Cégeps: le combat pour le français

Dans la conférence de presse qu’il a accordée pour annoncer le projet de loi 96, le premier ministre Legault a affirmé que l’application de la loi 101 au cégep était une mesure « extrémiste » comme si elle était proposée par de dangereux radicaux et il s’est empressé de dire que le PQ voulait interdire l’accès aux cégeps anglais aux francophones. En bon tacticien, Monsieur Legault a bien pris soin de camper son projet de loi entre la mollesse du PLQ et « l’extrémisme » du PQ. On aimerait pourtant qu’il soit un peu moins chef de parti et un peu plus premier ministre ; la gravité de la situation exige de lui autre chose que des calculs politiques.

Non à Dawson

C’est pour rappeler au gouvernement l’urgence de la situation linguistique que nous avons fondé le Regroupement pour le cégep français à l’hiver 2021. La première action posée par notre regroupement fut de nous opposer au projet d’agrandissement du collège Dawson. Nous souhaitions que les cent millions que le gouvernement voulait y consacrer soient plutôt dépensés dans le réseau francophone qui en a bien besoin.

Le 1er février 2022, le gouvernement a annoncé qu’il mettait fin à ce projet. Il y avait quelque chose d’indécent à agrandir le plus gros cégep du Québec, cégep qui a déjà engrangé une bonne partie de la hausse de la clientèle étudiante des trente dernières années ! Le Regroupement des cégeps de Montréal, par la voix de sa présidente, Nathalie Vallée, a déploré l’abandon de l’agrandissement de Dawson. Il est profondément choquant de voir des directions de cégeps français supporter l’agrandissement du collège Dawson : pendant les années de vaches maigres de la dernière décennie, alors que les cégeps français étaient en déficit d’étudiants, Dawson était rempli au maximum de sa capacité. Notons aussi que les cégeps anglais de Montréal, et Dawson au premier chef, attirent les étudiants avec les meilleures moyennes générales au secondaire, laissant les étudiants plus faibles aux cégeps français.

Plutôt que de dénoncer le fait que les cégeps français sont devenus des cégeps de deuxième classe à Montréal, le Regroupement des cégeps de Montréal contribue à accentuer le problème en appuyant les visées expansionnistes de Dawson. Les directions des cégeps français militent ainsi contre les intérêts de leurs propres institutions.

L’équipe directrice d’un cégep change constamment et il n’est pas rare de voir un directeur faire quelques années dans un cégep pour ensuite faire le saut dans un autre. Dans ce contexte, la fidélité envers son institution et la volonté de la défendre coûte que coûte s’en trouvent fragilisées. « Et pourquoi défendre le fait français si demain matin je me retrouve à la tête d’un cégep anglais ? » se demandent en outre les directeurs. C’est d’ailleurs ce qu’a vécu Richard Fillion, ex-directeur du collège Dawson, qui occupait précédemment le poste de directeur des études au cégep de La Pocatière.

Les professeurs, quant à eux, passent souvent toute leur carrière dans la même institution. Ils y sont attachés et sont à même de la voir grandir ou décliner. Nous avons voulu aller beaucoup plus loin que la simple opposition aux visées expansionnistes de Dawson ; nous avons voulu apporter une solution structurante et définitive au déclin des cégeps français. En rapatriant tous les allophones et les francophones au cégep français, on francise les études collégiales d’un peu plus de 20 000 étudiants. C’est énorme ! On vient ainsi casser la forte corrélation qui existe entre faire ses études supérieures en anglais et travailler par la suite en anglais.

Pour la loi 101 au cégep

En septembre 2021, nous avons déposé un mémoire à la Commission de la culture et de l’éducation dans lequel nous demandons l’application de la loi 101 au cégep. Le 21 avril 2021, les professeurs de La Pocatière se sont prononcés pour cette mesure ; ils ont été suivis des professeurs de Montmorency qui ont fait de même le 2 septembre 2021. Ces deux cégeps précurseurs nous ont convaincus, mes collègues et moi, de tenter l’expérience à Bois-de-Boulogne. Nous n’étions sûrs de rien, en vérité nous appréhendions une défaite, mais nous nous sommes dit que le plus sûr moyen de ne rien réussir, c’est de ne rien entreprendre. Contre toute attente, notre proposition en faveur de la loi 101 au cégep a obtenu l’appui d’environ 90 % des professeurs présents à l’assemblée du 30 novembre 2021.

À partir de ce vote favorable, les choses se sont mises à débouler. Entre janvier et juin 2022, ce ne sont pas moins de 35 cégeps qui se sont ajoutés au mouvement !

Il est important de noter que l’argumentaire que nous avons développé et que nous présentons dans les assemblées syndicales n’est pas centré sur la préservation de nos emplois. Nous sommes des professeurs qui s’inquiètent de l’état du français au Québec : nous le voyons sur le terrain – nos étudiants parlent de plus en plus anglais entre eux – et nous le voyons dans des études et statistiques alarmantes. C’est cette préoccupation pour le français que nous avons voulu transmettre à nos collègues.

Il faut savoir que la CSN et la CSQ se partagent les cégeps du réseau collégial. La position en faveur de la loi 101 au cégep est maintenant majoritaire au regroupement cégep de la FNEEQ (Fédération des enseignantes et enseignants de cégep) ainsi qu’à la FEC-CSQ (fédération des enseignants et enseignantes de cégep). Ces deux instances syndicales n’ont pourtant pas appuyé cette mesure dans les mémoires qu’elles ont déposés à la Commission de la culture et de l’éducation et, à ce jour, malgré une majorité de professeurs favorables à la loi 101, rien n’a encore changé dans la position des centrales syndicales.

Les têtes dirigeantes des centrales craignent que les cégeps anglais se désaffilient si la loi 101 était appliquée au cégep : cela provoquerait des pertes de membres et de cotisations. Les dirigeants syndicaux rejettent du revers de la main l’application de la loi 101 au cégep en épousant l’argumentaire de peur véhiculé par les porte-parole des cégeps anglais : cette mesure entraînerait selon eux d’importantes pertes d’emplois.

On s’en tient malheureusement à cette vision catastrophiste et pourtant l’application de la loi 101 au cégep pourrait se faire humainement. Les professeurs enseignant en anglais pourraient maintenant enseigner en français. La très grande majorité d’entre eux sont bilingues. Il ne s’agit donc pas de les congédier, mais bien qu’ils enseignent en français. En fait, pour plusieurs d’entre eux, cela signifie d’enseigner dans leur langue maternelle, le français. Les francophones représentent en effet une forte proportion des effectifs professoraux des cégeps anglais ; ils sont entre autres 44 % des professeurs du collège Champlain de Lennoxville et 63 % des professeurs du collège Champlain de Saint-Lawrence à Québec.

Le mutisme des centrales syndicales ne nous a toutefois pas empêchés de nous faire entendre comme on le constate à la lecture de la proposition adoptée au collège Bois-de-Boulogne, proposition qui a souvent été reprise par d’autres cégeps :

Il est proposé que le Syndicat des enseignantes et enseignants du collège de Bois-de-Boulogne (SEECB) soutienne les principes suivants :

  1. La langue française est la langue officielle et commune des Québécoises et des Québécois.
  2. La langue française est la langue d’enseignement des études collégiales.

    Que le SEECB, en tenant compte des principes énumérés ci-haut, recommande l’application de la loi 101 au collégial.

La proposition adoptée sera envoyée à la ministre de l’Éducation supérieure, Madame Danielle McCann, au ministre responsable de la Charte de la langue française, Monsieur Jolin-Barrette, à la Fédération des cégeps, aux bureaux syndicaux de la FEC et de la CSQ ainsi qu’à la Direction du Collège de Bois-de-Boulogne (Direction générale et Direction des études).

Nous avons ainsi voulu nous faire entendre par le gouvernement et par les instances dirigeantes des cégeps. Plusieurs syndicats ont aussi envoyé des communiqués de presse aux médias pour leur faire part de la décision de leurs membres. C’est ainsi que le regroupement a beaucoup fait parler de lui à l’hiver 2022 ; nous avons aussi publié plusieurs textes dans les journaux et donné des entrevues à divers médias.

Le Regroupement à l’Assemblée nationale

Nous nous sommes enfin fait entendre à l’Assemblée nationale, où nous avons pu tenir un point de presse, en compagnie de Pascal Bérubé, le 26 mai 2022, au lendemain de l’adoption du projet de loi 96. Des professeurs de Montréal, de l’Assomption, de la Pocatière, de Rimouski et de Québec se sont déplacés pour cet événement.

Le texte que Caroline Hébert, professeure au cégep de Sainte-Foy, et moi-même avons lu à cette occasion synthétise bien nos arguments en faveur de l’application de la loi 101 au cégep :

Nous, professeurs membres du Regroupement pour le cégep français, prenons la parole afin de rappeler à l’État québécois la nécessité d’adopter des mesures efficaces pour que le français demeure la langue commune et le ciment de notre société. Nous remercions Pascal Bérubé, député de Matane-Matapédia, de nous ouvrir les portes de l’Assemblée nationale, et nous tendons la main à tous les partis politiques qui ont à cœur la protection de la langue française. Nous sommes des professeurs de diverses tendances politiques, réunis par notre amour de la langue française et par notre volonté commune de la défendre, de la promouvoir et de la valoriser.

Le regroupement pour le cégep français est porté par l’élan de 33 assemblées syndicales de professeurs de cégep, qui se sont prononcées en faveur l’extension des clauses scolaires de la loi 101 au collégial. Les cégeps sont des catalyseurs sociaux et professionnels. Ce sont de véritables milieux de vie où une partie importante de la jeunesse québécoise prépare son avenir, et par le fait même, notre avenir collectif ainsi que celui de nos enfants. Malheureusement, les cégeps sont devenus des lieux d’anglicisation des francophones et des allophones.

Malheureusement, la loi 96, telle qu’elle est conçue, ne permettra pas de prévenir l’anglicisation d’une partie importante des jeunes allophones et francophones. Rappelons d’ailleurs que ces derniers sont les plus bilingues au Canada. Le passage au cégep n’est donc pas un moyen d’acquérir l’anglais comme outil, mais plutôt de s’assimiler à l’anglosphère en poursuivant ensuite des études universitaires et une carrière en anglais. Comme contribuables, voulons-nous vraiment financer notre propre assimilation linguistique ? Comme citoyens, y sommes-nous tenus ?

Rappelons également qu’il existe une disproportion majeure entre le nombre de places en anglais dans le réseau collégial et le poids démographique réel de la population anglophone. Par exemple, dans le secteur préuniversitaire à Montréal, les cégeps anglophones diplôment 52 % des effectifs totaux, alors que la proportion d’anglophones qui réside sur l’île de Montréal est de 17 %. Au cours des 30 dernières années, les cégeps anglophones de la métropole ont ainsi capté 95 % de la hausse totale des étudiants inscrits au collégial ; si cette hausse avait été partagée au prorata du poids démographique selon la langue maternelle, cela correspondrait à l’équivalent d’un gros cégep francophone de plus sur l’île de Montréal.

En plafonnant le nombre de places disponibles dans les cégeps de langue anglaise, le gouvernement de la CAQ contribue à alimenter le mythe de la supériorité des cégeps anglophones, puisque ces derniers devront resserrer encore davantage leurs critères de sélection. Les cégeps anglophones sélectionnaient déjà la crème, ils sélectionneront dorénavant la crème de la crème.

Nous nous retrouvons devant un système à deux vitesses qui dévalorise les diplômes émis par les établissements francophones et qui accentue l’élitisation du réseau anglophone. Le gouvernement est en train de reproduire la même dynamique que celle qui prévaut aux niveaux primaires et secondaires entre les réseaux privés et publics, mais en fonction de la langue.

Les opposants à l’extension de la loi 101 au cégep invoquent systématiquement le « libre-choix » pour justifier le fait que les contribuables québécois se retrouvent à financer l’affaiblissement de la langue française. En vérité, l’application de la loi 101 au cégep représenterait un retour à la normale, puisqu’aucune nation n’est tenue d’offrir à un citoyen le « droit » à une éducation publique dans la langue de son « choix ». Ajoutons que ce choix n’a rien de libre, puisqu’il est dicté par le marché du travail, renforçant d’autant l’injustice sociale. Dans les faits, seuls les élèves ayant une forte moyenne générale au secondaire ont réellement la liberté de fréquenter un cégep dans la langue de leur choix.

Comme ce fut le cas en 1977, l’extension de la loi 101 pourrait s’appliquer progressivement, dans le respect des employés du réseau anglophone et des parcours scolaires déjà entamés. Nous ne remettons pas en cause l’existence des cégeps anglophones, mais plutôt leur droit à une expansion sans limites. N’oublions pas que les anglophones sont minoritaires depuis 25 ans dans les cégeps anglophones. L’un des artisans des cégeps et de la Révolution tranquille, M. Guy Rocher, affirmait récemment : « Nous n’avons pas créé le réseau des cégeps pour angliciser les francophones et les allophones » !

En 1977, les centrales syndicales ont rendu la loi 101 possible, et ont contribué à son esprit foncièrement humaniste. En 2022, un vaste mouvement démocratique provenant de la base montre que l’anglicisation n’est pas une fatalité, et qu’il y a une autre possibilité que la concurrence malsaine qui règne entre les cégeps.

Nous tenons à dire à nos étudiants que nous refusons qu’on fasse de leurs cégeps francophones des établissements de second choix. Nous voulons rappeler que le français n’est pas seulement la langue de l’enfance et de l’adolescence apprise au primaire et au secondaire, mais aussi, grâce au cégep, le fondement d’une vie professionnelle et sociale pleine d’avenir ; la langue du succès et de l’épanouissement.

Le Regroupement pour le cégep français considère que l’adoption du projet de loi 96 sans étendre les clauses scolaires de la Charte de la langue française au cégep constitue une grave erreur ; c’est pérenniser un statu quo anormal et néfaste au français, et c’est refuser de saisir une opportunité historique. Mais il ne s’agit en rien d’une défaite. Nous persistons dans notre volonté de défendre, de promouvoir et de valoriser le français.

La solidarité syndicale dont nous faisons l’expérience depuis plus d’un an n’est que le début d’une lutte pour le français comme fondement du seul espace public majoritairement francophone en Amérique du Nord, et comme contribution à la diversité culturelle mondiale.

Même si le gouvernement n’a finalement pas modifié son projet de loi pour y inclure l’application de la loi 101 au cégep, nous avons parcouru beaucoup de chemin. Il y a de cela à peine quatre ans, nos directions de cégep jonglaient avec l’idée de créer des DEC bilingues et le gouvernement mettait le projet d’agrandissement du collège Dawson sur la voie rapide de ses projets d’infrastructure. Ces menaces ont maintenant été écartées (pour le moment du moins !). Notons qu’il y avait aussi peu de militants en faveur de l’application de la loi 101 au cégep. On ne compte maintenant plus le nombre de chroniqueurs politiques qui ont pris position en faveur de cette mesure.

Enfin, la campagne enthousiaste que nous menons en faveur du français depuis bientôt deux ans a convaincu nombre de nos collègues professeurs et a contribué à faire bouger l’opinion publique. Une majorité de Québécois (55 %) appuient maintenant l’extension de la loi 101 au cégep ; chez les francophones, cet appui s’élève à près de 70 %.

On a toujours tort de croire que l’histoire est écrite d’avance ! Le gouvernement semble avoir tranché, mais en vérité le caucus de la CAQ est divisé et le ministre responsable de la langue française, Simon Jolin-Barrette, est lui-même favorable à cette mesure. Notre histoire nous apprend aussi que des revirements spectaculaires se produisent.

En 1969, la loi 63 de l’Union nationale avait suscité une vive opposition, notamment chez les professeurs des écoles francophones, en consacrant le libre choix de la langue d’enseignement. Quelques années plus tard, la loi 22 du parti libéral, qui instaurait des tests d’admission limitant l’accès à l’école anglaise, n’avait pas calmé les ardeurs. Il a fallu attendre la loi 101 en 1977. En un peu moins de dix ans, la loi a donc été ouverte trois fois.

Elle peut l’être à nouveau.

 

* Professeur au collège de Bois-de-Boulogne.