Charlevoix est une étrange région. Depuis l’origine de son nom, donné en 1855 et qui rend hommage à l’historien jésuite Pierre-François-Xavier de Charlevoix (1682-1761), il semble bien que ce que l’on retient à son sujet provienne plus de personnes de passage ou en visite que de sa population résidente. Étrange sort des régions dites touristiques écartées du regard des grands centres en dehors des périodes estivales comme si elles n’avaient pas d’histoire propre ou d’existence à elles.
Et pourtant, ce regard de « l’Autre » sur Charlevoix n’est pas sans intérêt. D’autant qu’il justifie bien des désignations pittoresques comme « Suisse du Québec », « Pays de Menaud », « Pays du temps d’une paix ». On parle même trop souvent de lieu où s’est vécu « 200 ans de villégiature » en oubliant presque du même coup les 150 années précédentes, où des paysans d’origine française ont réussi à s’établir dans cette terre un peu ingrate qu’une légende locale appelle le « Pays du huitième jour », du fait que ce pays montagneux aurait été créé non pas par Dieu, mais par Satan au huitième jour de la Création.
Alors, faut-il encore scruter les nombreux regards qui se posent sur Charlevoix ? Peut-être bien, pour qu’ils ne détournent pas toujours cette région d’elle-même ou encore simplement pour marquer qu’elle a une quelconque présence historique nationale. Pourquoi pas le regard du cinéaste Denys Arcand posé dans son récent film Le règne de la beauté tourné en partie dans Charlevoix puisque ce cinéaste au regard souvent désenchanté demeure un artiste reconnu ayant connu d’importantes heures de gloire dans un passé encore assez récent ?
Je suis un peu déçu toutefois. Une personne ayant vu le film à Montréal en avant-première me disait que : « cela ferait une bonne publicité touristique pour Charlevoix, car les images de la région sont belles… Mais le film n’est pas très bon ». En effet, après quelques semaines le film n’a connu qu’un maigre succès et déjà plus personne n’en parle. Tant pis pour la saison touristique dans Charlevoix qui fut plus influencée pour sa fréquentation estivale par la belle température que par les images léchées du film de Denys Arcand.
Que retenir de ce malheureux ratage ? Le film paraît sans vie. Les images sont là, belles et fixes. Immuables. Nous, qui habitons la région de Charlevoix, les voyons si peu à force de les voir sans cesse. Les images plaisent. Elles sont conventionnelles, sans émotion presque. Règne de la beauté ? Il est flatteur de voir Charlevoix intégré dans la perception de la beauté même un peu statique de Denys Arcand. Mais quoi encore ? Une impression de vide. Un sentiment de retrait. De tiédeur. D’abandon. Le héros qui habite Charlevoix obtient une sorte de sauf-conduit lors d’un séjour à Toronto, là où tout se passe, tout est possible. Où se trouve l’aventure, le rêve, même en anglais, même sans culture. Et qui se soucierait de la spécificité française du Québec en Amérique comme au temps où Denys Arcand lui-même semblait croire en un quelconque idéal ? Tout cela est franchement un peu affligeant.
D’autres cinéastes sont venus dans Charlevoix avant Arcand en des époques où le cynisme semblait moins ambiant, moins dans l’air du temps. Je pense à Pierre Perrault surtout. Ce dernier a tourné à l’île aux Coudres dans Charlevoix trois films uniques (Pour la suite du monde, Les voitures d’eau, Le règne du jour) qu’il faut revoir plutôt que de s’attarder à la récente bluette sans saveur d’Arcand. Qu’elle est la différence entre la perception de Perrault et celle d’Arcand ? C’est comme une discussion entre le vide et une sorte de totalité. Les films de Pierre Perrault sont pleins, j’allais dire presque trop pleins, de cette culture régionale que le cinéaste quasi-ethnologue érige en bastion d’une identité française symbole d’un peuple différent en Amérique du Nord. Dans le film d’Arcand, rien de la vitalité culturelle de Charlevoix ne ressort. Pas plus que celle du Québec tout entier d’ailleurs. Entre Arcand et Perrault, toute une période historique s’est écoulée, mais se peut-il que le vide symbolise désormais un peuple si vivant il n’y a pas si longtemps ? Dans la tête d’Arcand peut-être, mais comme cela est triste pour lui.
Je pense à ce livre paru au début de la décennie 1980 et intitulé L’ère du vide dont l’auteur est le philosophe Gilles Lipovetsky. Visiblement, Denys Arcand y croit au postmodernisme et il l’applique jusqu’à plus soif. Il est vrai que l’on peut facilement constater les effets dévastateurs sur notre société de cette « pensée molle », de cette éthique incertaine. Alors, où se trouve le Règne de la beauté pour Arcand ? Dans le vide, l’inutile, le désespoir, presque le livide. Le Québec n’est pour lui qu’un cadavre qu’il faut tristement contempler et où se déploie une jeunesse belle, mais fade et désemparée. Les beautés naturelles de Charlevoix sont-elles devenues le paravent de ce vide presque intégral ? Ou un reste paisible et silencieux d’un Québec prostré dans l’inutile et l’individualisme ? Pour ma part, je préfère les mots d’Alexis Tremblay, de Grand-Louis Harvey dans l’ile aux Coudres un peu enchantée des films de Perrault. Suis-je un nostalgique, un ancien, un « débranché » ? Mais comment ne pas préférer la vie à la presque mort ? Vraiment, je ne souhaite pas arriver à ce niveau de conscience un peu trop pessimiste.
Je crois qu’il faut être un peu désespéré pour admirer la beauté morte proposée par Arcand. Toutefois, le vide n’attire pas tant que cela ; la majorité cherche la vie. Ce récent film d’Arcand n’a aucune résonnance réelle et il sombre déjà dans l’oubli. L’ère actuelle est peut-être exigeante, mais elle n’est pas vide. La jeunesse d’ici se cherche sans doute, mais elle n’est pas désespérée. Il faudra que leurs regards se tournent vers la beauté d’un peuple dont l’histoire est riche et pleine de sens. Mais quand donc des créateurs d’ici cesseront-ils de les en détourner ou presque ?
Je vous invite donc, en dépit d’Arcand, à continuer de visiter notre région de Charlevoix. Vous y découvrirez la beauté dévoilée par Arcand, mais pas le vide. Sommes-nous isolés, fermés ? Nous sommes simplement restés fiers de certains héritages et cela se perçoit bien encore au-delà du vide ressenti par le cinéaste Arcand. Et si vous voulez retrouver un peu de cette tradition régionale alors, venez à notre local de la Société d’histoire de Charlevoix à La Malbaie. C’est petit, modeste, mais plein de notre passé. Un historien de l’art québécois qualifiait récemment notre organisme de « cœur enraciné de Charlevoix ». Le compliment nous touche, un cœur, ça bat, c’est vivant, ça ne peut pas être vide complètement, alors ça espère encore, ça ressent la vraie beauté de s’engager pour des rêves, pour des héritages, pour un pays. Et ça rêve sans cesse de projets « sans bon sens » comme dirait Perrault et qui porte sens pourvu que l’on sache encore s’y accrocher et y croire. q