Andrée Fortin. Imaginaire de l’espace dans le cinéma québécois

Andrée Fortin
Imaginaire de l’espace dans le cinéma québécois, Québec, Presses de l’Université Laval, 2015, 274 pages

Le cinéma agit comme miroir du réel, reflet fidèle et déformant de nos histoires et de nos vies. L’idée n’est pas nouvelle. Autant le septième art permet-il de figer des représentations de ce que nous sommes, de notre imaginaire social, même lorsqu’il semble à mille lieues de notre réalité – on pense entre autres au cinéma de science-fiction, aux films historiques ou aux films d’horreur – autant permet-il une mise à distance réflexive sur ces représentations de la réalité. C’est à partir de ce principe que la sociologue Andrée Fortin envisage de sonder l’imaginaire québécois à travers le cinéma, plus précisément l’imaginaire de l’espace. Intitulé Imaginaire de l’espace dans le cinéma québécois, son plus récent ouvrage a de quoi séduire, à l’époque de la prospection pétrolière et de l’oléoduc Keystone, la question de notre rapport au territoire est hautement de circonstance.

« [Il] faut penser le social avant de l’organiser : on l’organise toujours en fonction d’un sens donné et à donner », affirme Fortin (p. 4). À cet effet, le cinéma permet d’accéder selon l’auteure « à la compréhension du réel et de partager ce réel ». Pour le dire autrement, les films reflètent l’imaginaire d’une société, mais contribuent aussi à le construire. Le cinéma cristalliserait et questionnerait ainsi notre rapport à l’espace et en produisant des représentations partagées de l’espace géographique, bien entendu, mais également, de manière symbolique, l’espace comme façon d’habiter et de vivre le territoire. En étudiant ce que Michel de Certeau nomme « des récits d’espace », Fortin nous convie à l’analyse des « caractéristiques objectives de l’espace », telles que présentées par les images cinématographiques (par exemple, la ville, ses routes, ses ponts, ses habitations, etc.), et les « appropriations subjectives de l’espace », par les histoires elles-mêmes, le contenu de la narration, des dialogues ou par les relations et les actions des personnages.

Sonder l’imaginaire de l’espace québécois en scrutant sa cinématographie, voilà une entreprise monumentale, pour ne pas dire vertigineuse. L’exhaustivité et la diversité du répertoire cinématographique québécois depuis les 50 dernières années a de quoi déconcerter. Une telle entreprise exige d’avoir vu, analysé et classé tout le corpus cinématographique et de faire ressortir les récurrences, les régularités, les déplacements thématiques et symboliques au fil des années. Voilà l’aventure embrassée par Andrée Fortin qui, pour le bien de la recherche – et probablement pour son plaisir personnel –, a visionné 270 films de fiction québécois parus entre 1965 à 2010. Tous les films étudiés situaient leur action au Québec. Pourquoi commencer en 1965 et pas plus tôt ? Parce qu’avant cette date la banlieue est inexistante sur nos écrans. Sociologie de l’urbanité et de la banlieue, l’auteure nous rappelle que c’est à partir des « années 1950 que se développe la banlieue nord-américaine en général et au Québec en particulier » (Fortin, 2015, p.13). C’est à partir de 1965 que la banlieue devient visible dans le cinéma. Cette même année voit paraître Léopold Z, film phare des années 1960 qui occupe une place particulière dans l’analyse de Fortin. Le film de Gilles Carle, et son histoire de chauffeur de chasse-neige montréalais qui rêve d’une maison en banlieue, montre en effet l’avènement de la banlieue dans l’imaginaire québécois.

L’auteure décortique de long en large les films de son corpus en tenant compte des lieux d’action, le territoire montré à l’écran, mais également de leurs significations par le biais des personnages, de la mobilité de ces derniers, des moyens de transport utilisés, de la temporalité de l’action, de l’échelle de plan, des couleurs, etc. Le livre de Fortin présente les résultats de ce minutieux examen en trois parties.

La première analyse les espaces habités, en ciblant de façon synchronique la ville, la banlieue, la campagne comme catégories d’espace prédominantes. À première vue, cette analyse des représentations de la ville, la banlieue et la campagne n’a rien de très surprenant. Pourtant, la qualité de la recherche et les descriptions détaillées de scènes, de scénarios ou de plans permettent d’approfondir les récurrences thématiques et symboliques de notre rapport à l’espace. Fait intéressant, l’auteure note progressivement un déplacement de l’action des villes à la banlieue, fait qu’elle attribue à une nouvelle génération de cinéastes ayant eux-mêmes grandi en banlieue. Ainsi à partir des années 2000, la banlieue devient un lieu central de l’action du cinéma québécois. Fortin observe par conséquent une complexification de sa représentation, entre autres à travers la diversification des types de banlieue (différentes banlieues pour différentes classes sociales). Il y aurait également une autonomisation de la banlieue : les personnages et les histoires n’ont plus besoin de la ville centre. La banlieue devient un lieu d’habitation, de travail, de consommation et de loisirs. En outre, contrairement à la représentation de la banlieue des années 1960 et 1970, la banlieue des années 2000 possède maintenant un passé, un présent et un avenir, on peut désormais en être nostalgique.

Dans la seconde partie de son livre, l’auteure analyse les marqueurs d’espace, à savoir les moyens de transport, leurs différents usages et les voyageurs. L’appropriation matérielle et symbolique de l’espace à travers les voyages et déplacements par l’entremise de symboles (la rue, la ruelle, le pont, l’autoroute, la voiture, la moto, etc.). La troisième partie se penche finalement sur les espaces identitaires et intersubjectifs. Ici, l’auteure analyse essentiellement la figure de l’artiste, de la création, des médias et de l’espace public et les différents types de narrateurs.

En somme, l’étude de Fortin est un ouvrage qui nourrit notre soif de cinéma autant que notre connaissance de nous-mêmes en tant que Québécois. En analysant sociologiquement les images de notre cinéma et en révélant par son étude minutieuse les régularités et les déplacements qu’il recèle, Fortin arrive à dessiner une cartographie évolutive de notre imaginaire social. Sa méthodologie permet d’aller au-delà des analyses furtives et des généralisations, en parvenant à dégager l’imaginaire de notre cinéma dans toute sa cohérence. Un tel ouvrage ne manquera pas de réjouir autant les chercheurs en sciences sociales que les mordus de cinéma. Un travail à lire et à poursuivre !

Guillaume Lemire
Professeur de sociologie au collège Lionel-Groulx