Christian Rioux
Chroniques du monde qui vient
Montréal, Les éditions du Boréal, Collection Papiers collés, 2021, 280 pages
Au Québec, depuis quelques années déjà, de nombreux observateurs constatent que la possibilité du débat est pratiquement suspendue. Tandis que la Société Radio-Canada n’a jamais déployé aussi peu d’efforts afin de dissimuler l’idéologie multiculturaliste derrière son mandat et que La Presse continue d’affectionner la frileuse plongée de son petit orteil dans l’océan des grands enjeux de notre siècle, Le Devoir effectue toujours sa transition lente, mais ô combien douloureuse, vers un journalisme consensuel, quand ce dernier ne verse tout simplement pas dans les séances de vaudou, gracieuseté des chroniqueuses Émilie Nicolas et Francine Pelletier.
Heureusement, au milieu de ce que Jacques Julliard appelle la « troisième glaciation », certaines fleurs parviennent encore à pousser. Christian Rioux, correspondant à Paris depuis 1995, est l’une d’entre elles. À la fin de l’année 2021, il a fait publier « Chroniques du monde qui vient. La nouvelle guerre culturelle » chez Boréal. En rassemblant près de quatre-vingts des plus illustres chroniques offertes aux lecteurs du Devoir depuis 2006, Christian Rioux a voulu retracer « l’évolution d’abord anodine puis fulgurante de ce qui pouvait passer il y a quelques années encore pour de simples dérives passagères » (Quatrième de couverture).
Si une recension de cet ouvrage s’impose, révélons d’abord quelques-uns des défis qui se présentent sur notre chemin. D’abord, comme tout recueil de chroniques, le livre de Rioux ne repose pas sur une thèse. Personne ne s’étonnera que la pensée du chroniqueur soit difficile à analyser, puisqu’elle est brossée par le temps et sujette aux artifices de l’actualité s’étant opérés sur une période tout sauf modeste de quinze ans. Face au grand nombre de thématiques abordées par le chroniqueur, la recherche du fil conducteur découle d’un jeu ambivalent d’interprétations. C’est pourquoi devant cette tâche vertigineuse, nous avons préféré délimiter le territoire de la recension à quelques enjeux, trois en l’occurrence.
Le mouton noir face à la nouvelle histoire
La pénible expérience de Christian Rioux à l’émission Plus on est de fous, plus on lit en novembre dernier n’a laissé aucun doute : le métier de chroniqueur ne favorise pas toujours la rencontre d’interlocuteurs de qualité. Malgré les intempéries auxquelles se bute au quotidien le chroniqueur, dans son plus récent ouvrage, Christian Rioux est loin d’envier les historiens. Comme il le rapportait déjà en 2006 dans un texte intitulé « L’histoire prise en otage », les historiens évoluent aujourd’hui en Occident dans des sociétés qui sacralisent les sensibilités. Ces sensibilités, toujours de plus en plus singulières, menacent depuis au moins dix ans la recherche de la vérité, le combat le plus important des historiens.
Les exemples offerts par Rioux sont nombreux et violents.
Dans une chronique de 2012, Rioux nous apprenait que Paul de Chomedey Maisonneuve, dont on célébrait le 400e anniversaire de naissance, se trouvait en France au cœur de célébrations normales alors que de l’autre côté de l’océan, à Montréal, la ville profitait plutôt de l’occasion pour essayer de célébrer une femme, histoire de faire dialoguer le passé et certains enjeux contemporains. C’est pourquoi cette année-là, on vit la thèse très farfelue voulant que Jeanne Mance ait fondé Montréal obstruer les célébrations entourant le 400e anniversaire de naissance de Maisonneuve. Tandis que certains esprits bien-pensants applaudissaient cette acrobatique interprétation de notre passé, Rioux répondait par une rigueur intellectuelle :
[la thèse] constitue non seulement une relecture tout à fait anachronique de l’histoire, mais un véritable détournement à des fins idéologiques. Comme l’explique fort bien Éric Bouchard, membre de la Société historique de Montréal, si Jeanne Mance a joué un rôle primordial dans la fondation de Montréal, Maisonneuve était le seul à être investi des pouvoirs souverains […] de la part de la Société de Notre-Dame et de la part du Roi […] C’est lui qui gouvernait, lui qui jugeait, lui qui réglementait, lui qui planifiait, lui qui concédait, lui qui assurait une âpre défense et, en insistant pour être celui qui coupe le premier arbre sur l’île au printemps 1642, consciemment et personnellement, lui qui fonde en acte l’aventure montréalaise (p. 45-46).
À la fin de sa chronique « L’histoire détournée », Rioux se demande s’il faudra « demain inventer de nouveaux cofondateurs de Montréal pour faire une place aux homosexuels, aux autochtones ou même aux immigrants » (p.46). Il regrette ensuite déjà la question, de peur que certains esprits engourdis n’en saisissent pas l’ironie. Dix ans plus tard, nombreux sont les lecteurs du recueil de Rioux qui se demandent si Valérie Plante n’incarnerait pas au fond la violente prophétie qui planait au-dessus des questionnements de l’auteur. Rappelons que la mairesse a publié en 2020 sur sa page Facebook un curieux montage d’une capsule de l’historien Laurent Turcot suggérant que l’histoire de Montréal a débuté au XIXe siècle avec l’arrivée des Irlandais. Le récit de Turcot, trafiqué par la ville de Montréal, nous introduisait chronologiquement aux grandes étapes de peuplement de Montréal, ceux-ci s’enchaînant à peu près ainsi : l’arrivée des saisonniers Italiens, des ouvriers juifs puis l’arrivée des réfugiés haïtiens dans les années 60 et suite au séisme de 2010.
La chorégraphie était bien exécutée. Aucune trace de ces maudits Français. Un dix sur dix.
Christian Rioux aurait pu à l’époque se contenter de prendre position en marge de cette bataille mémorielle. Cependant, il parvenait déjà à approfondir la réflexion, identifiant ici une conjoncture tout sauf bénigne : « Cette élévation de Jeanne Mance au rang de cofondatrice est d’autant plus paradoxale que le 400e anniversaire de Jeanne Mance, célébré en 2006, était pratiquement passé inaperçu. Au fond, ce n’est peut-être pas un hasard. Les partisans de la rectitude historique ne cherchent pas tant à faire vivre l’histoire qu’à se débarrasser d’un passé encombrant » (p. 46).
Le lecteur du recueil de Rioux ne pourra s’empêcher ici de soumettre une autre explication. S’il est tout à fait vrai que les partisans de la rectitude historique élèvent la déconstruction au rang des vertus cardinales, le monde a changé entre 2006 et 2012. C’est d’ailleurs l’auteur qui le rappelle dans son avant-propos : « Il y a quelques années à peine, une décennie tout au plus, tout cela n’était encore que de la science-fiction. Nous avons changé de monde » (p. 12).
Le mouton noir défrise la nouvelle gauche
Oui, manifestement, le monde a changé.
C’est à se demander si c’est la vitesse de ce changement ou sa violence qui est la plus préoccupante. Au cours des quinze dernières années, le combat de Rioux face à cette nouvelle gauche l’a amené à entreprendre plusieurs réflexions, à commencer par celle consistant à essayer de situer le lieu dans le temps d’où ont justement émergé l’antiracisme et plus largement cette grande expédition vers le Bien. Dans sa chronique « De la vertu » publiée en 2017, Rioux donne la parole à Pierre Nora, historien persuadé que seul le temps long puisse être appelé à témoigner : « [Il] a bien compris que l’on se trouve devant un phénomène plus religieux que politique, plus instinctif que rationnel, plus inconscient que raisonné. Pour lui, ce déferlement de rectitude morale, politique et sexuelle vient de notre incapacité à dire le Bien après l’âge totalitaire que fut le XXe siècle. À défaut de croire au Bien, on chassera donc le Mal jusque dans ses derniers retranchements. Les seuls héros qui restent ne sont plus que des victimes. D’où cette concurrence éhontée des discours victimaires. Noirs, Autochtones, homosexuels, handicapés, jeunes, femmes, migrants et j’en oublie, c’est à qui aurait le plus souffert » (p. 129-130).
Si le raisonnement de Nora se défend bien, dans son avant-propos, Rioux se mouille en insistant plutôt sur la thèse du wokisme comme figure post-marxiste : « Cette montée des extrêmes évoque le souvenir d’un autre temps, celui de la lutte des classes. Elle est aujourd’hui bel et bien de retour, mais sous une autre forme. Cette radicalisation est caractérisée à droite par la colère des classes populaires abandonnées à la désindustrialisation, expulsées des villes et de leurs banlieues immédiates, ridiculisées et rejetées par la société du savoir, l’université “woke” et l’univers médiatique » (p. 14). À cette radicalisation, qui nous rappelle la formule de Sartre (« Tout anticommuniste est un chien »), Rioux y oppose, nostalgique, la précieuse formule de Nora, associant l’après-guerre à « l’espace privilégié des controverses apaisées de l’âge démocratique » (p. 264).
Quelques lecteurs inattentifs pourraient conclure que Christian Rioux n’est rien d’autre qu’un grincheux s’ennuyant éperdument d’une époque passée et qui ne manque jamais l’occasion de remettre en question les mutations de la société. Ces lecteurs seraient alors tentés d’associer l’auteur à la figure pathétique du réactionnaire. Il semblerait pourtant que Rioux soit beaucoup plus nuancé, qu’il s’ennuie en réalité davantage d’un monde qui ne soit pas hystérisé que d’une représentation romantique du passé.
La preuve, c’est que tout au long de « Chroniques du monde qui vient. La nouvelle guerre culturelle », Rioux préfère décrire les dérives de cette gauche devenue folle que de vanter les mérites d’un programme politique alternatif ou qui aurait fait ses preuves par le passé. L’annulation du spectacle de SLÀV figure au tableau de chasse de l’auteur. Dans sa chronique « SLÀV » publiée en 2019, l’auteur prend le temps de décrire les méthodes de cette gauche juvénile, cette gauche I dare you ! qui ne se satisfait de rien, surtout pas d’elle-même, cette gauche qui se nourrit de son ventre et qui crache du sang comme certains bâtissent des arguments.
Cette gauche est à prendre très au sérieux, bien qu’elle se déploie avec tant d’enthousiasme qu’on serait tenté de croire qu’elle finira bien par s’essouffler. C’est qu’elle fait carrément mentir René Descartes et son « Je pense donc je suis » : « dans un monde d’images et d’émotions, le “ressenti” est devenu la mesure de toute chose. Je rencontre de plus en plus de lecteurs qui disent avoir été choqués par un mot ou une phrase. Ils ne tentent pas de vous démontrer que ce mot ou cette phrase décrivaient mal la réalité. Là n’est pas la question. Ils ont simplement été choqués » (p.207).
Heureusement, il existe selon Rioux deux avenues. Il faut d’abord saisir que la contre-culture d’hier se fond dans l’ambiance contemporaine, que les progressistes d’hier sont véritablement devenus les conformistes d’aujourd’hui. Cela signifie que les conservateurs sont les rebelles de demain et qu’ils ont une responsabilité. L’autre piste de solution se trouve peut-être de l’autre côté de l’océan.
Le mouton noir et l’espoir d’une idylle
Quand on lit Christian Rioux, on a parfois l’impression qu’il est le plus sévère des chroniqueurs québécois. Celui qui tient à rappeler que « [L]es journalistes ne choisissent pas leur époque » (p.17) observe la société québécoise avec intransigeance et ses verdicts sont parfois sans appel, toujours tranchants. Cette fermeté lui vient probablement de la France, ce pays où il est encore possible d’associer la GPA à une initiative visant à « satisfaire l’hubris d’individus en santé qui refusent toute limite rationnelle, et d’abord celle, fondatrice, de leur réalité biologique et de leur sexe » (p. 58). La France, Christian Rioux y habite depuis plus de vingt ans et nous rappelle avec ce recueil qu’elle nous appartient encore un peu. C’est avec la France qu’il faudrait peut-être entreprendre un processus de vérité et de réconciliation.
Et alors quelle forme emprunterait-il ?
Il faudrait d’abord diriger un regard attendri vers le Vieux Pays, cette France qui a encore à ce jour le courage de l’ordre auquel nous répondons trop souvent par la lâcheté de plaire. Le milieu de l’éducation est un exemple parmi tant d’autres : « Au Québec, il n’est généralement question que du “plaisir”, du “désir”, de ce qui va “plaire”, “intéresser”, “sera apprécié”, va “toucher” ou “émouvoir” les élèves. Jamais de ce qui importe » (p. 42).
Convaincu que nous pouvons faire mieux, Rioux y oppose une scène du quotidien à Paris : « il m’arrive de tomber sur des élèves qui lisent La Princesse de Clèves ou L’Étranger. Bien sûr, ils sont moins nombreux que ceux qui écoutent du rap dans leur baladeur. Mais ils existent quand même. Comme existent ces professeurs que j’observe du coin de l’œil, assis sur la banquette avec un gros cartable sur les genoux. Ils corrigent les dissertations de leurs élèves sur ces mêmes romans de Madame de Lafayette et de Camus. Il faut les voir tracer minutieusement à l’encre rouge leurs commentaires dans la marge » (p. 41).
Le lecteur de Christian Rioux saisira-t-il un jour cette invitation qu’il nous lance depuis quinze ans ?
On se le rappelle si peu, mais le Québec et la France se sont déjà croisés, il y a de cela quelques centaines d’années.
L’avenir est incertain.
Et si pour l’embellir, ne serait-ce qu’un peu, les amants acceptaient enfin de se revoir ?
Rémi Villemure