* Chercheur postdoctoral, ÉNAP. Cet article a été rédigé et soumis à la toute fin du mois de janvier 2019, alors que Theresa May repartait en négociations avec l’UE.
Le 15 janvier dernier, les députés du Parlement britannique à Londres ont massivement rejeté l’Accord transitoire négocié avec Bruxelles par le gouvernement de Theresa May, plongeant le Royaume-Uni (R.-U.) encore un peu plus profondément dans la crise politique et constitutionnelle qui a jusqu’ici caractérisé le processus de sortie de l’Union européenne (UE), depuis le vote référendaire de juin 2016. À 432 voix contre 202 en défaveur de cet Accord, il s’agit de la plus grande défaite en Chambre de l’histoire britannique moderne, qui aura évidemment été suivie du dépôt immédiat (et, disons-le, passablement opportuniste et cynique) d’une motion de censure par l’opposition travailliste que dirige Jeremy Corbyn. Theresa May et son gouvernement, minoritaire, mais soutenu par une alliance avec les députés unionistes nord-irlandais, y ont survécu de justesse le 16 janvier, mais ces deux votes auront tour à tour confirmé la division qui règne à la fois au Parti conservateur britannique ainsi qu’au Parlement plus généralement.
Lors du vote du 16 janvier sur la motion de censure, il est vrai, May aura réussi à rallier une majorité de 325 voix sur 635, mais surtout la totalité des voix conservatrices (314) et unionistes nord-irlandaises (10), ce qui démontre que la division qui règne dans ses rangs n’est pas à la veille de mener à l’implosion. Il demeure toutefois qu’à peine vingt-quatre heures avant, pas moins de 118 conservateurs et unionistes d’Irlande du Nord avaient voté contre l’Accord transitoire proposé par la première ministre, aux côtés de 248 députés travaillistes, des trente-cinq nationalistes écossais, des quatre nationalistes gallois, des onze libéraux démocrates, du seul député vert et de cinq indépendants, les nationalistes catholiques d’Irlande du Nord s’étant comme à leur habitude abstenus de siéger et de voter, par contestation envers ce qu’ils considèrent toujours relever d’une occupation britannique de l’Irlande. Seuls 196 conservateurs, trois travaillistes et trois indépendants auront appuyé l’Accord, ce qui place Mme May à 116 voix d’une majorité en Chambre, qui nécessite 318 votes.
Theresa May et ses alliés avaient donc énormément de pain sur la planche afin d’en arriver, à la suite de nouvelles négociations avec l’UE, à une version amendée de l’Accord de transition qui puisse être susceptible de générer une plus large majorité conservatrice ainsi qu’une majorité parlementaire en vue d’un second vote sur cet enjeu. Deux amendements potentiels ont été appuyés au Parlement britannique le 29 janvier et ont désigné la marche à suivre pour Theresa May : le premier précise que le Parlement rejette l’idée d’une sortie sans entente transitoire, et le second que le « filet de sécurité nord-irlandais » (nous y reviendrons) doive être temporaire, ce que l’UE a toujours refusé de garantir. Sans surprise, au moment d’écrire ce texte les discussions et les pronostics allaient donc bon train concernant la possibilité d’un report de la date d’entrée en vigueur du Brexit, prévue pour le 29 mars prochain, d’un second référendum sur la question, ou d’une sortie de l’Union européenne, du Marché unique et de l’Union douanière sans accord transitoire – ce qu’on appelle communément le « no deal Brexit ». Pour y voir plus clair, et notamment pour essayer de dégager de tout cela les options qui s’offrent à court et moyen termes pour nos compatriotes écossais, il vaut donc la peine de revenir sur la teneur des débats des dernières semaines.
Les grandes lignes de l’Accord transitoire et de son Annexe
Que prévoyait, donc, ce fameux Accord transitoire ? D’abord, il établissait effectivement une période de transition de 21 mois, devant s’étaler du 29 mars 2019 au 31 décembre 2020, durant laquelle les négociations se poursuivraient avec l’UE en vue de conclure une entente économique et commerciale englobante qui déterminerait la nature des relations R.-U./UE à long terme. Durant cette période transitoire, le R.-U. demeurerait assujetti au Marché unique européen, qui garantit la libre circulation des marchandises, des services, du capital et des personnes, à l’Union douanière européenne, qui fixe les politiques commerciales et tarifaires à l’échelle continentale, puis à la Cour européenne de Justice. À la fin de cette période transitoire, si aucun accord général permettant un libre-échange complet et l’absence totale de contrôles douaniers entre le R.-U. et l’UE ne pouvait être conclu, alors entrerait en vigueur indéfiniment, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’un tel accord puisse être parachevé, le fameux « filet de sécurité nord-irlandais ».
L’idée derrière cette clause à l’Accord transitoire étant d’éviter à tout prix le rétablissement de contrôles frontaliers entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande, ce qui contreviendrait aux Accords de Paix de 1998 ayant mis fin aux violences politiques et interconfessionnelles au nord, ce « filet de sécurité » prévoyait donc qu’après le 31 décembre 2020, dans l’éventualité décrite plus haut, le R.-U. demeure assujetti au Marché unique et à l’Union douanière. Cet état de fait engendrerait plusieurs conséquences importantes pour le R.-U., l’Irlande du Nord et l’Écosse qui expliquent en partie l’opposition de nombre de députés britanniques à l’Accord transitoire comme nous l’expliquerons un peu plus loin. Ce qui est d’abord évident toutefois est que la mise en œuvre de cette clause irait à l’encontre des termes d’une deuxième section fondamentale de cet Accord transitoire : la « Déclaration politique » y étant annexée et décrivant les intentions générales du gouvernement britannique et de l’UE eu égard à la négociation d’une entente économique et commerciale globale entre les deux parties.
Cette Annexe, autrement dit, brossait le portrait de ce qu’une telle future entente économique et commerciale pourrait comprendre, et donc de ce à quoi pourraient ressembler les liens unissant le R.-U. et l’UE à long terme. Bien que rédigée en termes très généraux et ne garantissant en rien le succès des négociations à venir, cette Déclaration donnait toutefois une bonne idée des bases sur lesquelles ces négociations auraient été entamées. D’abord, on sait donc que les deux parties visaient l’établissement d’une zone de libre-échange des marchandises, avec harmonisation douanière et absence de tarifs et de barrières non tarifaires, une harmonisation réglementaire maximale en matières sanitaires et phytosanitaires (pour l’agroalimentaire, le pharmaceutique, etc.), puis la mise en place d’un système de contrôles frontaliers informatisé et automatisé afin d’éviter autant que faire se peut les douanes physiques et surtout la mise en place d’une frontière irlandaise.
On évoquait également dans ce document une libéralisation partielle du commerce des services, plus ambitieuse que ce qui est prévu aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), mais moins profonde que celle déjà atteinte au sein du Marché unique européen. Cette libéralisation partielle passerait notamment par le biais d’une harmonisation réglementaire, également partielle, en ce qui concerne ce qu’on y décrit comme des « services d’intérêt mutuel », en matières par exemple de télécommunications, de services financiers (pour lesquels on prévoyait un « cadre d’équivalence réglementaire » entre le R.-U. et l’UE), de transport aérien et maritime, etc. L’accès mutuel des deux parties aux marchés publics serait également proportionnel à leur taille respective, puis une fois de plus idéalement supérieur à ce que prévoit déjà l’OMC dans certains secteurs « d’intérêt commun », tels que les réseaux énergétiques, de télécommunication et de transport. Des ententes sectorielles à la pièce, notamment en matière de subventions industrielles, de concurrence, de régulation environnementale et de sécurité nucléaire, puis de fiscalité auraient également été négociées.
La libre circulation du capital et des investissements n’était pour sa part qu’évoquée au passage, que pour dire que ses termes devraient être convenus au cours des négociations à venir et que plusieurs exceptions seraient à prévoir. Enfin, cette déclaration d’intentions établissait clairement que, conformément aux vœux déjà exprimés du gouvernement britannique, le Brexit mettrait définitivement fin à la libre circulation des personnes entre le R.-U. et l’UE. Il y aurait toujours possibilité d’entrer sur le territoire de l’un et de l’autre sans visa pour des visites de courte durée (par tourisme ou par affaires, par exemple), mais une foule de conditions d’entrée et de séjour s’appliqueraient dorénavant pour les visiteurs de plus longue durée, tels que les étudiants, les chercheurs ou plus généralement, les travailleurs. En revanche, ce qu’on appelle la « Zone commune de voyage » entre l’Irlande et le R.-U., qui garantit la libre circulation des personnes entre les deux pays, seraient conservée dans son intégralité bien que la première demeure évidemment pour sa part membre de l’UE.
Les raisons de l’opposition à l’Accord : des tribus conservatrices aux nationalistes écossais
Bien qu’ils aient pu apparaître, à première vue, et dans les circonstances plutôt raisonnables, cet Accord transitoire ainsi que son Annexe auront été, comme décrit en introduction, rejetés massivement. Le premier problème, pour le gouvernement de Theresa May, et le plus fondamental est certainement la profonde division qui caractérise le Parti conservateur britannique lui-même sur ces enjeux, de même que l’opposition de ses alliés parlementaires nord-irlandais. Dans la presse britannique et les couloirs de Westminster, on parle carrément désormais des « tribus conservatrices » pour référer aux différentes factions du parti, toutes favorables ou opposées à l’Accord transitoire pour des raisons différentes. Reste que madame May ne fait toutefois pas que face à la fronde de ses propres députés et partenaires, mais évidemment aussi à celle de l’opposition travailliste et des nationalistes écossais du Scottish National Party (SNP), ces derniers jouissant tout de même d’un contingent important de trente-cinq députés.
Parmi les 118 conservateurs ayant rejeté l’Accord transitoire le 15 janvier d’abord, on peut distinguer au moins quatre positions distinctes. Il y a d’abord un groupe d’une bonne quarantaine de députés qui s’oppose au « filet de sécurité nord-irlandais » tel qu’il y était défini, groupe auquel il faut d’ailleurs ajouter les dix députés nord-irlandais qui s’y sont opposés à peu près pour les mêmes raisons. Ces dernières étaient de deux ordres principaux. D’abord, on a fait valoir que la mise en œuvre de cette clause et donc l’assujettissement du R.-U. au Marché unique et à l’Union douanière pour une période indéterminée empêcheraient le pays de retrouver son autonomie commerciale à la suite du Brexit, ce qui pourtant était l’un des objectifs principaux poursuivis par ses partisans. Ainsi, tant que le filet de sécurité s’appliquerait, le R.-U. ne pourrait conclure d’accord commercial avec un pays tiers, non membre de l’UE, alors que l’on vise très clairement à terme un approfondissement des relations avec les États-Unis, les pays du Commonwealth, et l’Asie.
En deuxième lieu, et cela s’applique surtout aux unionistes nord-irlandais, mais également à certains conservateurs, on redoute que ce filet de sécurité en vienne à forcer – notamment en vue de son abrogation – le gouvernement britannique à négocier avec l’UE un statut asymétrique pour l’Irlande du Nord, qui verrait la région sortir de l’UE aux côtés du R.-U., mais demeurer pour sa part membre du Marché unique et de l’Union douanière, afin d’éviter encore une fois la mise en place d’une frontière avec la République d’Irlande au sud. Or, cette éventualité rebute en raison du fait qu’alors, puisque le reste du R.-U. se retrouverait pour sa part fort probablement hors de ces deux ensembles économiques, c’est entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne, c’est-à-dire en mer d’Irlande, que risquerait d’être introduits des contrôles douaniers. Par conséquent, le filet de sécurité nord-irlandais est ainsi réputé menacer le marché intérieur britannique. Pour ces deux raisons donc – l’autonomie commerciale du R.-U. et son marché intérieur – conservateurs et unionistes ont persisté, depuis le 15 janvier, à exiger soit l’élimination du filet de sécurité, soit la garantie écrite de son caractère temporaire.
Un deuxième groupe, composé d’une vingtaine de conservateurs, allait plus loin et s’est opposé à l’Accord transitoire non pas en raison de son contenu, mais en raison de son existence même : ces députés, fortement hostiles à l’UE, sont plutôt en faveur d’un retrait sans accord aucun, qui verrait le R.-U. retrouver sa pleine indépendance commerciale, économique et réglementaire même au prix du retour d’une frontière irlandaise. Une troisième « tribu » conservatrice proche de la précédente, réunissant une quarantaine de députés, aura pour sa part rejeté l’Accord en raison principalement de son Annexe, y voyant un trop grand nombre de concessions à l’UE, particulièrement en matière d’harmonisation réglementaire. Du côté de cette tribu, on préférerait une entente à long terme sur le modèle de l’Accord économique et commercial global Canada-UE, mais avec quelques ajouts qui garantisse la totale libre-circulation des marchandises et des services (y compris financiers), mais sans limiter l’autonomie législative du R.-U.. À défaut d’en arriver à une telle entente, ce groupe se rallierait à la tribu du no deal.
Enfin, il ne faut pas oublier la tribu conservatrice regroupant la dizaine de députés plutôt opposés au Brexit qui se sont pour leur part opposés à l’Accord transitoire, car ils préféreraient ou bien l’annulation pure et simple du Brexit – plusieurs de ces députés seraient donc en faveur de la tenue d’un second référendum sur cette question – ou bien le maintien de liens économiques, commerciaux et législatifs beaucoup plus étroits avec l’UE que ce que prévoyait l’Annexe négociée par madame May, possiblement par l’entremise de ce qu’on appelle le « modèle norvégien », qui comprend l’appartenance au Marché unique et donc la libre-circulation des personnes. Ce dernier groupe est relativement proche à ces égards de l’opposition travailliste qui elle aussi préférerait voir le R.-U. conserver des liens beaucoup plus proximaux avec l’UE, possiblement par le biais d’une nouvelle union douanière. Les onze députés libéraux-démocrates sont également situés de ce côté, étant opposés à l’idée du Brexit elle-même et favorables à la tenue d’un second référendum sur le sujet.
Qu’en est-il maintenant, dans ce contexte, des nationalistes écossais ? En pratique, ces trente-cinq députés sont également alliés objectifs de ces trois derniers groupes (conservatrice europhiles, travaillistes et libéraux-démocrates), ayant voté contre l’Accord transitoire et préférant, dans l’ordre, l’annulation pure et simple du Brexit (et donc un second référendum) ou bien la négociation d’une entente permettant au R.-U. de demeurer dans le Marché unique et l’Union douanière. Au-delà de ces considérations toutefois, les doléances et les positions du SNP sur ces enjeux sont bien différentes de celles des grands partis britanniques et reflètent plutôt l’état de l’opinion publique écossaise puis les intérêts fondamentaux de l’Écosse. Il s’agit donc d’une opposition, au plein sens du terme, nationaliste, qui contrairement à celle des autres grands partis ne remet pas seulement en question les stratégies de négociations et les positions du gouvernement May, mais la légitimité démocratique du processus en entier.
D’abord, rappelons qu’avant le référendum de juin 2016 sur le Brexit, le gouvernement écossais avait proposé un « double majority lock », en vertu duquel pour que le vote sur le Brexit soit contraignant, une majorité de 50 % + 1 doive être atteinte non seulement à l’échelle britannique, mais également au niveau de chacune des nations constitutives du R.-U. : Angleterre, Pays de Galles, Écosse et Irlande du Nord. Cette proposition ayant été rejetée, et le Brexit ayant, comme on le sait, été appuyé en majorité seulement en Angleterre et au Pays de Galles, les nationalistes écossais continuent donc d’en remettre en question la légitimité en ce qui concerne l’Écosse. De façon concomitante, les nationalistes écossais reprochent également à Theresa May d’outrepasser le mandat lui ayant été donné par le référendum de 2016 : celui-ci, en effet, ne portait que sur l’appartenance à l’UE, et non sur l’appartenance au Marché unique ou à l’Union douanière. Par conséquent, en négociant d’entrée de jeu sur la base d’une sortie de ces deux ensembles, le gouvernement britannique va au-delà de ce sur quoi la population s’est exprimée.
D’un point de vue encore plus strictement écossais, l’Accord négocié par le gouvernement May, de même que son Annexe, présentaient plusieurs problèmes. D’abord, ils excluaient d’emblée un libre-échange complet pour le commerce des services, alors que le secteur des services ne représente pas moins des trois quarts du PIB écossais. Deuxièmement, ils confirmaient la fin de la libre-circulation des personnes entre le R.-U. et l’UE, alors que plusieurs secteurs de l’économie écossaise, notamment ceux du tourisme, de l’économie créative, et de l’éducation supérieure en dépendent très largement. De façon générale en fait, et même si les flux commerciaux entre l’Écosse et les marchés de l’UE demeurent relativement limités en comparaison des flux commerciaux entre l’Écosse et le reste du R.-U. ou le reste du monde, l’économie écossaise dépend légèrement davantage des marchés européens que l’économie britannique en général. Son secteur agroalimentaire par exemple, et particulièrement l’industrie du Scotch whisky, sont profondément dépendants des marchés de l’UE.
Les nationalistes écossais enfin, sans nécessairement s’opposer à l’idée du filet de sécurité nord-irlandais, en redoutent également les conséquences. Car du fait de sa taille, de la composition de son économie, puis de sa proximité géographique, l’Irlande du Nord est le principal concurrent économique de l’Écosse au sein du R.-U.. Par conséquent, le statut asymétrique dont il est probable qu’elle jouisse à terme en matières économiques et commerciales pourrait désavantager sérieusement l’Écosse aux yeux des investisseurs et des entreprises qui pourraient préférer développer leurs affaires en Irlande du Nord plutôt qu’en Écosse afin de conserver un accès maximal à la fois aux marchés britanniques et aux marchés de l’UE. Pour cette raison, le gouvernement écossais du SNP exige que tout statut asymétrique qui soit éventuellement offert à l’Irlande du Nord le soit également à l’Écosse. En définitive toutefois, l’opposition nationaliste écossaise au Brexit est tellement profonde qu’il serait surprenant que les députés du SNP à Londres en viennent à appuyer quelque accord que ce soit.
Les conséquences économiques d’un « no deal »
Si, et c’est là un gros si, ces divisions ne pouvaient être surmontées, qu’aucun accord transitoire sous quelque forme que ce soit ne puisse générer de majorité en Chambre, et que l’entrée en vigueur du Brexit le 29 mars prochain n’était pas repoussée (ce qui serait avec l’approbation unanime des 27 autres membres de l’UE), alors le R.-U. se trouverait à sortir de l’UE, du Marché unique et de l’Union douanière d’un coup et devrait en référer aux règles minimales prévues par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour régir ses relations commerciales avec l’UE, jusqu’à ce qu’une éventuelle entente ne soit finalement conclue. Les conséquences économiques et commerciales d’une telle sortie sans accord (« no deal Brexit ») seraient nombreuses et potentiellement graves tant pour l’Écosse que pour le R.-U. en général, notamment parce que cela impliquerait le retour d’une foule de barrières tarifaires et non tarifaires appliquées aux exportations de biens et de services britanniques vers l’Europe.
À l’heure actuelle, et ce malgré le fait que le commerce (import/export) du R.-U. avec les marchés de l’UE soit en léger, mais constant recul depuis la fin des années 1990, il ne représente tout de même pas moins de la moitié des flux commerciaux britanniques totaux. L’économie britannique est donc encore profondément intégrée aux marchés européens, bien que le R.-U. présente un déficit commercial important et croissant avec l’UE (sauf dans le secteur des services), qui s’explique notamment par la dépendance du pays envers l’Allemagne en matière d’importations automobiles et pharmaceutiques, Allemagne avec laquelle le R.-U. entretient un déficit commercial de plus de vingt milliards de livres sterling. Notamment pour ces raisons, l’imposition de nouvelles barrières tarifaires et non tarifaires sur les exportations britanniques de marchandises et de services vers l’UE contribuerait à creuser ce déficit commercial d’autant plus, particulièrement si ses principales exportations vers l’Europe, soit les services financiers et corporatifs, en étaient durement affectées.
On sait en tout cas qu’un retour aux simples règles de l’OMC, qui couvrent d’ailleurs somme toute assez peu le domaine des services et des services financiers en particulier, engendrerait donc de nombreux problèmes. D’abord cela mènerait presque inévitablement à la mise en place d’une foule de contrôles douaniers, y compris entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord, ce qui contreviendrait aux Accords de Paix de 1998. Mais le R.-U. en entier ferait alors face à une foule de barrières non tarifaires (réglementations, mesures sanitaires, quotas, etc.) qui pourraient affecter ses secteurs pharmaceutique et agroalimentaire, entre autres. On sait aussi que les tarifs communs à l’importation européens sont actuellement assez élevés (entre 5 % et 40 %) en ce qui concerne les produits agricoles et agroalimentaires, puis dans le domaine des produits du textile (12 %). Les conséquences d’un no deal seraient donc potentiellement bien différentes d’une région à l’autre, et d’un secteur à l’autre.
En Angleterre, les secteurs manufacturiers (textile, automobile) et des services financiers seraient probablement les plus affectés. En Irlande du Nord, c’est sans aucun doute le secteur aéronautique, qui dépend de chaînes d’approvisionnement en partie européennes, qui serait le plus déstabilisé. En Écosse enfin, ce sont les industries agroalimentaires (Scotch whisky, produits de la mer), de l’énergie, du tourisme et des biotechnologies (ces deux dernières dépendant largement de la libre-circulation des personnes) qui paieraient d’abord le prix. S’il est vrai, par ailleurs, que l’Écosse n’est pas nécessairement plus intégrée aux marchés européens que ne l’est le R.-U. en général, un no deal pourrait lui faire doublement mal puisqu’elle est en retour très profondément intégrée aux chaînes de valeur et de production anglaises, qui elles dépendent en retour de chaînes d’approvisionnements européennes et des exportations vers l’UE. Par conséquent, pour bien saisir les effets délétères du Brexit sur l’Écosse, il ne suffit pas d’étudier ses flux commerciaux avec l’Europe, mais également ses liens industriels avec le reste du R.-U.
Bien que les chaînes d’approvisionnement européennes des grandes entreprises et des multinationales opérant au R.-U. risquent d’être fortement déstabilisées, notamment dans le secteur automobile, il demeure que ces entreprises sont relativement bien préparées à toute éventualité : elles ont eu plus de deux ans pour se préparer et mettre en place des équipes de spécialistes (avocats, fiscalistes, etc.) dédiées à la transition du Brexit. Qui plus est, ces grands groupes ont les moyens de s’ajuster en conséquence : ils peuvent procéder à des mises à pied, de même qu’à des délocalisations de production vers l’Irlande ou l’Europe continentale, par exemple. Cela ne se ferait évidemment pas sans heurts pour l’économie et la population britannique. Là où les choses risqueraient de se compliquer sérieusement même pour ces grandes entreprises toutefois, c’est au niveau de leurs chaînes d’approvisionnement dépendant de PME britanniques, qui elles n’ont les moyens ni de se préparer si de s’ajuster aux différents scénarios de sortie.
En ce qui concerne l’industrie financière britannique enfin, et nonobstant le risque réel d’une chute importante de la livre sterling à la suite de l’annonce d’un no deal, il ne faudrait toutefois pas trop s’inquiéter. Le fait est que le secteur financier et bancaire britannique est tellement énorme, tellement dominant à l’échelle de l’Europe, et tellement internationalisé que le Brexit n’est pas susceptible de l’affecter aussi profondément que c’est le cas du secteur manufacturier, par exemple. Déjà, on sait que les grands conglomérats financiers britanniques (de même que les internationaux opérants à Londres) ont relocalisé l’équivalent d’environ 1000 milliards de livres (ce qui correspond à moins de 10 % des actifs gérés au R.-U.) en Irlande et en Europe continentale. Qui plus est, le secret de polichinelle qui court actuellement dans le milieu est qu’un no deal pourrait même être moins dommageable qu’un accord forçant l’harmonisation réglementaire entre le R.-U. et l’UE après le Brexit, puisqu’alors le secteur financier londonien devrait s’ajuster à une législation européenne qui serait de plus en plus dominée par Francfort et Paris, où la culture financière est bien différente.
En conclusion : les alternatives pour le Royaume-Uni et l’Écosse
Pour terminer, il vaut bien évidemment la peine, puisque nous n’y sommes pas encore, d’évoquer quelques scénarios alternatifs au no deal pour le R.-U. en général et l’Écosse en particulier. Précisons d’abord qu’il est relativement improbable que des élections générales anticipées soient éventuellement déclenchées en réaction à l’achoppement du processus de sortie : les députés conservateurs et nord-irlandais, bien qu’ils puissent pour un certain nombre rejeter les positions et les stratégies de négociations de Theresa May, n’ont tout simplement aucun intérêt à se faire tomber eux-mêmes, et à risquer du même coup le retour au pouvoir des travaillistes de Jeremy Corbyn. Il demeure relativement improbable également qu’un second référendum sur le Brexit soit organisé : Corbyn lui-même, tout comme une partie de ses troupes, n’y est d’abord pas favorable alors que cette éventualité nécessiterait presque certainement que tous les travaillistes votent en sa faveur pour qu’elle advienne. Mais plus fondamentalement, un second référendum risquerait d’être incroyablement diviseur tant au niveau politique qu’au niveau social, en particulier parce qu’on ne s’entendrait tout simplement pas sur la question : devrait-on choisir entre l’Accord sur la table et un no deal, entre un no deal et l’annulation du Brexit, ou entre l’Accord sur la table et l’annulation du Brexit ? Ou alors serait-ce un référendum préférentiel, à trois options ? Bonne chance !
Non, les difficultés des dernières semaines pointent plutôt en direction de deux possibilités. D’abord, la continuation de ce jeu de négociations et d’amendements, probablement suivi à un certain point par un vote aux Communes en faveur d’un report de l’entrée en vigueur du Brexit, le 29 mars prochain. Il faudrait alors voir si les vingt-sept autres membres de l’UE seraient prêts à l’accepter. Un vote favorable à une telle extension à Westminster serait cependant d’autant plus probable que la seule alternative, et donc la deuxième possibilité, serait celle d’un no deal auquel le gouvernement May n’a jusqu’ici jamais accepté de fermer la porte. Il n’est également pas impossible que, la date d’échéance du 29 mars approchant et la probabilité d’un no deal augmentant, un grand nombre de députés conservateurs, unionistes et même travaillistes se résolvent à appuyer, enfin, l’Accord qui sera alors sur la table. Après tout, les tribus conservatrices et nord-irlandaises ne sont certainement pas irréconciliables, et beaucoup d’Europhiles préféreraient de loin appuyer Theresa May en se pinçant le nez que de subir un no deal.
Qu’en est-il alors des députés écossais, et de l’Écosse plus généralement ? Eh bien d’abord, convenons du fait que la délégation du SNP (ou même le gouvernement écossais) n’aura jamais l’influence nécessaire, à elle seule, pour infléchir les décisions du gouvernement May ou du Parlement britannique. Que les députés écossais continuent de s’opposer à tout accord par principe ou qu’ils décident d’en appuyer un ou de soutenir un report du Brexit ne changera finalement pas grand-chose à l’affaire. Il reste donc deux options : ou bien l’Écosse accepte de se plier aux décisions (ou à l’indécision) des Communes ainsi qu’à leurs conséquences, ou bien le gouvernement Sturgeon se décide à tenir un second référendum sur l’indépendance de l’Écosse, suivi d’une demande d’adhésion à l’UE dans l’éventualité d’un résultat positif.
À première vue, le choix semble évident. Or, il faut rappeler qu’en vertu du Scotland Act, l’Écosse doit obtenir le consentement de Westminster afin de tenir un référendum contraignant sur la sécession (ce que l’Accord d’Édimbourg de 2012 avait entériné). Dans le contexte du Brexit, et alors que les sondages récents placent l’indépendance aux alentours de 50 %, un Accord d’Édimbourg 2.0. apparaît hautement improbable. Il se peut donc, fort malheureusement, que l’Écosse se retrouve à moyen terme dans une position similaire à celle de la Catalogne. À suivre donc, et de très près.