Antoine Sfeir
L’Islam contre l’Islam. L’interminable guerre des sunnites et des chiites, Grasset, 2013, 245 pages
Les chiites[1] sont des mécréants, des apostats à combattre comme les juifs. (Oussama Ben Laden, cité par Antoine Sfeir, p. 222)
La diabolisation de l’Iran fait partie de ces erreurs commises par l’Occident depuis la seconde moitié du XXe siècle (p. 202).
C’est en 632 qu’a commencé le grand choc qui secoue encore et toujours le monde musulman, et par ricochet le monde tout court. C’est cette année-là en effet que le prophète Muhammad est mort. Il fallut alors lui trouver un successeur, mais rien n’avait été prévu pour ça et l’opération s’avéra fort complexe et meurtrière. Beaucoup plus tard, en conceptualisant sa fameuse typologie des types de pouvoir, le sociologue allemand Max Weber souligna le problème que posait la succession d’un pouvoir charismatique. Il est fort possible que l’histoire du monde musulman l’ait inspiré. Quoi qu’il en soit, avant de mourir, le prophète aurait dit, selon les uns : « Trouvez, dans les gens de ma maison, ma succession. » Selon les autres, il aurait dit : « Les gens de ma maison sont auprès de vous comme l’arche de Noé ; celui qui y est monté a été sauvé, celui qui l’a manqué s’est noyé (p. 74) ». Et c’est à partir de ces deux phrases, plutôt sibyllines, que sont partis durant quinze siècles les conflits qui ont ensanglanté le monde arabo-musulman. Tel est le point de départ de la thèse d’Antoine Sfeir.
Dans un style didactique exemplaire, ce spécialiste du Moyen-Orient s’efforce de nous faire comprendre comment, dès la mort du prophète, s’est développée une rivalité sanglante entre musulmans sunnites et chiites ; rivalité encore, et plus que jamais peut-être, à la source de tous les maux qui déchirent les sociétés musulmanes. Sa démonstration est passionnante.
Sfeir, c’est ce qu’on peut qualifier cavalièrement de « grosse pointure » en matière de question arabo-musulmane. Ces dernières années, nous sommes habitués de voir et d’entendre ce politologue d’origine franco-libanaise commenter les nombreux évènements politiques qui concernent les Moyens et Proche-Orient. Il est le fondateur et directeur des Cahiers de l’Orient. Il préside également le Centre d’études et de réflexion sur le Proche-Orient et a enseigné les relations internationales. Il a de plus signé, seul ou en collectif, plus d’une vingtaine d’ouvrages sur la problématique moyenne orientale ou sur l’Islam en général. Parmi les plus récents signalons des titres tels que : Chrétiens d’Orient : Et s’ils disparaissaient ? ; Dictionnaire géopolitique de l’islamisme ; Orient-Occident : Le choc? ; Brève histoire de l’islam à l’usage de tous ; Dictionnaire du Moyen-Orient ; La Charia, interprétation du Coran ou imposture ? L’Islam contre l’Islam a, quant à lui, été rédigé en 2013.
Cet ouvrage de 245 pages s’articule autour de trois axes. Dans le premier, Antoine Sfeir remonte aux origines du chiisme. Dans le deuxième, il explique les divergences doctrinales et les particularités de cette doctrine. Dans le troisième, il traite de la géopolitique actuelle et du régime iranien. Les trois annexes en fin d’ouvrage sont également dignes de mention en raison de leur intérêt pédagogique. L’une consiste en repères chronologiques qui nous permettent de suivre le conflit entre chiites et sunnites depuis les origines jusqu’à nos jours ; l’autre est un arbre de l’islam qui ramasse de façon magistrale et en une page toute la généalogie musulmane depuis la mort du prophète. Enfin, deux cartes nous permettent de voir comment le Moyen-Orient pourrait se restructurer. C’est bien sûr un ouvrage très dense qui aurait gagné par endroit à être un peu plus développé, histoire de ne pas trop égarer les non-initiés. C’est également un ouvrage qui manque peut-être un peu de finition, il semble en effet être bâti autour d’une série de textes sur la même thématique qu’on a rassemblés derrière un titre sans retravailler le tout ; en témoignent certaines répétitions. Cela dit, c’est captivant et on comprend beaucoup mieux en lisant Antoine Sfeir l’extrême complexité et la particularité de la problématique arabo-musulmane. Personnellement je n’ai pu m’empêcher de me demander si l’évolution de la chrétienté a suivi un chemin aussi chaotique. Un bon exercice de sociologie comparée serait dans ce cas enrichissant.
Quand il parle des deux grandes branches de l’Islam et de leurs relations, Sfeir ne s’embarrasse pas de nuance. Pour lui, ce sont « […] deux religions profondément différentes qui ont engagé les croyants sur des chemins totalement séparés (p. 15). » . En fait, il dira même que le seul point sur lequel sunnites et chiites s’entendent, c’est sur la question de la Palestine. Le politologue va même plus loin encore quand il déclare que « […] depuis 1992 [guerre d’Afghanistan] l’affrontement fratricide entre les deux branches de l’islam a ressurgi. Et c’est à une véritable guerre mondiale que nous assistons, qui oppose le sunnisme au chiisme (p. 14-15). » La guerre d’Afghanistan aurait été un puissant catalyseur de ce conflit mondial. Elle a consisté en un puissant maelstrom dans lequel se sont confrontées de multiples factions ethno religieuses. Sfeir nous parle, entre autres, du fameux commandant Massoud, tant magnifié par Bernard-Henri Levy, qui aurait attaqué la tribu des Hazaras, chiites à 90 %, massacrant et violant des milliers de personnes en une semaine.
L’auteur nous rappelle qu’on évalue à cent quarante millions le nombre de chiites dans le monde, soit une faible minorité (9 %) parmi les un milliard cinq cents millions de musulmans du monde. Ils ne sont majoritaires que dans quelques pays : Iran, Azerbaïdjan et Bahreïn. Ailleurs ce sont la plupart du temps des minorités plus ou moins clandestines et persécutées. Comme les sunnites, ils sont eux-mêmes divisés en communautés territoriales, ethno-religieuses ou politiques. L’écheveau n’est pas toujours facile à démêler. L’Iran est évidemment le centre névralgique de ce monde chiite, son espèce de Vatican. À ce titre, elle a un certain pouvoir de déstabilisation des pays à minorités chiites, exemple du Liban avec le Hezbollah. De plus, l’Iran est perse et cette caractéristique vient encore plus complexifier les choses. Le zoroastrisme, une ancienne religion perse, a fortement influencé l’islam chiite. Il a aussi influencé l’Islam en général. Il ne faut pas oublier non plus qu’à la dualité chiite-sunnite s’ajoute la dualité ethnique perse arabe, histoire de mêler davantage les cartes.
Cette haine des uns pour les autres, le mot n’est pas trop fort, origine donc du vide juridique et politique qui existait quant à la façon de désigner un successeur au Prophète. Ce vide est à la base de l’éternel conflit qui agitera le monde durant les siècles suivants. Deux approches s’opposaient : les tenants d’une approche basée sur la filiation qui soutenaient Ali, cousin et gendre du prophète, et les tenants d’une approche plus traditionaliste qui pensaient qu’on devrait coopter le plus digne et le plus courageux pour diriger la communauté. Ce sont ces derniers qui s’imposeront et choisiront le calife. Ali sera malgré tout finalement coopté calife, 24 ans après la mort du prophète et après presque un quart de siècle d’intrigues et de meurtres pour la succession de Muhammad. Il sera lui-même assassiné en 661, un peu moins de cinq ans après sa cooptation. Son mandat a été rempli de guerres et de luttes fratricides. Il ne faut pas oublier que l’islam est une religion basée sur la conquête armée. Sfeir nous dit à la page 27 que, de la mort du prophète à celle d’Ali, soit même pas trente années, les batailles fratricides entre musulmans ont fait plus de victimes que les conquêtes de nouveaux territoires. Le jihâd par l’épée, le 4e jihâd de l’islam, a servi d’argument à différents groupes musulmans à travers l’histoire pour légitimer leurs guerres contre des musulmans ou contre des « mécréants ».
À tout cela se greffait aussi le problème du caractère divin du successeur du Prophète. Tant que celui-ci était en vie il y avait consensus sur cette question. Mais à sa mort, il n’en alla pas de même. Pour certains la divinité cessait d’exister avec la mort du prophète. La tradition tribale devait alors prévaloir. Pour d’autres, les partisans d’Ali bien sûr, la divinité continuait d’exister. Nous avons dit que malgré tout Ali fut élu calife, mais non sans une certaine opposition et, comme nous l’avons vu, pas pour longtemps. Cette opposition a généré des guerres fratricides. L’épisode d’Ali et de son assassinat marque peut-être la première étape de la naissance du chiisme. La deuxième est survenue avec la mort de son fils, Hussein. En 680 celui-ci tentera de reprendre le pouvoir perdu par son père, mais il sera tué dans la bataille de Kabala et deviendra du fait même un martyr de ce qu’est le chiisme actuel. « Dans la conscience collective chiite, le martyre de Hussein représente en effet la résistance et le sacrifice. Un exemple à suivre pour tout croyant (p. 49). » Et Sfeir ajoute : « […] c’est précisément autour de cette personnalité d’Ali et de celle de son fils Hussein que se construit le chiisme, dans une exaltation religieuse assez éloignée de l’orthodoxie sunnite (p. 57). »
Par la suite, les divergences entre les deux branches de l’Islam vont s’accentuer. Antoine Sfeir résume admirablement bien cela. Disons pour l’essentiel que les chiites ont un clergé bien hiérarchisé et organisé ; ils n’ont jamais cessé l’effort d’interprétation des écrits et le pouvoir du guide est temporaire et toujours soumis à un examen critique de la part de théologiens avertis (p. 84). Cette doctrine est basée sur l’idée du retour du Mahdi (le Messie). Les sunnites en revanche n’ont pas de clergé, ou alors très diffus. Il n’y a pas d’intermédiaire entre Dieu et les croyants. Chez eux, il y a l’idée d’achèvement, car cette doctrine se considère comme l’aboutissement du monothéisme et a cessé toute interprétation des écrits depuis la fin du XIe siècle.
Le directeur des Cahiers de l’Orient fait ensuite une analyse géopolitique du chiisme actuel. Il se penche évidemment essentiellement sur l’Iran à travers les quatre pôles du pouvoir iranien et la crainte que semble inspirer ce pays à une grande partie du monde. Les quatre pôles sont : le Guide, le président, le clergé et les Gardiens de la révolution (Pasdaran). À travers un corset islamique serré la société iranienne est secouée de l’intérieur par une multitude d’oppositions de tensions et d’intrigues qui mettent en présence un ou l’autre des quatre pouvoirs. L’analyse de Sfeir s’est arrêtée à la période Ahmadinejad. Il décrit de façon très dense toutes les tensions et tous les jeux de pouvoir qui ont secoué l’Iran durant ces dernières années. Là encore, c’est complexe, rien n’est vraiment tranché au couteau. S’il existe un consensus, c’est sur le nucléaire ; tout le monde pense que l’Iran devrait avoir droit au nucléaire (même les opposants de l’extérieur). Sfeir considère que l’antagonisme entre chiites et sunnites n’a pas changé. L’Iran s’oppose aux pays sunnites : Turquie, Arabie saoudite, Qatar. Elle a même très peur que les « hordes » de talibans afghans ou pakistanais traversent sa frontière ouest. Elle s’est cependant imposée comme acteur incontournable de tous les problèmes que connait le Proche et Moyen-Orient. Mais elle est seule (hormis la Syrie de Bachir el Asad, son seul allié). C’est pourquoi il est important pour elle que ce régime survive. C’est en raison de cette solitude et de cette peur que l’auteur soutient qu’il ne faut pas avoir peur de l’Iran. Pour lui en effet, ce pays a amorcé son entrée dans la stratégie des États-Unis dans la région, aux côtés de la Turquie et d’Israël. Il prédit, et les événements actuels semblent lui donner raison, qu’après le départ d’Ahmadinejad nous assisterons à une ouverture vers les États-Unis. Simultanément nous assisterons aussi à une reconfiguration du Moyen-Orient influencée par la rivalité religieuse chiite-sunnite et dans laquelle des sociétés telles que l’Irak, la Syrie, la Libye, ces mosaïques de tribus et de religions, seront menacées d’éclatement. Quiconque suit l’actualité de ces trois pays peut constater que ce processus est sérieusement en marche ; reste à savoir si c’est pour le meilleur ou pour le pire…
Daniel Gomez
Retraité, Sociologie, UQAM
[1] Le terme chiite a le sens de partisan, ou encore de celui qui suit. Il exprime également l’idée de refus. Les chiites se définissent comme le chi’at ‘Ali (le « parti de Ali »)
Le terme sunnite vient de la sunna, qui est une des 4 sources du droit musulman. Elle n’a pas été révélée par le Coran, mais est acceptée par des jurisconsultes musulmans.