Professeur honoraire, Faculté de droit, Université de Montréal
Gérard Chaliand, fin connaisseur des peuples émergeants, écrit dans ses mémoires, parlant du nationalisme québécois, qu’il lui manquait : « une élite éclairée et politiquement avisée et une population décidée à prendre des risques (La pointe du couteau, Robert Laffont, 2011, p. 318)».
Ce jugement a été porté avant la déconfiture électorale du Bloc, quelques mois après la triomphale célébration de son vingtième anniversaire et avant l’effondrement éthique du PQ pour de basses considérations électorales avérées au surplus sans fondement suite à l’élection du NPD dans la région de Québec.
Faut-il se résigner à l’asphyxie d’un mouvement lancé en 1960 par un cri aussi audacieux que volontariste : « Maître chez nous ». Cinquante ans plus tard, le projet national a été dévoyé en simple enjeux électoral sans autre perspective que la prise du pouvoir. Depuis 1960 et 1976, le monde s’est transformé en profondeur (passage d’un monde bipolaire, chute du mur de Berlin, à un monde multipolaire ; développement d’internet ; affirmation de l’Asie et notamment de la Chine ; floraison des printemps arabes et musulmans) alors que, en comparaison, le discours québécois semble fossilisé ; nous vivons un retour en arrière de type Union nationale : le libéralisme et les privatisations, la magouille érigée en mode de gestion, une impuissance congénitale à prendre des décisions éclairées dans les grands dossiers structurants, confusion du public et du privé.
Les Québécois de toutes allégeances n’aspirent qu’à un Québec moderne, prospère et ouvert sur un monde en mutation. Que faire pour donner sens aux aspirations et au travail de deux générations de Québécois qui ont voulu ériger enfin le « Maitre chez nous » ?
Il n’est pas possible de changer de peuple mais les élites politiques peuvent être remplacées par de mieux avisées sur les intérêts et l’évolution de la société québécoise dans un monde où s’opèrent des mutations qui remettent en cause les intérêts et les valeurs jusqu’à maintenant dominants. Il ne suffit pas de changer, il faut se développer plus rapidement et mieux que les concurrents pour améliorer sa situation dans tous les domaines. Le peuple peut accepter de prendre des risques et ne pas se laisser aller à vau-l’eau quand il sent une direction éclairée, transparente et résolue. Les élites n’ont pas à élaborer les politiques et à développer des projets uniquement en suivant les résultats de sondages auprès d’une population formée par des médias qui favorisent le statu quo.
Dans cette période charnière de l’histoire, les qualités nécessaires de leadership ne se retrouvent pas chez un gouvernement que nous avons réélu et qui est aujourd’hui disqualifié par une gestion opaque et calamiteuse, une corruption dénoncée par tous (sauf ceux qui en profitent) et une perte du sens de l’intérêt collectif. Comble de malheur, l’opposition divisée et déboussolée n’offre pas de perspectives plus encourageantes si ce n’est celle, bêtement mécanique, de l’alternance.
Comment sortir de cette situation de blocage collectif qui fait écrire :
J’ai pleuré sans trop comprendre. J’ai pleuré sans trop comprendre ce qui se passe chez nous […] J’ai pleuré et je pleure, ne pouvant comprendre que l’on soit rendu à ce point d’injustice et de corruption, à ce point d’inconscience et de mépris. J’ai pleuré devant notre désespoir. J’ai pleuré de savoir qu’aucun de nous n’a eu, jusqu’à ce jour, le courage de se lever et de dire c’est assez. C’est assez […] J’en appelle à la vie, à cette vie qui en chacun de nous souffle, pousse et aime (Jeanne-Mance Dubé, Le Devoir, le 16 septembre 2011).
Comment nos dirigeants politiques peuvent-ils ne pas être sensibles à ce cri de désespérance individuelle avant qu’il ne devienne collectif et peut-être violent ? Quand la société civile exprime avec autant de force son découragement, les politiques doivent être attentifs, surtout l’opposition, si elle prétend constituer une alternative crédible. Si les autorités en place demeurent sourdes et insensibles à cette révolte voilée mais bouillonnante contre le politique, la responsabilité de l’opposition officielle devient prépondérante et le seul espoir démocratique pour dénouer une situation intenable. Comment retrouver confiance et enthousiasme ?
Il faut avant tout renouer avec une parole vraie, avec un discours qui transpire d’authenticité et de transparence. Finies les phrases creuses qui n’ont pour but que d’occuper le petit écran sans faire avancer le débat public. Un peu de silence donnerait du poids à la parole.
Il faut en finir avec cette soi-disant « politique de pays » qui ne veut rien dire. Nous avons déjà les Pays-d’en-Haut, le Pays de Menaud, et même le Royaume du Saguenay. Nous avons trop de pays qui dépendent pour la moindre initiative d’un plan conjoint financé à 50 % par Ottawa qui s’arroge ainsi un droit de veto. C’est un État qu’il nous faut. Nous avons un pays, nous avons un peuple, nous avons une identité qui peuvent s’incarner dans un État. Un parti peut s’assigner cette fin et y travailler. Mais le mot État serait compliqué et ferait peur ; si on a peur des mots qu’en sera-t-il de la réalité, du dur combat à mener ? Ce projet d’un État québécois n’est rien moins que révolutionnaire. Il ne faut pas avoir peur de la dire en laissant croire que tout sera facile. Ce n’est pas une façon de motiver les troupes que de leur dire que tout sera facile et qu’il suffit d’attendre que les planètes s’enlignent pour créer les conditions gagnantes.
Nous avons aussi des voisins. Le premier, le Canada, n’acceptera jamais de bon cœur d’être coupé en deux, d’être « pakistanisé ». La lutte ne peut qu’être âpre, difficile, et il faut oublier le soi-disant fair-play britannique qui ne se manifeste qu’une fois que l’adversaire est vaincu. La lutte sera d’autant plus difficile qu’en adoptant une stratégie strictement légaliste, le mouvement souverainiste s’est mis dans la gueule du loup : Ottawa contrôle toutes les institutions juridiques du Canada. Bien avant la « loi sur la clarté », (telle que définie par Ottawa) le gouvernement central a doté le pays d’une charte des droits qui a priorité sur toutes les lois adoptées par le Québec et qui est interprétée par des juges qui sont tous nommées par Ottawa. Ainsi, l’État canadien s’est donné un pouvoir constitutionnel et législatif absolu (dans une soi-disant confédération d’États) et, d’autre part, d’une légitimité éthique par les décisions de la Cours suprême qui donne un contenu aux grands concepts de liberté et d’égalité dans la perspective de la construction d’un Canada fort et uni.
Nous avons d’autres voisins : les États-Unis, voisin surtout géographique et économique ; la France, voisin surtout culturel et politique. Qui n’a pas compris (ou plutôt, voulu comprendre) que le « Québec est otage de ses alliés » (Anne Legaré) après l’abandon du « Non ingérence, non indifférence » par le président Sarkozy pour s’aligner sur ses mentors américains ? Qui peut raisonnablement penser que les États-Unis puissent être favorables au démantèlement politique de leur principal allié ? Qui, surtout après le « 11 septembre », peut imaginer que les États-Unis acceptent facilement l’apparition d’un nouveau voisin dont l’existence peut remettre en cause leur sécurité ?
Laminé de l’extérieur par le pouvoir fédéral de dépenser dans tous les domaines y compris ceux qui sont de juridiction exclusive du Québec ; laminé par des chaires fédérales qui subvertissent le système d’éducation par la tête (voir le poisson de Mao) ; laminé par les plans dits conjoints qui permettent à Ottawa d’envahir tous les secteurs d’activité et d’imposer ses normes et objectifs à des gouvernements locaux affamés ; laminé par le multiculturalisme qui vise moins au respect des cultures minoritaires (y compris québécoise), mais à leur intégration/assimilation progressive et sans douleur dans la seule vraie culture canadienne, le Québec n’a plus de marge autonome de manœuvre. Il gère des politiques fédérales.
Le Québec est aussi laminé de l’intérieur par une immigration (que nous avons rendue nécessaire) qui n’est pas insensible aux chantres de la mondialisation et de la mobilité nord-américaine, du multiculturalisme canadien et de la culture qui se veut dominante même au Québec : dire aux immigrants qu’ils arrivent dans une société francophone dont ils doivent apprendre la langue et qu’ils doivent envoyer leurs enfants dans les écoles publiques francophones relèverait maintenant non seulement de la discrimination mais même du nazisme.
Que les Québécois, que la société civile, soient désarmés par tant d’agressions, qu’ils perdent leurs repères sans en trouver de nouveaux, qu’ils sentent le sol se dérober sous leurs pieds, personne ne peut s’en surprendre. Le Québec n’est pas seul à traverser des moments difficiles : les États-Unis sont en « faillite » financière et sociale ; l’Angleterre est livrée aux émeutes ; la France s’enfonce dans une dérive éthique et politique. Ce qui surprend et est inadmissible, c’est l’absence de réaction du gouvernement du Québec. Les politiques, au mieux, laissent les choses se dégrader et, au pire, favorise la poursuite de la déconstruction du lien social et du bien vivre ensemble.
Le Québec et les Québécois ne peuvent régler tous ces problèmes internes et externes même s’ils affectent leur vie quotidienne. Cependant, leurs élites politiques et autres peuvent leur offrir une compréhension du monde et de ses tensions, une perspective de la place et des intérêts du Québec dans ce monde en mutation. Le minerai du Plan nord sera-t-il vendu aux Chinois, le même prix que Duplessis vendait le minerai de fer aux Américains ?
La direction de Pauline Marois, dont l’autorité surtout morale a été mise à mal par la gaffe du projet de loi 204, exige un sursaut d’humilité et de clairvoyance. Le rôle de l’opposition pour la protection du système démocratique au Québec a rarement été aussi fondamental. Madame Marois, par ses choix pour la gouvernance de son propre parti et du Québec, peut jouer un rôle déterminant pour la sauvegarde des institutions démocratiques. S’il fallait une commission d’enquête pour protéger l’intégrité du système judiciaire, a fortiori il faut créer une commission d’enquête sur le fonctionnement de l’État (et incidemment sur l’industrie de la construction) quand il existe des assertions sérieuses d’infiltration de celui-ci par le crime organisé et la mafia. Ce n’est pas le fonctionnement de l’industrie de la construction qui est en jeu mais le fonctionnement même des institutions démocratiques. Dans l’état de la situation, il n’y a pas de différence de nature entre les administrations Moubarak et Charest, seulement une différence de degré.
Si le premier ministre Jean Charest devait s’obstiner dans son entêtement à chercher des preuves contre quelques individus isolés sans prendre les moyens pour démanteler le système de corruption qui gangrène le fonctionnement de l’État, madame Marois fera face à un défi historique : soit, elle s’obstine à poursuivre, forte de son mandat de 93 %, dans la voie qui la mène droit à l’échec et au titre peu enviable de fossoyeuse du PQ (juste après la disparition du Bloc) ; soit, elle se resaisit, s’entoure de nouveaux conseillers d’envergure, acquiert la stature d’une femme d’État et devient première ministre.
Quand le long terme n’offre qu’une perspective atre ans, quand les principaux partis sont financés par les mêmes bourses, quand réflexion se conjugue avec élection, quand la confusion de la pensée entraîne l’impuissance de l’action, quand la nouvelle génération ne réussit même pas à entretenir les infrastructures léguées par les générations antérieures (moins instruites et plus pauvres), les générations montantes peuvent s’inquiéter de leur avenir.
Quand l’opposition est divisée et discréditée, quand il n’y a plus d’alternative crédible à un gouvernement déconsidéré, c’est le fonctionnement du système démocratique qui est remis en question.
Le Québec doit sortir du magma d’impuissance et de corruption qui le fragilise et l’étouffe. Le peuple, la société civile, qui a fait la Révolution tranquille veut retrouver la fierté et l’enthousiasme qui l’ont porté pendant de nombreuses années. Qui aura la clairvoyance et perspicacité pour donner sens au XXIe siècle à une nouvelle phase de ce défi permanent : « Maître chez nous. »
Septembre 2011