « Montréal est une ville assez spéciale, à la fois sulpicienne et écossaise » (L’Autre Ferron, Ginette Michaud (dir.), Fides, coll. « Nouvelles études québécoises », 1995, p. 389). Montréal fut en effet le centre financier et politique des riches familles anglo-écossaises. Rappelons que l’Écosse, nation vaincue par les Anglais au XVIIIe siècle, forcée alors de renoncer à la liberté politique en échange de sa survivance en tant que simple société civile (droit civil, religion, culture), servira de modèle politique à l’État canadien puisqu’il accordera le même statut au Canada français: perte de la liberté politique, mais maintien de la société civile, comme a pu l’analyser Marc Chevrier dans son article: « Le Québec, une Écosse française? Asymétries et rôle des juristes dans les unions anglo-écossaise (1707) et canadienne (1867) » (dans Linda Cardinal (dir.), Le fédéralisme asymétrique et les minorités linguistiques et nationales, Sudbury, Prise de parole, coll. « Agora », 2008, p. 51-97). De ce point de vue, sa domination s’avère plutôt relative. Ferron le suggère à sa façon dans Les Confitures de coings lorsqu’il évoque, comme on le verra un peu plus loin, « l’atavisme écossais », c’est-à-dire son statut, au même titre que le Canada français, de nation vaincue.

23 Ce discours n’étonne guère puisque Ferron se révèle fort critique envers une certaine pratique de la poésie en notre pays incertain. Dans Le Ciel de Québec, il associe d’ailleurs le poète Saint-Denys Garneau à une pratique de la poésie comme fuite et illusion mortifère (ainsi que j’ai pu en proposer l’analyse dans Le livre des fondations. Incarnation et enquébecquoisement dans Le Ciel de Québec de Jacques Ferron, XYZ éditeur, coll. « Documents », 2008, p. 77-87).

24 Comme le note Martin Jalbert: « L’anglicisme, aujourd’hui désuet, mitaine (de l’anglais: meeting house) signifie “office du culte protestant” ou, plus largement, “Église protestante”. » Extrait de: Jacques Ferron, Éminence de la Grande Corne du Parti Rhinocéros, Édition présentée et préparée par Martin Jalbert, Lanctôt Éditeur, coll. « Cahiers Jacques-Ferron », ٢٠٠٣, p. ٨٦, note ٣.

25 On se souviendra que dans son Don Quichotte de la démanche (Typo, 2001/L’Aurore, 1974), Victor-Lévy Beaulieu évoque aussi l’expérience de la fausse mort dans un pays miné par la mascarade, ce « pays des meurtres sans rituel » (Typo, p. 74). Dans mon article, « Le procès du livre. De Maurice Blanchot à Victor-Lévy Beaulieu » (Religiologiques, 25, printemps 2002, p. 169-187), j’ai proposé une analyse de la mise à mort d’Abel dans Steven le Hérault (Stanké, 1985) comme un désir de surmonter la fausse mort.

26 Parmi les légendes attribuées à l’engoulevent, on trouve celle-ci: « Chez les populations montagnardes du Sud-Vietnam, l’engoulevent est appelé l’oiseau-forgeron, son cri étant comparé au choc du marteau sur l’enclume. Il est effectivement le patron des forgerons, et forge les haches du tonnerre. La maîtrise dans l’art de la ferronnerie s’obtient en rêvant de l’engoulevent » (Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Robert Lafont et Jupiter, coll. « Bouquins », 1982. Entrée: « Engoulevent »). Qui sait si Ferron connaissait cette légende? Quoiqu’il en soit, on note que cet oiseau et sa légende n’est pas sans résonance avec le nom de Ferron. Si c’est bien le cas, n’est-ce pas son nom – Ferron – qui résonne ainsi dans la nuit comme un appel à la vérité contre le règne de la mascarade?

27 Comme j’ai pu l’analyser dans un chapitre de La part du diable : Le Saint-Élias de Jacques Ferron (Lévesque éditeur, coll. « Réflexion », 2015, p. 87-96), Ferron puise dans la rhétorique du catholicisme baroque — dont, la figure de l’antithèse — pour opérer un renversement subversif, jouant, sur le mode du paradoxe, de ce discours contre le discours de l’Église et de son pouvoir. Ce jeu est également comparable à une forme de mithridatisation, en référence au personnage historique Mithridate VI (-135/-63) qui rendit célèbre le procédé d’immunisation par inoculation progressive du poison par petites doses. On se trouve alors à combattre le mal par le mal, à transformer le poison en remède. La poétique du récit de Ferron consiste ainsi, bien souvent, par sa fantaisie baroque, à combattre le pouvoir du masque (de la mascarade) par le masque. Le bien nommé Mithridate III du Saint-Élias, l’écrivain, incarne celui qui opère le renversement du mal en bien (voir La part du diable, p. 132-135). Cela dit, Ferron est un mécréant qui assume à sa façon son héritage catholique, comme il l’écrit dans l’Appendice aux Confitures de coings : « Je suis chrétien à ras de terre et de courte façon, n’arrivant pas à croire en l’au-delà, terminant la vie ici-bas, mais je crois en la Communion des vivants et des morts et suis dévot du Fils, abandonné de tous dès le jardin des Oliviers, principe de la mort individuelle, toujours solitaire » (CC, 180).

28 On se souviendra qu’au début du récit, François Ménard, après sa conversation au téléphone avec Frank, se décrit – non sans rappeler en cela le Gregor Samsa de La métamorphose de Franz Kakfa – métamorphosé en insecte: « J’apercevais mes petites plaisanteries, mes grosses farces, mes supposés mots d’esprit comme autant d’entités sur le dos comme moi, dans une posture de coléoptères chavirés qui ne mettaient pas en évidence le coloris de leurs élytres, mais au contraire le défaut de leur carapace […]. Je me fis l’impression d’être couché au milieu de mes insectes retombés sur leurs pattes, de ma vermine, punaises, poux, cancrelats, au vu et au su de la population […] » (CC, 29-30). Telle est aussi sa condition de mort-vivant qui l’arrache à la dignité humaine en l’animalisant, le rendant pour le moins repoussant comme une vermine.

29 Extrait de: « Le butler de M. Bouthillette », Du fond de mon arrière-cuisine. Édition préparée par Pierre Cantin avec la collaboration de Luc Gauvreau. Présentation de Patrick Poirier, BQ, 2015, p. 97 [Édition du jour, ١٩٧٣].

30 Voir à ce sujet la Troisième partie de l’étude de Félix Bouvier et Charles-Philippe Courtois, L’histoire nationale du Québec. Entre bon-ententisme et nationalisme, p. 294-375.

31 Comme a pu l’analyser Alexandre Lanoix dans son étude, Historica & Compagnie. L’enseignement de l’histoire au service de l’unité canadienne, (1867-2007), Lux Éditeur, 2007, p. 81-95.

32 John Saul, Réflexions d’un frère siamois. Le Canada à l’aube du XXIe siècle, traduit par Charlotte Melançon, Boréal, 1998 [Reflections of a Siamese twin, 1996]. Gérard Bouchard a remis en question cette lecture pour le moins biaisée dans deux articles parus dans Le Devoir du 15 et 17 janvier 2000 sous le titre « La vision “siamoise” de John Saul ». Éric Bédard a proposé une lecture plus nuancée du rôle politique de LaFontaine dans Les Réformistes. Une génération canadienne-française au milieu du XIXe siècle (Boréal, 2009). On trouve semblable lecture en faveur de la réconciliation, de l’amitié, dans le plaidoyer pour une relation amicale – au nom des vertus de la conversation et non de la négociation, laquelle aurait pour effet d’engendrer des adversaires et non des amis – entre les deux solitudes dans Et si nous dansions. Pour une politique du bien commun au Canada (Traduit par Isabelle Chagnon, Les Presses de l’Université de Montréal, 2004/Shall we Dance? A Patriotic Politics for Canada, McGill-Queen’s University Press, 2003) de Charles Blattberg. Rappelons le mot de Ferron: « Sans l’égalité on force toujours l’amitié ».

33 La supériorité morale canadian, l’idéal de la nation vertueuse – qui n’est pas sans rappeler le discours de Ferron sur la belle âme –, est en effet l’un des mythes fondateurs du Canada, comme a pu l’analyser Gérard Bouchard au chapitre 5 (« Le Canada: le rêve contre la réalité? ») de son étude, Les nations savent-elles encore rêver? Les mythes nationaux à l’ère de la mondialisation, Boréal, 2019, p. 171-229.

 

* L’auteur est ^rofesseur honoraire, Université de Montréal.