Au pays fantôme de Jack Kerouac

J’ai lu les écrits français de Jack Kerouac au printemps dernier. Cela s’inscrivait, pour moi, dans une démarche de découverte du Canada français. Je m’étais intéressé plus tôt à l’Acadie, à la Gaspésie, aux écrits de Jacques Ferron et de Gabrielle Roy… mais pénétrer le monde de Kerouac a été une révélation. Je voulais savoir ce qu’il en restait.

Je suis né en 1980 et j’ai grandi au sein de la classe moyenne en région, dans un bungalow non loin d’un centre d’achat. J’avais tendance à dire : « comme tout le monde ». Je suis et j’ai toujours été Québécois. Je n’ai pas vécu l’univers culturel du Canada français traditionnel, ou si peu. Mais voilà : aujourd’hui, même un ministre du gouvernement québécois (Jean-Marc Fournier, pour ne pas le nommer) nous invite à nous redéfinir comme Franco-Canadien. On a beau vivre dans le pays imaginaire, tout ça devient trop réel. Je voulais en savoir davantage. Avec Jack Kerouac, j’ai voulu voir comment ça s’était passé dans le « Canada d’en bas ». Je vous présente ici le fruit de mon travail. Je suis parti pour une semaine en terre franco-américaine, j’ai rencontré des membres éminents de la communauté, et j’en ai tiré le texte que voici.

Jour 1, 14 juin 2016. Rhea

Je suis une Canuck, je vis dans le Maine et je cuisine avec du lard salé. […] Je suis un cul-de-sac culturel.
– Wednesday’s Child, Rhea Côté Robbins

L’agente des douanes au poste frontalier de Coburn Gore, au surlendemain de l’attentat d’Orlando, donne une première impression qui teintera ma perception des États-Unis : celle d’un peuple confiant en ses capacités. Au long de la route à travers les Appalaches, le drapeau américain est partout. À Madison, ville édifiée sur une ancienne mission française en territoire Abénakis, on voit des cocardes tricolores sous les fenêtres. Je goûte dès le départ l’exubérance de cette République dont j’envie, à vrai dire, la force d’affirmation. Comment a-t-il été possible de croire, à une autre époque, que nous pourrions reprendre nos droits ici ? Comment l’humble sensibilité paysanne des Canadiens français, qui était encore celle de Jack Kerouac, aurait-elle pu résister à l’éthos américain ?

Au cours de l’après-midi, je rencontre l’écrivaine Rhea Côté Robbins au High Tide à Brewer, sur la rive gauche du fleuve Penobscot. Sur la rive opposée, qu’on voit par la fenêtre, c’est le centre-ville de Bangor. J’ai de la sympathie pour cette écrivaine, avant tout pour quelques détails dans un de ses livres au sujet de son père : ce qu’il lui racontait sur son enfance et la porcherie familiale, sur l’importance de castrer les porcs assez tôt pour que la viande ait bon goût, sur la manière dont il faut les frapper pour les assommer… Mon père me racontait la même chose. Pour elle comme pour moi, il s’agit d’un savoir qui a peu de chances d’être actualisé. « On trouve ça aussi dans les écrits de Camille Lessard-Bissonnette (écrivaine franco-américaine née au début du XXe siècle) et Grace Metalious (alter ego féminin de Jack Kerouac)! », qu’elle m’apprend. Le lard castré, « égossillé » disait mon père, le lard salé : voilà ce qui nous unit de prime abord, Rhea et moi.

Nous discutons en anglais. Le mien est un peu rouillé, mais elle comprend quand je trébuche et passe au français. C’est sa langue maternelle. « “ La Révolution tranquille ”… on en a besoin ! », me lance-t-elle d’emblée. Et je comprends ce qu’elle veut dire, sans trop en connaître le détail. Avant de rencontrer Rhea, j’ai lu son livre, Wednesday’s Child1, un très bel ouvrage qui décrit sa jeunesse dans le quartier francophone de Waterville, au Maine. J’ai aussi lu certaines critiques, dont quelques-unes avaient des relents traditionalistes étrangers à mon monde. Derrière, on devinait l’austérité et la pudeur qui ne pouvaient exister que dans l’« Ancien régime » québécois. À l’évidence, ces critiques ont heurté Rhea et ont contribué à définir sa vision de la réalité franco-américaine.

Elle en veut à l’hypocrisie des « bons catholiques », comme les appelait sa mère avec dérision, de ces « vierges mariées » qui refusent la diversité possible d’une communauté franco-américaine qui délaisserait un peu du poids de l’héritage canadien-français. C’est le traditionalisme qui expliquerait selon elle la légendaire discrétion des Franco-Américains (selon la formule de Dyke Hendrickson qui évoque une « minorité silencieuse2 »). Pour préserver l’image d’Épinal du Canada d’en bas, l’élite aurait veillé à ce que rien ne bouge, à ce que la référence demeure restreinte (« keep the subject small », dans les mots de Rhea). C’était les sœurs à l’école paroissiale qu’elle fréquentait : « Elles m’ont collé un “ D ” en français, en troisième année ! C’était ma langue, je parlais le français ! »

L’écrivaine que je découvre se dit pourtant Franco-Américaine. C’est qu’elle a choisi de prendre part à un récit controversé qui la concerne. Ce récit tissé de silence, il faudrait le comprendre, croit-elle. Et on ne pourrait le juger sans prendre acte de la haine et de la discrimination dont ont été victime les membres de la communauté. « Le Ku Klux Klan a marché dans cette ville ! » C’est une crainte qui, à l’adolescence, s’est transformée en honte chez Rhea comme chez d’autres Canucks. Le regard du dominant intériorisé, internalized. « Je suis revenue à mes racines par hasard, à cause d’un emploi au Centre franco-américain » à l’Université du Maine à Orono dans les années 1980. Une nouvelle initiation à sa culture, qu’elle s’est appropriée définitivement après un passage par les women studies (elle a fondé la Franco-American Women’s Institute, FAWI, qu’elle dirige actuellement).

Jeune grand-mère, elle lit avec avidité les écrivains québécois de la Révolution tranquille. « Jamais on ne nous a présenté ça, jamais parlé de ça. Rien ici ». De la littérature sur le Québec moderne, en anglais ou en français, on n’en trouve pas dans les librairies de Bangor : « Pas d’intérêt, ici. C’est quoi, ça ? » Table rase d’une communauté possible, comme on a fait table rase des tenements du petit Canada de Waterville dans les années 1960, « poussés sur la plage et brûlés », au nom d’un progrès qui a fait disparaître le patrimoine franco-américain alors que les dominants (ces Gentrefiers qui suscitent la colère de Rhea !) refont l’espace urbain à leur image.

Demain, je constaterai l’état des lieux.

Jour 2, 15 juin 2016. Waterville et Lewiston

La survivance est maintenant morte dans les petits Canadas de la Nouvelle-Angleterre
– The Little Canadas of New England, Claire Quintal

Départ de Bangor pour Waterville qui est à moins d’une heure de voiture. Je file vers les locaux de la Waterville Historical Society. Le récit de Rhea m’a donné un angle : ces tenements rasés et brûlés, les vieux Francos laissés pour compte… Les locaux de la société se trouvent dans l’ancienne maison d’Asa Redington, premier industriel de la ville, convertie en musée dans les années 1920. J’arrive un peu à l’avance pour les visites et je rencontre le curateur, Bryan Finnemore. Bryan habite la partie arrière de la maison avec sa femme. Il y a d’ailleurs grandi, comme ses parents étaient curateurs avant lui. On discute un peu, mais la question qui m’habite et que je finis par lui poser concerne les traces de la présence canadienne-française dans la ville. « Hum… laisse-moi y penser… euh… hum. » Ça commence mal ! Si j’avais l’aplomb de ma douanière de Coburn Gore, je le presserais sans doute davantage. Il me dit que la Chambre de commerce doit avoir une carte avec les sites à voir au centre-ville.

Il y a une visite du musée prévue à 11 heures et je suis là. Les sorties d’écoles, les field trips, sont terminées et je suis le seul qui est là. Bryan, finalement bien sympathique, me fait parcourir la collection impressionnante d’artéfacts dont les plus anciens remontent à la guerre d’indépendance de 1776. Des armes, du matériel militaire, du matériel de cuisine, cette boîte à musique dont je n’avais jamais vu le modèle auparavant, etc. Des choses qu’on s’attend à voir dans un tel musée. « Ah ! Tu vas apprécié ça ! », et il me montre une redingote de la Imperial Legion qui aurait appartenue à un Canadien français de la ville. Il me croit chauvin. J’ai l’air content. Il me pointe deux portraits sur le mur : les Castonguay brothers, qui appartiennent à la légende locale. L’un est mort durant la Première Guerre mondiale, l’autre durant la Seconde. Dans un présentoir, il y a les photos des sœurs Drouin, elles aussi héros de guerre. Ce sont les individus outstanding qui trouvent leur place dans l’histoire, ici. On admire le self-made-man/woman, comme ce monsieur LaVerdiere et sa femme, apothicaires, dont les descendants ont légué à la Maison Redington toute une collection d’opiacés, de toniques et de laxatifs qui clôture l’exposition, dans une pièce dont l’odeur d’alcool et de bois rappelle celle du scotch.

Bryan et moi sommes en bons termes, nous avons discuté famille et politique américaine. Avant que je parte, il me fait signe d’attendre, puis retourne dans son logement. Il en revient, cellulaire sur l’oreille, en train de parler à un ami qui est administrateur à la bibliothèque publique de Waterville. J’ai une autre connexion : Larry va me montrer ce que la Public Library possède sur les Franco-Américains.

Larry est un type corpulent à lunettes, adonné au travail intellectuel, qui détient un master en histoire et a fait une thèse sur Margaret Chase Smith, sénatrice républicaine du Maine à l’époque de McCarthy. Je n’ose lui demander de parcourir avec moi les multiples paliers et étages de cet immense manoir néo-roman converti, mais il m’indique gentiment où se trouve la section qui m’intéresse. Je monte et redescends et me perds, mais je trouve enfin. Je trouve quelques livres, dont celui de Dyke Hendrickson, mais je suis déçu. Presque rien. Rien en français. Le quart de la population de Nouvelle-Angleterre a des racines canadiennes-françaises et on ne trouve presque rien dans la bibliothèque. Je retrouve Larry qui me voit un peu découragé : « Écoute, tu devrais aller à Lewiston au Franco-Center », et il me donne l’adresse. J’irai, mais non sans avoir vu l’ancien petit Canada, entre la papetière et l’ancienne manufacture, sur Water St. où Rhea a grandi.

« Notre héritage est la pauvreté », m’avait dit Rhea. On ne saurait mieux décrire les restes du quartier canadien-français de Waterville, devant l’ancienne filature. Des habitations délabrées, des commerces fermés et ce bar dont l’écriteau indique seulement « Chez… » (la partie du bas étant manquante). C’est Steve (Bouchard par sa mère), un client, qui m’en donne le nom complet : « Chez Paris ». Steve et son ami Shane (d’ascendance irlandaise) sont seuls à cette heure et à cette terrasse dont la structure et le treillis donnent l’impression d’une mise à distance volontaire du quartier. « C’est un bar qui se meurt, actually », précise Steve. On discute un peu. Je comprends bien que c’est le secteur au complet qui subit la même longue décadence. Rhea avait raison : les traces de la présence canadienne-française à Waterville, du groupe canadien-français, ne subsistent que là où le développement s’est arrêté, par manque d’intérêt ou de ressources. Entre le haut et le bas de Water St., il y a deux mondes. Le haut forme une artère commerciale assez typique. À cet endroit, la seule trace de l’ancienne présence des Canucks est le two-cents bridge qui donne accès à la papetière (mais rien ne signale le lien avec leur histoire, et les adolescents qui flânaient sur le pont quand je suis passé n’en savaient pas plus, pas certains de ce qu’était un Franco-Américain non plus).

Je ne désespère pourtant pas (pas encore) de trouver les structures possibles d’une urbanité francophone sur les ruines des petits Canadas. Certains endroits s’imposent d’eux-mêmes comme hypothèse, de par leur concentration historique d’une population canadienne-française : Lowell et Fall River au Massachusetts, Woonsocket au Rhode Island, Manchester et Berlin au New Hampshire, et ailleurs. Mais là où on fait le plus grand bruit de la présence canadienne-française, c’est à Lewiston, au Maine. Je reprends donc mon chemin et j’arrive à Lewiston en fin d’après-midi.

Arrivé au Franco-Center, je rencontre le directeur Mitchell Clyde Douglas (pas que je demande la preuve d’un quarteron de sang français, mais on peut difficilement faire plus « WASP » comme nom – de fait, Mitch n’est pas franco et ne compte qu’un lointain ancêtre écossais à Fredericton… un peu Canadien, dois-je comprendre). Le centre se trouve dans l’ancienne église, face à la filature. De l’autre côté de la rue, on trouve l’ancien petit Canada, dont les tenements ont été largement préservés. « Il n’y a pas beaucoup de français dans la communauté », me dit Mitch. Les plus jeunes, parmi ceux qui parlent le français, font partie de la nouvelle vague d’immigrants. Ils sont Congolais, Burundais, Rwandais, Ivoiriens.

En réalité, le Franco-Center est un lieu communautaire où l’attachement à l’histoire prime sur la maîtrise de la langue. Parce que le centre est financé par TV5 Monde, qui reconnaît l’importance de cette poche française aux États-Unis, la télé trône sur la scène du sous-sol de cette ancienne église lors de « la Rencontre », événement périodique qui regroupe les membres de la communauté franco-américaine de la ville. La nef et le chœur de l’église ont été convertis en une salle de spectacle magnifique, ouverte à tous les publics intéressés par le théâtre, les représentations musicales, les comedy show… en anglais, cela va de soi. Et pour ceux qui veulent se retrouver entre francophones exclusivement, il y a le club Passe-temps, en face. Le dernier de 4 clubs similaires dans la ville : on fume, on boit, on joue au pool. La clientèle ne s’est pas renouvelée depuis les dernières années, selon Mitch.

C’est bientôt l’heure de souper, mais j’en profite néanmoins pour arpenter ce petit Canada dont les tenements doivent ressembler à celui qu’a habité la famille Kerouac, sur Lupine Rd ou Moody St., à Lowell. Il s’agit d’un quartier plus petit et plus pauvre qu’avant, mais l’apparence des lieux donne l’impression, tout de même, d’un environnement qui devait être familier aux Francos de la première moitié du XXe siècle. Ce n’est que la façade. Pour ce qu’il reste du « Canada d’en bas », de son identité, je l’aurai plutôt trouvé à Biddeford le lendemain, chez le professeur et écrivain Norman Beaupré, dans une demeure où notre ancienne culture ethnoreligieuse, celle dans laquelle Jack a baigné jusqu’à l’âge de 6 ans, a survécu au temps.

Jour 3, 16 juin 2016. Norman Beaupré

Nous savons que des races existent qui se passent plus facilement que d’autres d’or et d’argent, et qu’un clocher d’Église ou de monastère, quoi qu’en disent les apparences, monte plus haut dans le ciel qu’une cheminée d’usine.
– Chez nos ancêtres, Lionel Groulx

Le vieil homme devant moi a choisi la mauvaise journée pour se balader en décapotable. Pas que le temps est mauvais (il est splendide !), mais il n’y avait pas de déjeuner continental ce matin à l’hôtel. Je cherche désespérément une épicerie, j’ai rendez-vous à 11 h… Je n’ai aucune envie de rouler 10 miles sous la limite permise. Pas de mention Veteran sur sa plaque de licence (j’ai vu les films d’Oliver Stone, je me tiendrais à carreau !). Il se tasse enfin.

Ils ont des muffins à saveur de crème glacée aux États-Unis. Celui « érable et noix » du Shaw’s supermarket (ça faisait plus « déjeuner ») est au moins aussi saturé de sucre que l’autre à la pistache, vert fluo et suintant, qui fut mon dessert à Bangor. Je peux reprendre la route. Je serai à Biddeford à l’heure convenue.

Cet ancien centre de l’industrie textile est à quelques minutes à peine des plages de Saco et Old Orchard. Une importante population canadienne-française s’y est installée à partir de la fin du XIXe siècle. Entre les années 1930 et 1950, elle représentait plus de 60 % de la population totale de la ville. Aujourd’hui, on s’étonnerait de croiser un francophone sur Main St., à l’ombre de la Pepperell.

L’homme que j’ai rejoint à Biddeford (il y est né et y a vécu la majeure partie sa vie) est néanmoins un pur Franco. Il est par-dessus tout le gardien d’un héritage et d’une identité (qui peuvent se réclamer à bon droit des écrits français du « Ti Gas » de Lowell) en danger de disparaître avec lui. Norman Beaupré est un vieil homme d’une élégance qui tranche avec celle de mon décapoté. Moins exubérante. Sa présence m’impose un calme salutaire.

Après avoir travaillé à la manufacture de soulier de Kennebunck durant l’adolescence, après le travail à la filature pour soutenir la famille durant les temps durs, aussi pour payer sa scolarité à l’université Brown, et après s’être élevé de ses propres efforts à une remarquable carrière académique, cet homme, qui compte plus de 30 ouvrages à son actif, mérite à tout le moins qu’on ne le brusque pas. Cela dit, on pourrait difficilement le prendre en défaut : l’adversité, il connaît.

Ce diplômé de la Ivy League, ce self-made-man a vu les portes des départements de langues et littératures des collèges et des universités américaines se fermer devant lui. Le français parlé par ce spécialiste de Corneille n’était pas de France. « Une forme de discrimination, je crois, » me dit-il. C’est la dignité qui commande cet euphémisme. Le professeur Beaupré a pu obtenir un poste à la University of New England de Biddeford, édifiée sur les restes du collège Saint-Francois (un junior college qu’administraient les Franciscains de la paroisse Saint-André, au profit de la population franco-américaine) par où il était passé. D’ailleurs, M. Beaupré est le seul, de ces gens que j’aurai rencontrés, qui n’ait pas quelque reproche à formuler à l’égard du clergé enseignant (qui pesait lourd dans ces enclaves urbaines qu’on s’efforçait de garder étanches). Le père Benoît l’a pris sous son aile.

« Faut avoir du casque ! », résume Norman au sujet de son parcours. Il faut en avoir aussi pour continuer comme il le fait : « Je ne désespère pas, mais je ne vois pas cette continuité (culturelle). C’est parce qu’on n’enseigne plus le français à l’Université. Mes textes, ça ne marche pas ». Ils sont pourtant bons. À l’époque, M. Beaupré a créé le personnage de « la Souillonne », qui s’est révélé moins efficace que son alter ego de Bouctouche. Les Acadiens ont la cuisine et le tourisme, un patrimoine « rentable » qui manque aux Canucks. Mais les écrits restent, et c’est pourquoi Normand Beaupré continue. Son œuvre s’ajoute à un patrimoine écrit qui témoigne d’une sensibilité particulière : « J’aime Jack Kerouac parce qu’il est fondamentalement Franco-Américain. Le français et les valeurs qu’il tient de sa mère, première enseignante, tabernacle des valeurs, des valeurs sacrées […], la sensibilité de Kerouac sont franco-américaines ». Ça me rappelle Victor-Lévy Beaulieu dans son essai-poulet. Il résumait ainsi : « Finalement, la chose est assez simple : même à l’époque beat, le seul lieu où Jack se sente à l’aise, c’est chez sa mère. Tous ses livres sont écrits selon le même scénario : un été à courir la galipote, à philosopher et à cuiter avec les vieux tchommes d’habitude, suivi d’un hiver à écrire cet été, sous le regard bienveillant de Mémère3. »

C’est sans doute ce rapport affectif avec la mère qui a réconcilié Norman avec l’œuvre de Kerouac. Le Jack beat à l’époque, il ne s’y intéressait pas. Jack Duluoz (l’alias de Kerouac dans ses derniers romans), lui a révélé le « vrai » visage de l’écrivain et, sans doute, celui d’une mère semblable à la sienne. Dans les romans de Norman Beaupré, les femmes tiennent une place éminente. C’est que, selon lui, sans les femmes, il n’y a pas de « Franco-Américanie ». Ce sont ses personnages principaux. « J’ai grandi entouré de femmes » : ses sœurs, la tante Eva, la grand-mère paternelle, Laura, et bien sûr sa propre mère, née à Dover au New Hampshire, qui était infirme. Il ne me parle pas de Lucille.

Nous discutons de bien d’autres choses, Norman et moi. Deux générations nous séparent, mais plus nous discutons, plus se crée entre nous un lien d’amitié et de respect qui surmonte cette distance. Nous revenons finalement chez lui, comme il veut me remettre des livres. Il jette un regard par la fenêtre avant de monter le petit escalier à l’avant. « Ma femme est une Canadienne française ! La maison est propre ! », remarque-t-il avec une pointe d’orgueil. Et tandis que j’entre dans cette modeste maison de la rue Gertrude (dans le quartier, les noms de rue sont des prénoms de femmes), j’aperçois Lucille qui récure l’évier. Elle se rend compte de ma présence et se retourne, les mains sur les hanches (dans l’une, elle tient toujours la ginige [guenille]) et l’œil brillant : « Bonjour, bonjour ! » Nous échangeons des convenances et je remarque à quel point tout, dans la maison, est impeccable. Norman monte à l’étage et Lucille m’offre la chaise berçante en attendant. J’éprouve un sentiment rare de bien-être, dans le rappel de mes origines ethniques (un mot qui n’effraie pas, ici). Pour un bref instant, je suis au Canada français, au cœur de la Nouvelle-Angleterre.

Jour 4, 17 juin 2016. Chez les Olivier, non loin de Dover

[…] le fleuve qui coule lentement en forme d’arc, les filatures avec leurs longues rangées de fenêtres toutes rougeoyantes, les cheminées d’usine qui montent plus haut que les clochers des églises.
– The Town and the City, Jack Kerouac

Je suis décidément chanceux. Le temps est magnifique depuis le jour 1. Au jour 4, durant la matinée, je fais le tour du centre-ville de Dover avant de rejoindre Julien, Jane et Anique Olivier pour le brunch à Barrington, en périphérie. Julien est plus jeune que Norman. Ancien directeur de l’ACA (l’Association Canado-Américaine qui a fermé ses portes en 2009, après 113 ans d’opération), il a été mon premier contact pour ce projet. Je le connais, lui, et Jane et Anique, depuis les camps d’été de l’Association au début des années 1990. Ces camps m’ont donné l’impression d’une francophonie américaine soucieuse de préserver ses liens avec la mère patrie québécoise. Je suis heureux de les retrouver, 25 ans plus tard, mais je vais déchanter un peu sur cette vision d’enfance.

Julien Olivier est un représentant de ce qu’il conviendrait d’appeler « la génération du BEA (Bilingual Education Act) ». Le BEA, amendement de 1968 qui devenait l’article 7 de l’ESEA (Elementary and Secondary Education Act), a donné l’impulsion pour ce qui demeure à ce jour la dernière grande démarche collective d’affirmation identitaire pour les Franco-Américains. Julien et d’autres éducateurs ont pensé et conçu des manuels et des projets locaux visant l’enseignement de la formation générale en français. C’était, à l’en croire, une époque effervescente où régnait un climat égalitariste, dans la foulée du mouvement pour les droits civiques. C’était aussi, au Québec, l’époque de René Lévesque (comme on m’en parle de René Lévesque ! – lui qui a tendu la main à ces gens). D’abord enseignant dans une école secondaire de Rochester, Julien a été conseiller pédagogique entre 1976 et 1982, à Bedford. S’inspirant des travaux de Wallace E. Lambert de l’Université McGill sur l’enseignement en langue seconde, il a travaillé à ces projets jusqu’à l’époque de Reagan (il ne le tient pas dans son cœur, celui-là !) qui a présidé au désengagement du gouvernement fédéral dans le domaine de l’éducation.

La « Franco-Américanie » connaissait en même temps son époque jouale. On s’intéressait aux dialectes régionaux. On s’intéressait au « nous ». C’était l’époque d’un rapprochement et d’une collaboration plus étroite avec les Cajuns de la Louisiane par l’entremise du CODOFIL (Council for the Development of French in Louisiana). Pour Julien, ces derniers s’en sont mieux tirés. Tourisme, cuisine, zydeco, Mardi gras… rien d’équivalent pour les Franco-Américains, leurs filatures et leurs paroisses n’offrant pas cet élément romantique utile à la marchandisation des identités culturelles. Là, l’État a vu son profit à financer des « projets identitaires ». En Nouvelle-Angleterre, c’est autre chose maintenant. « Nous n’avons jamais appris à nous battre », me dit Julien. Émasculation du mâle franco-américain (le lard qui me revient à l’esprit), incapacité de révolte… « J’avais une chronique en français dans le Union Leader entre 1978 et 1998, une chronique appréciée. Quand j’ai commencé, la moitié de la ville de Manchester était francophone. Puis soudain, on a mis fin abruptement à cette chronique. S’il y a eu du mécontentement, personne n’a protesté ». Les reproches de Julien à l’égard de cette communauté m’en rappellent d’autres, entendus au sujet des Canadiens français du Québec, et cette injonction : se tenir coi, satisfait, ne pas se plaindre…

Et les écrits français de Kerouac, alors ? Plus trop son truc, à Julien : « Ce n’est plus mon monde. L’univers franco-américain est rétréci, rapetissé, introspectif… c’est trop petit pour y vivre ». Et je pense : tout ce travail, cette vie… car non seulement Julien a-t-il été un éducateur et un animateur de la renaissance identitaire des années 1970 et 1980, il a aussi écrit, il a été conteur, compilateur et historien spécialiste de la tradition orale. Il a animé une émission en français sur la chaîne 8, à Manchester. « Oui, ça devait être fait. C’était l’époque et j’ai eu un vrai plaisir, mais il y a plus grave à perdre que l’identité franco-américaine : la planète, l’environnement, la démocratie américaine… Entre perdre la messe en français [“ c’est-y beau, une messe en français ! ” qu’il me dit avec dérision] et avoir Trump à la tête du gouvernement, le choix n’est pas difficile ». Aujourd’hui, Julien et Jane travaillent auprès des détenus et des malades en tant qu’aumôniers (Julien a fait une thèse en théologie), ils sont plusieurs fois grands-parents (ils ont quatre filles et une dizaine de petits-enfants) et demeurent heureux que la famille ait gardé un contact minimal avec la langue française, pour ce qu’elle offre comme ouverture sur le monde et comme opportunité pour les études supérieures.

Des quatre filles, Nicole a davantage repris à son compte ce legs : elle a fait une mineure en français et présidé le French Club de l’université du New Hampshire. Anique a été plus rebelle. Aujourd’hui mariée et diplômée du MIT, elle est directrice des études au Materials Research Science and Engineering Center de l’université Brandeis, à Waltham. Sa mère, Jane, est d’ascendance irlandaise, son mari est juif : on devine que la culture franco-américaine occupe une place limitée dans son existence. Mais il y a toujours « pépère », comme l’appelle Isaac (le fils d’Anique et de Josh) qui assure une filiation. Par ailleurs, les deux fils d’Anique portent des noms français et juif (Isaac Laurent et Lucien Boaz). Fait rarissime, Josh a adopté le nom Olivier, à son mariage, et Anique Olivier-Mason, à la mi-trentaine, revendique sa part d’identité french-canadian, même si elle a oublié la langue française de son père et de sa grand-mère.

Jour 5, 18 juin 2016. Manchester, Roger Lacerte et Josée Vachon

Relisez Docteur Sax et au lieu de Lowell écrivez Sherbrooke et tout le monde canadien-français d’avant la Deuxième Grande Guerre passera devant vos yeux.
– Jack Kerouac (essai-poulet), Victor-Lévy Beaulieu

Je rencontre Roger Lacerte à sa Librairie Populaire, à Manchester, dans la matinée. Roger est né à Lowell (j’y vais le lendemain) au milieu des années 1930. Canuck de quatrième génération et fils de tisserand, il a bourlingué pour la peine : les études, le service militaire, l’université au Québec (un mémoire à l’Université Laval sur le journaliste et écrivain de Lowell, Antoine Clément), le lac Saint-Jean, l’enseignement à l’Université Sainte-Anne… Il tient sa librairie aujourd’hui, et il anime une émission de radio Chez-Nous, à WFEA. Il me parle de la ville où il a un jour aperçu Kerouac, au Bon Marché, qui signait des autographes (« surtout des femmes ! »). C’était l’année où paraissait The Town and the City. Depuis, les choses ont changé : « Dans les années 1960, Washington a lancé un vaste programme de rénovation des centres-villes, urban renewal, qui a ruiné la paroisse Saint-Jean-Baptiste. Rasée, pour des parking lots, malgré les promesses… une belle blague ! » Les Gentrifiers ici aussi.

« Lowell a toujours été une ville de minorités. Aujourd’hui, ce sont les Latinos, les Vietnamiens, les Cambodgiens, les Noirs. À l’époque, il n’y avait pas de Noirs… » Le Lowell de Roger et de Jack était canadien-français, grec et irlandais. Pour les quartiers francos, « c’était la même histoire, la même nation qu’au Québec. De Lowell à Drummondville, c’était la même vie, la même mentalité, la même réalité ». C’était avant la Révolution tranquille… « Vous avez manqué le bateau en rejetant la foi » qu’il me dit, Roger… que nous avons troqué la sublime religion (il faut lire Visions of Gerard !) contre une spiritualité cheap, syncrétique.

La religion, pour la société franco-américaine, c’était une façon de survivre, mais c’était aussi un recours moral face à la discrimination. « Les Francos du Maine ont été plus mal traités que d’autres. Ils n’avaient pas leur place dans les universités. Maintenant, il y a [le gouverneur du Maine] Paul Lepage ». Roger s’intéresse à la politique, il appuie le gouverneur. Il a même eu sa carte du Parti québécois par le passé… Et l’avenir ? Celui des Franco-Américains ? « Vous connaissez ça, vous, l’avenir ? Jésus a dit “ vous ne savez ni l’heure ni le jour ” ». Tout de même ! « Tant qu’il y aura un pépère ou une mémère, même un Anglo peut être Franco-Américain ». Après…

J’ai fait quelques achats à la Librairie Populaire. Je vais lire un peu en attendant Josée Vachon au parc Lafayette, devant l’église Sainte-Marie dans l’ancien quartier franco de Manchester. Il faut d’abord traverser le pont pour rejoindre la rive droite du Merrimack qui traverse la ville et le New Hampshire depuis les White Mountains jusqu’au Massachusetts.

J’ai racheté les écrits français (j’avais donné mon exemplaire à Julien Olivier, au cas), mais je vais plutôt parcourir l’ouvrage de Camille Lessard-Bissonnette4 (l’édition que j’ai trouvée chez M. Lacerte est celle de 1980, du National Materials Development Center for French de Bedford [là où M. Olivier a travaillé] – le centre a publié une collection entière des classiques de la littérature franco-américaine, à l’époque). Je m’y plonge, mais j’aperçois bien vite Josée Vachon qui me fait signe, juste devant le presbytère.

Chanteuse née au Québec (déménagée à Brownville Junction à l’âge de 2 ans), Josée est devenue avec le temps et après un passage déterminant à l’Université du Maine où elle a connu Yvon Labbée (fondateur du Centre franco-américain en 1972 – c’était l’époque d’Édith Butler et Angèle Arsenault), l’enfant chérie de la communauté franco-américaine. Ses ballades, en français et un brin nostalgiques, l’expliquent assurément. Mais il y a aussi ce charme et une humeur joviale qui tranchent avec ce que j’ai connu depuis le jour 1. « Les événements qui ont marqué ma vie [quant au rapport à la langue française] ont toujours été valorisants », dit-elle, évoquant du même souffle le contraste avec l’expérience négative des Francos en général (des histoires de discrimination et d’humiliations répétées), particulièrement dans le nord du Maine, dans leur rapport avec les Anglos. Elle a constaté leur honte de ne pas parler un bon français. Ce n’était pas son cas, ni pour la honte ni pour le français.

Josée revient du Connecticut, où elle a chanté la veille. Elle doit se produire à l’église Sainte-Marie en fin de journée. Après plus de 30 ans dans le métier, mariée à un recteur de l’Université du Maine, elle choisit ses concerts. Et c’est avec bonheur qu’elle constate une relève. « J’étais avec Daniel Boucher (pas le Québécois, l’autre) et Patrick Ross hier. Ils disaient avoir grandi en écoutant mes chansons ». La musique franco-américaine se porterait donc bien. « Le folk, ça ne meurt pas. Il y aura toujours un public pour le “ trad ” canadien-français ». Mais pour la chanson, Josée hésite : « Le monde aime entendre les expressions canadiennes-françaises qui ne se traduisent pas. Ça crée un lien, une fierté… Un jour, Antonine Maillet est venue ici et nous a dit : “ Qui perd sa langue perd sa culture ”, et ça m’avait inspiré une composition que j’ai intitulée “ On est toujours là ” et dans laquelle j’écris : “ on se parle avec nos chants et nos images, car la joie de vivre ça ne s’oublie pas ”… je ne suis pas certaine malgré tout. »

Elle pense. « Ça change ici. Les gens ont vieilli… des fois, la salle ne reconnait plus certaines chansons traditionnelles. Par exemple, je ne vais plus à Biddeford (à la Kermesse franco-américaine qui a longtemps reposé sur les épaules de Norman Beaupré) où tout se passe en anglais. C’est un festival country maintenant. » Ces changements ne la troublent pas outre mesure. Il y aurait un défi, de nos jours, à maintenir ce qui peut être maintenu, mais il n’est plus question de survie : « c’est (le scénariste) Grégoire Chabot (un de ses “ role models ” de l’Université du Maine) qui le dit le mieux. Il ne faut pas voir ça fixe, l’identité franco-américaine. Les jeunes expriment leur créativité culturelle à leur façon, ils cherchent dans ce qu’il y a, dans ce qu’on n’a pas fait. C’est nous autres, mais pas comme nous autres. » J’oserais croire que René Lévesque, qui aimait les chanteuses et à qui elle a remis son premier long-jeu en mains propres, pensait la même chose de Josée : nous autres, mais pas comme nous autres. Car Josée Vachon n’est plus Québécoise. Et les Québécois viennent au Maine surtout pour ses plages, celle de Old Orchard où on peut croiser Roger Brunelle qui vient prendre un bain de français de temps à autre.

Jour 6, 19 juin 2016. Lowell et Nashua, Roger Brunelle et Steve Edington

La tête, on la réservait pour la fromager. On gardait des rôtis, des côtelettes, de la viande à tourtière, que l’on mettait à la gelée. L’autre partie, bien désossée, était soigneusement disposée dans de grands saloirs en bois et recouverte de saumure. Cela constituait le lard salé avec lequel on faisait les fèves au lard, les soupes aux pois, les bouillis de légumes.
– Canuck, Camille Lessard-Bissonnette

Journée chargée aujourd’hui. Je me lève tôt, je dois rejoindre Roger Brunelle au Kerouac Commemorative à ٩ h, sur Bridge St. J’arrive à l’avance. Je fais le tour du site qui fait dos au Eastern Canal, sur lequel la Massachusetts Mill, l’ancienne filature transformée en un immense complexe résidentiel, jette son ombre matinale.

Le comité organisateur de la commémoration, dont faisait partie Roger, avait confié au sculpteur Ben Woitena la conception d’un monument à la mémoire du célèbre écrivain de Lowell au milieu des années 1980. Inauguré en 1988, il consiste en un arrangement de stèles de granites sur lesquelles on peut lire des citations tirées de l’œuvre de Kerouac, et disposées de façon à imiter, d’un point de vue aérien, les formes combinées de la croix chrétienne et d’un mandala (Kerouac s’est beaucoup intéressé à la spiritualité bouddhiste, ce qu’on constate à la lecture de ses romans). Au centre, on trouve un disque surélevé dont le rayon fait un demi-mètre. Les quatre stèles qui cernent ce disque ont, sur la face intérieure, un revêtement d’acier qui produit l’écho de tout bruit émanant du cœur du monument, dont le sculpteur affirme qu’il symbolise le centre d’équilibre cosmique autour duquel tourne le chaos du monde. L’éclairage est idéal pour prendre quelques photos.

Après un moment, je vais m’assoir pour relire certains passages de Doctor Sax – j’ai demandé à Roger de me faire voir surtout les lieux de ce roman, la maison sur Beaulieu St., The Grotto (reproduction de la grotte de Massabielle, « folle, vaste, religieuse, les Douze Stations de la Croix, douze petits autels installés, on se place devant, on s’agenouille, tout sauf l’odeur d’encens […], culmine une gigantesque pyramide-escalier au-dessus de laquelle la Croix s’érige phalliquement vers le ciel avec son pauvre fardeau le Fils de l’Homme transpercé au travers dans son Agonie et sa Peur5 », l’école paroissiale Saint-Louis-de-France, l’église Saint-Jean-Baptiste, l’imprimerie du père… – et j’aperçois un homme au t-shirt noir sur lequel figure les lettres « M-O-N-T-R-E-A-L » et un drapeau du Québec que cache partiellement un petit bouddha en pendentif qui glisse à gauche et à droite, un octogénaire à l’air relativement jeune, un tatou sur l’avant-bras. C’est mon homme.

M. Lacerte m’avait dit de ne pas évoquer la question de l’annexion québécoise de Kerouac à son ami (ils se voient régulièrement). Je ne peux résister malgré l’avertissement, mais je le fais sourire en coin. Pas décontenancé, Roger m’entraine vers une des stèles où le comité a inscrit sa réponse dans le granite : « Name: Jack Kerouac, Nationality : Franco-American, Place of Birth: Lowell, Massachusetts, Date of Birth: March 12th, 1922. » Puis il me dit : « Kerouac a une double identité. Une identité linguistique française – on jouait Molière, ici ! –, mais aussi une identité américaine/anglophone qu’on retrouve dans son écriture, la sonorité jazz et l’influence de Joyce, entre autres. » Mais son style libre, il n’est pas qu’américain : Kerouac disait de Céline qu’il était son maître. « C’est vrai. En français, il fallait se libérer du latin, de sa structure étouffante. » Roger s’y connaît, il a enseigné les langues, le français et le latin, pendant 48 ans. À ceux qui dénoncent la difficulté de la structure, de l’orthographe (en français surtout) et de la syntaxe de Kerouac, il répond, laconique : « Jack a utilisé l’écriture pour reproduire la parole. C’est un usage possible. »

Ça fait 30 ans que Roger propose des visites du Lowell de Kerouac. Avec Louis Cyr, l’auteur de On the Road est sans doute le plus connu des Francos du coin. Après une visite à la bibliothèque où nous rejoignons Shawn Thibodeau qui nous ouvre les portes (c’est dimanche – c’est là que le jeune Jean-Louis Kerouac allait se réfugier, les jours d’école buissonnière) et un tour en voiture au centre-ville au cœur des anciens quartiers canadiens-français, nous nous arrêtons à la grotte. Chemin de croix, ascension (à genoux, idéalement) de la pyramide jusqu’au sommet, contemplation du Christ, descente par l’autre bord, bénédiction par une réplique du petit Jésus de Prague, retour devant. The Grotto, c’est un lieu paisible. Pour les « Ti Gas » de Lowell, c’était un peu la forêt d’Hansel et Gretel : « Nos parents nous disaient : “ si vous êtes pas sages, on vous envoie à la grotte ! » À côté, il y avait l’école et l’orphelinat : un milieu de vie auquel on voulait échapper.

Nous visitons la paroisse Saint-Louis-de-France dans Centralville (du français « centre-ville », on imagine), de l’autre côté du Merrimack. Les Kerouac ont vécu dans cette enclave canadienne-française. Roger y habite, comme son père et son grand-père avant lui. L’aspect général du quartier n’a pas dû trop changer : des petites maisons étroites de deux étages aux façades en lattes de bois. Sur les terrains avant, des niches mariales et des drapeaux américains… pas de français, par contre. L’assimilation est apparue inévitable (« Laissez-vous pas pogner ! C’est le temps de faire l’indépendance ! », dit mon guide). Roger se rappelle l’école Saint-Louis-de-France qu’il a fréquentée, le serment au Carillon-Sacré-Cœur le matin, le pledge of allegiance au drapeau étoilé en après-midi, et dans l’immense presbytère qui donnait sur la cour d’école, le curé et les vicaires tendant l’oreille à l’affût du moindre mot d’anglais dont on devait réprimer l’usage. Une politique désespérante, si elle n’était pas désespérée.

Nous nous arrêtons chez Vic’s pour diner : tourtière (« pork pie »), fèves au lard (blanches, à Lowell : typiquement, ٢ livres de fèves, ١ livre de lard salé en cube sur le dessus, ketchup, recouvrir d’eau et cuire pendant 7 heures à 350 dans un creuset), café noir et toasts. Nous discutons. Roger est un poète, il traduit ses états d’âme de façon convaincante. Il me parle de la difficulté de vieillir, du fait qu’il se sent jeune. Sa femme, d’origine lituanienne, a récemment frôlé la mort et ne sort plus trop de la maison…

Nous avons fait un détour chez lui, plus tôt. C’était pour des affiches de Lowell Celebrates Kerouac ! qu’il me donne. D’autres suivront par la poste avec cette mention : « de Roger, l’Amerloque ». Il me ramène à la place commémorative où j’ai stationné ma voiture. Je dois me rendre à Nashua où j’ai rendez-vous avec Steve Edington.

« L’univers de Kerouac est inclusif. On the Road donne accès au reste de l’œuvre et à son langage poétique. C’est le monde de l’art, de la poésie », me disait Roger. Certainement, Steve Edington pourrait en témoigner. Voilà un homme qui ne compte aucun ancêtre canadien-français, qui n’en parle pas la langue, mais qui est néanmoins un expert de l’histoire familiale (et très québécoise) des Kerouac. Il a écrit un livre sur le clan (Kerouac’s Nashua Connection), qui avait pour patrie cette ville du New Hampshire. C’est le hasard, ou l’emploi d’Émile (père de Jack), qui a entrainé la famille immédiate en aval de « s’grosse rivière là », comme disait Gabrielle-Ange.

Steve Edington est pasteur, diplômé en théologie. Un pasteur « libéral » qui se passionne pour le mouvement beat et la musique des Grateful Dead. Pas le genre auquel on s’attendrait, donc. Étudiant, il s’est vivement intéressé au domaine de la religion comparée, et particulièrement aux similitudes entre catholicisme et bouddhisme. On pourrait dire qu’il était prédisposé (prédestiné ?) à découvrir l’univers kerouackien, ce qu’il a fait, dans l’ordre le plus évident pour un Américain de sa génération : d’abord On the Road et Dharma Bums, puis ultimement les romans du cycle lowellien. Le hasard s’en mêlant, il a déménagé à Nashua en 1988.

Steve est devenu un ami et un collaborateur de Roger. S’en inspirant, il a élaboré une visite du Nashua de Kerouac, sorte de complément aux tournées de Lowell. Pour toute personne qui s’intéresse à l’univers canadien-français des Kerouac, c’est un must. En parcourant les bottins dans les archives de la ville et les registres paroissiaux, Steve a pu reconstituer la géographie existentielle du clan, du grand-père Jean-Baptiste, de l’oncle « Mike » (Joseph), de la parenté dans French Hill (où l’on aménageait, une fois prospère et établi, après avoir habité French Village – j’ignore pourquoi, cette migration éventuelle vers la rive gauche du Merrimack semble être une constante de l’existence des Canucks du New Hampshire et du Massachusetts dans la première moitié du XXe siècle), d’Émile et Gabrielle-Ange, etc.

Ce qui l’intéresse particulièrement chez Jack, et c’est quelque chose qui s’applique à la famille Kerouac et aux Franco-Américains en général, je crois, c’est la tension entre l’attachement à un lieu (au sens large) et le besoin de s’en défaire. Tension dans le rapport de l’écrivain au catholicisme, tension dans son rapport à Lowell… une tension qui va de pair avec sa double-identité.

Cette identité, Steve a fini par la connaître intimement. De fil en aiguille, en retrouvant les traces de sa minorité silencieuse, il a acquis une perspective plus large sur l’histoire de Nashua et a diffusé ses recherches sur Kerouac et la « question franco-américaine » au sein de la société historique. La communauté des descendants, dont on présume logiquement son caractère exclusif, en est venu à adopter ce pasteur excentrique. Ils l’ont invité à prendre la parole lors de l’inauguration de « La Dame de notre Renaissance française » qui commémore l’Immigrant franco-américain. Steve Edington a compris tout le sens de ce geste rare. « Ils m’ont inclus… je me suis senti honoré ! », qu’il me raconte, un peu ébahi.

Jour 7, 20 juin 2016. Leslie Choquette et Éloïse Brière

L’identité bretonne était quelque chose de simple et d’évident, remarquaient Mickaël et Goulven, tandis qu’ils pressaient Pierre de leur fournir des éléments distinctifs de sa culture d’origine. Celui-ci devait rapidement constater qu’à l’exception d’un camembert appelé Vieux Mayennais – mais le camembert était une invention normande et non mayennaise – il était difficile d’exhiber une quelconque spécialité régionale.
– L’aménagement du territoire, Aurélien Bellanger

Je garde pour le dernier jour mes rencontres avec les professeures Choquette et Brière. C’est peut-être avec elles que je me sens le plus chez moi. À cause de l’univers académique et de son impact sur ceux qui y font carrière : surtout, un éthos mesuré qui est la conséquence heureuse du travail intellectuel. C’est un monde qui m’est devenu familier.

Je suis impatient depuis le début de me rendre à Assumption College, l’ancien collège l’Assomption à Worcester, haut lieu de formation et de culture pour l’élite franco-américaine du début du XXe siècle. À l’époque, les pères augustins de l’Assomption, un ordre antidreyfusard et conservateur dissout par la justice française en 1900, cherchaient un nouvel essor parmi une population catholique et française. Ils ont fondé ce collège qui est vite devenu un centre névralgique pour la « Franco-Américanie ».

En 1953, le Collège l’Assomption a été complètement détruit par la tornade historique qui s’est abattue sur la ville, avant d’être reconstruit sur un nouveau site inauguré en 1956. À cette époque, l’enseignement en français était déjà en déclin. Il devait cesser définitivement à la fin des années 1960. Néanmoins, le collège demeurait le détenteur d’importantes archives, qui en faisait un gardien de la mémoire franco-américaine. En 1979, le père Duffault et la professeure Claire Quintal fondèrent l’Institut français pour assurer la pérennité de cet héritage. Je rencontre ce jour-là Leslie Choquette, qui a succédé à Claire Quintal comme directrice de l’Institut en 1999.

Je communique avec mes collaborateurs depuis le début de mon projet. Je leur ai soumis à l’avance une longue liste de questions et leur laisse entrevoir un peu mon propre cheminement, ma compréhension des choses. Avant que je n’arrive à son bureau, Mme Choquette s’est fait une idée de mes préjugés et de ce qu’il importait que je sache. Au milieu de l’entrevue, tandis que je feuillette mes notes avec perplexité, je sens que son regard me quitte, comme pour fixer un objet qui se trouverait au-dessus de ma tête, et elle me lance : « Je savais que je serais la douche froide ! »

Leslie Choquette est professeur d’histoire, elle s’est spécialisée dans l’histoire de la France et des Français en Amérique. Son livre (prix Alf Heggoy 1998) sur l’immigration au Canada6 retrace le parcours et le contexte de chaque immigrant venu s’établir dans la colonie (et en Acadie) durant le Régime français. Cet intérêt m’interpelle pour la raison que je le trouve typiquement franco-américain : dans les anciennes enclaves canadiennes-françaises, les sociétés généalogiques ont un rayonnement unique. Je pense aussi à Kerouac, dans Satori in Paris, à la recherche de ses lointaines origines bretonnes. Ça me semble être une réaction normale devant la dislocation de l’identité culturelle : on se rattache au récit familial pour se raconter, pour se connaître, et puisque la référence collective disparaît, les individus qui peuplent ce récit prennent du relief.

Pourtant, Leslie n’est pas franco-américaine. Ou elle l’est, au sens minimal qu’admet Roger Lacerte : à cause de « pépère » Choquette. Pour le reste, elle a des racines canadiennes-anglaises, polonaises… américaines, quoi ! Née à Pawtucket, au Rhode Island, elle a appris le français en fréquentant l’école privée, une école pour jeunes filles de la haute société à Providence. Entre 10 et 12 ans, Leslie a connu un professeur qu’elle adorait, un descendant de huguenot. Poussée par son milieu (plutôt WASP) et admirative de ce professeur, elle a progressivement développé une passion pour l’histoire et la littérature française. Son lien avec le Québec ou le Canada français ? Elle lisait des brochures de la Côte-de-Beaupré durant ses études en France et elle s’est dit : « Tiens ! Ce sont ces gens qui m’intéressent. » On est loin de la nostalgie ou du respect filial…

Elle me voit un peu troublé et en profite pour enfoncer le coin : « Il n’y a plus de Franco-Américains aujourd’hui. » L’immigration canadienne-française aux États-Unis, pour Leslie, doit être conçue sous l’angle de la normalité, en parallèle avec les autres classes d’immigrants. Elle se dit adepte de Gérard Bouchard. « Les Franco-Américains formaient un groupe comme les autres. Le succès, pour tous, c’était l’assimilation. L’assimilation à la culture et à l’économie américaine, et d’abord l’apprentissage et la maîtrise de l’anglais. L’idéologie de la survivance ne pouvait pas fonctionner dans ce contexte. S’il y a une particularité au cas franco-américain, c’est cette idéologie. L’élite s’est montrée coupable d’avoir retardé l’assimilation. » Pépère Choquette lui-même, né en 1905, a fini par perdre l’usage du français. « Vous avez fait la connaissance de tout ce qu’il reste de batailleurs de la survivance. Une poignée de gens sur 7 millions de personnes. Ils ne sont pas représentatifs », me dit-elle.

Quand même, cet exode, tous ces gens. Il doit bien en rester quelque chose. Les descendants des Canadiens français ne représentent-ils pas un quart de la population totale de la Nouvelle-Angleterre, le plus grand groupe ethnique du Maine ? Certainement, il doit y avoir quelque chose comme une culture franco-américaine. « Quel est le groupe ethnique le plus important aux États-Unis ? », me demande la professeure Choquette. J’ai quelques réponses vraisemblables : les Anglais (non !), les Afro-Américains (non !), les Latinos (non plus !). « Ce sont les Allemands. Et pourtant, il n’y a pas de culture germano-américaine. Pour tous les groupes, le creuset (le melting pot !) opère au plus tard sur la troisième génération. Nous n’avons pas les mêmes mythes fondateurs que vous. »

Puis elle ajoute (toujours douce et avenante, elle dévoile son point de vue avec une précision chirurgicale) : « Pour moi, la Franco-Américanie, ça n’existe pas. On peut inclure les écrits de Kerouac dans la littérature de la diaspora québécoise. Cela dit, son histoire est profondément américaine, c’est une histoire d’immigrant […]. Sur la question de ses héritiers, il y aurait Norman Beaupré et Grégoire Chabot, mais il n’y a pas de public pour leurs œuvres. » Pour Leslie, l’impression québécoise d’une société franco-américaine historique est une illusion : jusque dans les années 1930, il y avait une immigration constante qui faisait faussement croire à la permanence du français et de la population sur la longue durée. C’est comme pour le Merrimack : apparemment stable, il coule depuis le nord d’une eau toujours nouvelle.

Douche froide, qu’elle disait. Mais c’est surtout la leçon d’histoire du collège lui-même : le clergé de l’époque a compris qu’il cesserait d’exister si on s’acharnait à le garder tel quel, avec son cours classique en français. On a donc choisi de le garder catholique et de jeter (archiver) le reste. Pour survivre, indeed.

Je dis au revoir à la professeure Choquette et je quitte ce campus paisible pour me rendre à Delmar, en banlieue d’Albany, où je dois rencontrer la professeure Éloïse Brière, récemment retraitée de la State University of New York. Elle revient du Sénégal, pour une conférence. C’est un pays qu’elle connaît pour y avoir donné le premier cours de littérature africaine, juste après l’indépendance. Elle habitait non loin de chez Senghor.

Mme Brière est née au Massachusetts (elle est Franco-Américaine de troisième génération), à Easthampton où elle a fréquenté l’école paroissiale sous la garde des sœurs de Sainte-Anne. Elle se souvient des sœurs. Celles qui venaient du Québec étaient plus sévères que les Franco-Américaines. Sans doute, leur engagement envers la survivance était plus absolu. Peut-être que cette perception explique l’attirance d’Éloïse pour les situations bilingues, ailleurs dans le monde, contrairement à d’autres francos qu’elle a connus à l’université du Massachusetts, les Armand Chartier, Grégoire Chabot, Don Dugas, qui se sont plutôt concentrés sur le raffermissement de leur identité.

Avec la jeunesse rurale américaine, comme elle parlait français, Éloïse a abouti en Suisse, puis à Paris où elle a travaillé pour la FAO. C’était après le baccalauréat à la fin des années 1960. Elle a ensuite fait des études de maîtrises en littérature française à Middlebury College, au Vermont, et à l’Université de Dakar, puis en littérature anglaise à l’Université de Bordeaux. En ١٩٨٢, elle termine son doctorat en littérature française à l’Université de Toronto où elle assiste un jour à une présentation de Claire Quintal sur la vie franco-américaine. Cette présentation agira comme un appel. L’année suivante, elle obtient un poste à la SUNY d’Albany (elle y travaillera 30 ans) et renoue avec cette vie, créant des liens avec la communauté franco-américaine de New York, celle d’un ancien centre de l’industrie textile au confluent de la rivière Mohawk et du fleuve Hudson, non loin : Cohoes.

Je tiens donc une spécialiste des littératures francophones, et je tâche d’orienter la discussion sur Kerouac. « La littérature franco-américaine était généralement liée au journalisme. C’était le fait de Québécois, formés dans les collèges classiques, qui échouaient à travailler dans le domaine au Québec et qui venaient ici. Leur carrière était instable, ils allaient de ville en ville et avaient de la difficulté à se fixer. De tous les journaux, Le Travailleur de Worcester faisait la plus grande place à l’expression de la pensée franco-américaine. » Cela me rappelle Réal Gilbert, ancien président de l’Assemblée des Franco-Américains, que j’ai rencontré à Manchester. Il y avait travaillé durant les années 1940, comme « porteur de journaux », réviseur des épreuves et recruteur auprès de Wilfrid Beaulieu, le fondateur… il y a même connu Séraphin Marion ! Kerouac n’était pas de cette filière7.

C’est dans le cadre d’un autre séminaire avec Claire Quintal, de l’Institut français, qu’Éloïse a découvert le Kerouac franco-américain, celui de Visions of Gerard. Celui de On the Road, qu’elle a connu à Bordeaux, elle n’avait aucune idée qu’il était Franco. Que pense-t-elle de lui ? « C’est un génie ! […] il a dit : “ quand j’écris, c’est en français ”, et c’est dans un français phonétique qui a sa place dans le souvenir de Kerouac. Il faut le lire avec l’oreille. » Par-delà cette qualité, il y a aussi le fait que ce français, ce souvenir franco-américain, ilot dans une mer d’oubli, est important pour tout Franco-Américain à la recherche de ses racines. C’est le cas pour Éloïse : « Je me suis construit mon identité franco-américaine par petits coups. » Elle le doit à la littérature, à Mme Quintal… et elle le rend à travers son intérêt pour les littératures oubliées, ici, au Sénégal, au Cameroun…

Cela invite la question qui me taraude depuis le début, une question qui me permet de donner à Éloïse le fin mot de mon voyage : est-il possible d’avoir, de vivre, de se construire, aujourd’hui, une identité franco-américaine ? « L’identité franco, elle est là si on la veut. Ça demande des efforts particuliers puisque la question des minorités ethniques est largement monopolisée par les enjeux touchant les Noirs et les Latinos. Et puis, il y a différents niveaux d’identification à la “ Franco-Américanie ”. Le problème est que “ mémère ”, aujourd’hui, est une baby-boomer. Elle n’a pas grandi dans un petit Canada. En plus, à l’époque, les relations étaient plus intenses. Les Franco-Américains étaient tissés ensemble par besoin, à travers les associations et les mutuelles. L’Union Saint-Jean-Baptiste (de Woonsocket) distribuait des cadeaux à Noël et des bourses d’études. L’univers franco-américain était étendu, on ne pouvait pas s’en défaire : ça collait à la bouche, ça collait à la main. Aujourd’hui, tout ça a disparu. Le monde franco-américain, c’est une géographie d’ilots. Mais il y a des associations très vivantes, comme pour les gens de Brush up your French ici (Cohoes). Il y a aussi des jeunes, mais pas beaucoup. »

Avec Internet, dans un monde où la géographie est moins contraignante, il me semble en effet possible de retracer l’univers et l’héritage franco-américain, d’y participer et de s’en prévaloir pour se construire. Cela ne me concerne pas en premier lieu, mais le rapport que mes collaborateurs entretiennent avec l’identité m’a fait comprendre deux choses, sur le plan personnel. D’une part, je sens maintenant que notre identité culturelle vécue (québécoise) est plus précaire que je ne le croyais. D’autre part, je crois aussi que l’assimilation n’est pas un processus aussi douloureux qu’on peut l’entendre prophétiser. Cela en tête, je me trouve plus à même de faire le choix de persister dans mon être, refusant la nostalgie canadienne (quel retour possible au Canada français, aux soirées canadiennes, à la lecture du chapelet à la radio, à l’Église partout ?), sans renier un héritage qu’il importe toujours de sonder pour mieux se connaître. Sans renier, mais cela va de soi, des romanciers de génie qui nous sont plus proches que d’autres. 

 

Bibliographie

Beaulieu, Victor-Lévy, Jack Kerouac (essai-poulet), Édition du jour, Montréal, 1972, 235 p.

Choquette, Leslie, De Français à paysans, Modernité et tradition dans le peuplement du Canada français, Septentrion, Québec, 2001, 323 p.

Côté-Robbins, Rhea, Wednesday’s Child, Rheta Press, Brewer, 2008, 96 p.

Hendrickson, Dyke, Quiet presence: Dramatic, first-person accounts. The true stories of Franco-Americans in New England, Guy Garnett, Portland, 1980, 266 p.

Kerouac, Jack,Dr. Sax, Grove Press, New York, 1959, 245 p.

Kerouac, Jack, Vanity of Duluoz, Granada, Londres, 1982, 301 p.

Kerouac, Jack, Visions of Gerard, Penguin, New York et Londres, 1991, 130 p.

Lessard-Bissonnette, Camille, Canuck, National Materials Development Center for French, Manchester (NH), 1980, 119 p.


1 Côté-Robbins, Rhea, Wednesday’s Child, Rheta Press, Brewer (ME), 2008, 96 p.

2 Cf. Hendrickson, Dyke, Quiet presence: Dramatic, first-person accounts. The true stories of Franco-Americans in New England, Guy Garnett, Portland (ME), 1980, 266 p.

3 Beaulieu, Victor-Lévy, Jack Kerouac (essai-poulet), Édition du jour, Montréal, 1972, p. 123.

4 Lessard-Bissonnette, Camille, Canuck, National Materials Development Center for French, Manchester (NH), 1980, 119 p.

5 Kerouac, Jack, Doctor Sax, Grove Press, New York (NY), 1959, p. 122. (Notre traduction)

6 Choquette, Leslie, De Français à paysans, Modernité et tradition dans le peuplement du Canada français, Septentrion, Québec, 2001, 323 p.

7 Dans Vanity of Duluoz, Kerouac indique cependant que son horizon littéraire était le journalisme, à la manière de Dickens.