Anne-Marie Beaudoin-Bégin. La langue affranchie

Anne-Marie Beaudoin-Bégin
La langue affranchie. Se raccommoder avec l’évolution linguistique, Éditions Somme toute, 2017, 116 pages

Les différents malaises que vous causera cet ouvrage proviendront, d’abord et avant tout, du très pernicieux statut scientifique dont il se vernit pour enfoncer dans la gorge du lecteur une vérité épiphanique construite de toute pièce. La langue affranchie d’Anne-Marie Beaudouin-Bégin est une œuvre insidieuse qui révèle les obsessions traumatiques d’une auteure torturée par les chroniques du Journal de Montréal. Particulièrement celles de Mathieu Bock-Côté et de Denise Bombardier qui seraient à leurs façons des suprémacistes de la langue. À tout le moins, des aristocrates infréquentables méprisant le petit monde qu’ils regarderaient de haut. Comme dans tout manifeste doctrinaire gauchiste qui se respecte, la petitesse progressiste est au rendez-vous avec les mesquineries de mauvaise foi habituelle où on fait comprendre à son interlocuteur qu’il n’appartient pas à la légitimité de ce monde, mais plutôt à une cellule de l’aile psychiatrique. Maladivement attaché à ses privilèges, le défenseur de la langue française sera en quelque sorte accusé de demeurer dans les ténèbres de l’histoire ou condamné à la fossilisation préhistorique ridicule.

Inversement, l’auteure est présentée dans le livre comme une « linguiste darwinienne ». Pourtant, sa pensée n’est certainement pas le fruit de l’évolution représentant plutôt le produit raté d’un eugénisme frankensteinien de la mondialisation. Mais, on l’aura compris, nous aurions entre les mains une œuvre à inscrire dans la mythologie lumineuse du progrès. Le livre a comme vocation militante de faire accepter l’évolution prétendument naturelle de la langue, vers, entre autres, le franglais, aux créationnistes de la langue française :

Le règne animal est lui-même jonché d’innombrables charniers de splendides fossiles, des formes parfaites, qui avaient raison, et qui maintenant, faute d’adaptation, continuent de nous montrer leur raison du fond de leurs vitrines de musées. Une langue vivante, tel un organisme qui sécrète constamment des mutations génétiques qui le rendront résilient, est à la fois une acceptation et un défi au monde.

En gros, acceptez ou soyez relayé au musée. Joignant un peu plus loin une citation de Mathieu Bock-Côté à une autre de Jean-Paul Desbiens avec la formule « frère Untel, sort de ce corps » (comme s’il s’agissait-là d’une insulte exorcisante) on nous fera comprendre que le livre est dédié à l’expiation des dissidents et des résistants: « Ce recours à la peur du déclin du français n’est en fait que le symptôme d’une autre peur, plus sournoise, celle de la peur d’une perte de repères. La société change, mais pas dans le sens où on le désirerait, alors on crie très fort pour tenter de la protéger, tenter de bloquer ce changement», au nom du père du fils et du saint-progressisme amen ! Et en moquant Denise Bombardier qui se désolait de la détérioration du français écrit dans les médias sociaux on rajoutera: « Les privilèges qu’avaient (ou que croyaient avoir) les gens qui pouvaient se targuer d’écrire “sans fautes” sont donc menacés. Et c’est là un premier bouleversement. Cette notion de perte de privilège est une dramatisation abusive. »

L’idée du livre est la suivante, les jeunes refuseraient de parler et d’écrire le français si celui-ci leur est imposé. Ceux-ci en crise d’adolescence éternelle n’en auraient rien à cirer du français prestigieux. Il faudrait maintenant que la société s’y adapte parce que « les jeunes finissent souvent par avoir raison ». Voilà une argutie percutante ! On nous dira même que ce refus est en soi un noble acte de résistance, voire un progrès pour la langue française qui aurait maintenant la chance de devenir une langue efficace et pragmatique au détriment de la complexité ainsi que des envolées lyriques auxquelles elle serait normalement rattachée. L’anglicisation du français et sa déconstruction seraient un apport d’efficacité important pour ce néolibéralisme du pragmatisme linguistique. Pourquoi perdre son temps à tataouiner en exprimant le fond de sa pensée avec les bons mots alors que l’on peut mettre la hache dans le gras et s’occuper des vraies affaires ? Il est bien connu que le temps c’est de l’argent. On tronçonnerait avec raison la langue qui serait perçue comme une nouvelle sorte de bureaucratie identitaire archaïque pesante qui nuirait dorénavant à la productivité moderne. Think Big stie !

On diramême que les jeunes francophones seraient brimés alors qu’ils sont aujourd’hui des bilingues décomplexés à qui l’on ne permettrait pas d’utiliser leurs compétences d’anglophiles entre eux. Les réfractaires à ce soi-disant avancement linguistique se tétaniseraient indûment face à la bonne nouvelle :

Lorsque des personnes qui maitrisent l’anglais et le français se parlent, elles ont la possibilité d’inclure, dans leur discours, des mots d’une langue ou de l’autre. Et c’est ce que plusieurs font. On peut ne pas aimer cela. C’est certain que ceux qui perçoivent l’anglais différemment n’aiment pas cela. Car ils y voient une menace. Car ils pensent que l’anglais est en train de reprendre le dessus. Ce n’est pas le cas.

Comme d’habitude, la pensée de la linguiste n’est guère bien plus étoffée que cela. L’anglais n’est pas une menace parce que Anne-Marie l’a décidé ainsi. Tout au plus dit-elle, la loi 101 aurait essentiellement sauvé le français au Québec.

Inévitablement, on recevra la cassette habituelle sur les biens faits de l’apprentissage d’une autre langue qui nous permettrait de ne pas être centrés sur soi-même en prenant « du recul par rapport à sa langue maternelle ». Le multilinguisme serait donc une donnée positive pour le développement cognitif. Imaginez alors lorsqu’on en parle plusieurs dans la même phrase ! Ce qui est déplorable ici n’est pas l’idée d’apprendre une autre langue. Je ne connais personne qui défend une vision essentialiste des choses comme Beaudouin-Bégin a tendance à le caricaturer tout le long de son livre. C’est plutôt l’utilisation de faits parfois scientifiques, d’autres fois très certainement discutables, pour des fins politiques ou idéologiques en s’appropriant le monopole de la vérité sur un terrain identitaire qui est inévitablement plus complexe que cela. Comme s’il existait une arithmétique de l’identité qui nous permettrait, un peu comme on résout un problème de mathématique, de trouver une bonne réponse objective. Comme si l’opinion de Beaudouin-Bégin n’en devenait plus une parce qu’elle la comptabilisait dans de petits tableaux cartésienstémoignant de l’évolution de quelques mots du latin à aujourd’hui. On aurait grâce à cette étude de fond (sic) la démonstration irréfragable que la langue évolue comme l’eau change de forme en fonction de la température. On aurait eu autrefois le français solide, aujourd’hui en voie d’extinction parce qu’inflexible, on serait rendu aujourd’hui au stade gazeux de l’émancipation linguistique. Une démonstration somme toute très peu convaincante.

Selon l’auteure, le plus grand ennemi du français serait le français lui-même qui, en son sein, possèderait tous les ingrédients nécessaires à son extermination. C’est-à-dire des règles de grammaire, des règles de syntaxes et une orthographe qui asphyxieraient ses locuteurs. Le français devrait plutôt être un Eden linguistique où tous les locuteurs placés sur le même pied d’égalité seraient voués à la vie d’électrons libres, d’inventer et de réinventer des règles malléables sans subir l’oppression de toute forme véritable de verticalité. Autrement dit, l’obstacle premier à la survie de la langue française serait son existence elle-même et donc sa prétention à se constituer minimalement comme un système organisé et transmissible. Conséquemment, l’auteure refuse catégoriquement de concevoir la langue comme un « système formel », mais la voit plutôt comme ce qu’elle nomme un « chaos glorieux ». Dans cette pauvre conception du monde de libéralisme extrémiste, il n’y a plus de lien social existant entre les citoyens, qui serait coagulé par une langue commune et de contact. Il n’y a que des locuteurs.

C’est pourquoi on nous explique que la langue ne serait qu’un construit social subjectifdéfini par les locuteurs. C’est armé, au sens propre, d’une palette de couleurs style peinture Sico qu’on nous fait comprendre qu’il y aurait autant de façons de parler une langue que d’individus ou de villages sur terre. Toute langue n’étant finalement qu’un dégradé de dialecte ou de locuteur, il serait normal à l’air des communications et au bord de l’empire, de se dégrader soi-même vers l’immense centre de gravité culturel de notre plus proche voisin spirituel etgéographique. L’essentiel de la langue étant subjectif et relatif, les individus devraient pouvoir parler en fonction des instincts linguistiques primaires que leur dicte leur libre arbitre. Quelle joie de vivre à une époque qui nous permet de goûter aux délices d’une telle évolution !

La langue comme réalité objective, construite au fil des siècles, est une hiérarchie pyramidale qui profiterait surtout à la bourgeoisie et pourrait, à la rigueur, être conçue comme un outil d’oppression des masses. Elle servirait surtout à rabaisser les gens pour confirmer la supériorité de l’élite. L’auteure ira même jusqu’à remettre en cause l’existence de la langue française elle-même :

Mais si l’on admet l’existence de la variation linguistique, si on admet que la langue n’est pas la même selon l’âge des gens, selon leur degré de scolarité, selon leur provenance géographique ou selon la situation de communication dans laquelle ils se trouvent […] comment peut-on, du même souffle, affirmer qu’il y a « un français », que telle ou telle forme « n’est pas française » ? […] comment peut-on objectivement, affirmer qu’il y a un « bon français » et un « mauvais français ? »

De surcroît, l’Office de la langue française, l’Académie française et les chroniqueurs nationalistes du Journal de Montréal agiraient à titre d’hommes de paille ou de repoussoir pour la jeunesse désintéressée des vieilles harangues. Ceux-ci seraient les cibles de prédilection à abattre pour l’avènement d’une langue affranchie. Par ailleurs, tous les moyens sont bons pour criminaliser Mathieu Bock-Côté le colonialiste qui, par la technique nauséabonde du collage et du rapprochement frauduleux de deux idées complètement déliées, deviendra en quelque sorte un ennemi de l’humanité :

Longtemps perçus comme des sous-langues appartenant à des sous-races, les créoles ont été rejetés du revers de la main comme étant des appauvrissements, voire des perversions de la langue. On sent ici tout le poids du colonialisme. N’oublions pas que les créolophones étaient à l’origine des esclaves pour la plupart, même pas considérés comme des êtres humains.

Bien évidemment, deux phrases plus loin on lira une citation de Bock-Côté critiquant la créolisation de la langue. Et hop ! Le tour est joué, notre monstre est créé!

Non loin d’une GESTAPO de la langue, la tyrannie qu’exercerait cette oligarchie vaniteuse serait omnipotente :

Mais juger des besoins linguistiques des locuteurs implique un contrôle sur la langue de tous les jours, une mainmise sur l’usage quotidien assez troublant dans une société telle que la nôtre. En effet, voudrait-on vraiment que l’État puisse se prononcer sur la langue quotidienne des citoyens ? Voudrait-on vraiment qu’un office gouvernemental ait le rôle, le droit de régir la langue que les gens utilisent dans leur vie quotidienne ? Qu’il ait le rôle de se prononcer sur les besoins de la langue française au complet, c’est encore plus préoccupant.

Selon notre linguiste de la contre-culture, les ouvrages de référence comme les dictionnaires sont comparables à la Bible. Ainsi, réunir desdéfinitions ou des orthographes précises dans un ouvrage, pour ensuite l’opposé aux tiers, serait une forme de malhonnêteté intellectuelle. Le dictionnaire et le français universel seraient l’œuvre de bourgeois versaillais prétentieux, ankylosés dans leurs privilèges, cherchant, d’une manière ou de l’autre, à conserver leur contrôle sur la plèbe. Pour Beaudouin-Bégin, la Révolution française marquera le début de l’oppression linguistique. Elle dira qu’il est « ironique que ces gens qui affirmaient souhaiter libérer le peuple aient choisi justement comme langue officielle celle de la classe qui l’opprimait ». On s’imagine bien que dans un fantasme de gauche où les martyrs et les petits sont nécessairement des protagonistes héroïques, le swahili aurait été plus vénérable comme choix pour faire comprendre Liberté, Égalité, Fraternité.

C’est pourquoi la linguiste oppressée se désole du système d’éducation qui depuis 1789 transmettrait uniformément la langue française classique. Or, on sait pertinemment que la langue française avait déjà été introduite comme langue de contact sur tout le royaume de France sous François 1er et Louis XIV ce qui affaiblit considérablement, du même coup, l’argumentaire de notre linguiste en croisade. On comprend maintenant mieux pourquoi ce bouquin s’intitule la langue affranchie. Nous sommes ici face à une lutterévolutionnaire pour l’émancipation des individus contre une aliénationpsychologique :

En fait, je ne crois pas trop m’avancer en disant qu’on n’est plus au stade de l’évolution, mais bien à celui de la révolution. Et on ne pourra pas arrêter le mouvement. […] Bref, on pourrait libérer la langue française de ses entraves des siècles passés. On pourrait délivrer la langue française de ses chaînes dorées qui l’empêche d’évoluer.

Certaines idées défendues dans ce livre sont de toute évidence dangereuses pour la langue française. Particulièrement, celle qui consiste à dire que la meilleure façon de défendre le français est de ne pas le défendre. Le navire du peuple québécois aura toujours connu des trajectoires sinueuses frôlant sempiternellement le naufrage. Être québécois veut aussi dire être moribond, avoir un pied dans sa tombe. La pierre tombale du Québec est érigée depuis longtemps et le scénario de l’inhumation qui vient avec est écrit depuis aussi longtemps par le service de pompe funèbre. Cérémonie sobre et respectueuse, quelques figurants en noire pour jouer les faux-culs. Tous feront semblant de regretter l’existence du dorénavant 51e état américain en se rappelant que c’est dont vrai que c’est beau la diversité. Surtout empaillé dans un coin, ça rehausse le décor. Et c’est à ce moment qu’on lira : ici repose la dépouille du seul peuple au monde qui n’a jamais vraiment voulu vivre. Son navire échoué sur la côte de son existence n’a jamais hissé ses voiles faute de force et de courage. Sa proue décapitée, on lui aura démembré la tête pour l’affranchir du fardeau de sa langue. Sa coque trouée, il s’assura lui-même de couler suffisamment longtemps pour ne jamais toucher l’écueil. Et vers les abysses, il partit sombrer avec le vaisseau de Nelligan dans l’abîme du rêve. Repose en paix Québec affranchi.

Nicolas Proulx