Couche-Tard ou l’audace de réussir et Jean-Guy Desjardins, le phénix de la finance

Guy Gendron
Couche-Tard ou l’audace de réussir : le parcours d’Alain Bouchard, l’entrepreneur qui a osé inventer sa vie, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 2016, 322 pages

Jacqueline Cardinal
Jean-Guy Desjardins, le phénix de la finance : une biographie, Montréal, Chaire de leadership Pierre-Péladeau, HEC Montréal et Québec, Presses de l’Université du Québec, 2017, 203 pages

Jean-Guy Desjardins et Alain Bouchard sont des bâtisseurs d’entreprises d’une envergure exceptionnelle. Peu connu du grand public, le premier s’est lancé à l’âge de 58 ans dans la construction, pierre par pierre, d’un géant québécois de la gestion de capitaux du nom de Fiera Capital. Le nom d’Alain Bouchard nous est plus familier à cause de sa forte présence médiatique et de la proximité de son entreprise, Alimentation Couche-Tard, multinationale et l’une des plus grandes chaînes de dépanneurs au monde.

Les biographes de ces personnages auraient pu en faire des héros de carton-pâte. Ils ont évité ce piège en situant suffisamment bien les choix et les actions de leurs personnages à l’intérieur des cadres de la société qui les a produits. Voyons cela de plus près.

La biographie la plus achevée porte sur Alain Bouchard. Elle est signée par Guy Gendron, un journaliste de métier, devenu ombudsman de Radio-Canada. Il est l’auteur d’une biographie sur Brian Mulroney « largement inspirée » d’un reportage de quatre heures diffusé par la télévision d’État en 20131.

Guy Gendron estime qu’Alain Bouchard a accompli son remarquable parcours grâce à une énergie hors du commun partiellement puisée dans un besoin quasi « compulsif » de réussir là où son père avait échoué (p. 53). Mais il montre aussi que cette trajectoire s’explique aussi par le fort élan d’affirmation nationale des années soixante, soixante-dix et quatre-vingt ainsi que par l’existence d’une infrastructure de développement d’entreprises mise sur pied par Jacques Parizeau.

Arrivé à Montréal au début des années soixante, Alain Bouchard fait ses premières armes dans une chaîne de dépanneurs détenue par un riche anglophone de Mont-Royal. Il s’aperçoit rapidement que sa langue est sans valeur et que le grand patron lui porte peu de considération. Un jour, Alain Bouchard lui propose d’abandonner une pratique comptable qui allait à l’encontre des intérêts des concessionnaires de dépanneurs au point de susciter leurs départs. « Mind your own business » (mêle-toi de tes affaires), lui répond-il en le congédiant sur-le-champ. Gendron signale qu’Alain Bouchard s’est senti comme un « nègre blanc d’Amérique ». « Il y avait beaucoup de vrai là-dedans », précise Alain Bouchard au sujet du célèbre pamphlet de Pierre Vallières (p. 51).

Songeant vaguement à devenir travailleur social, Alain Bouchard suivra plutôt son instinct en créant sa propre compagnie, qui sera « toujours plus grosse, plus solide, plus indépendante » afin, dit l’auteur, de « changer les choses » (p. 53).

Mais pour grossir, il fallait des capitaux, beaucoup de capitaux, alors difficiles à trouver. Mis en place par Jacques Parizeau en 1979, le Régime d’épargne actions (RÉA) ouvre une nouvelle source de financement, la Bourse, qui permettra le décollage de nombreuses entreprises québécoises comme Cascades. Guy Gendron rappelle que dans le contexte de préparation du référendum de 1980, le RÉA faisait partie des « antidotes à la peur » imaginés par Jacques Parizeau. Il fallait établir une « culture du succès » (p. 101). Plusieurs ont voulu tourner l’idée en ridicule. Ainsi, l’animateur d’une émission d’affaires publiques de Radio-Canada a reproché aux fondateurs de Couche-Tard de vouloir « s’en mettre plein les poches » alors qu’Alain Dubuc, l’impayable porte-plume de Power Corporation et grand producteur d’histoires à dormir debout, signait un éditorial intitulé « Une économie de dépanneurs » (p. 105).

Les difficultés de financement de Couche-Tard ont persisté jusqu’au début des années 2000. En 1996, la compagnie prépare une première acquisition hors Québec avec l’appui de la firme américaine de fonds d’investissement Fidelity, de la Banque Nationale et de la Caisse de dépôt et placement du Québec. « Les portes des grandes banques de Toronto s’étant refermées », Couche-Tard recourt à la banque Tokyo Mitsubishi (p. 160). Les dirigeants de Couche-Tard sont alors conscients de l’attitude « condescendante » d’Ontariens envers des Québécois « qui croient faire mieux qu’eux » (p. 179). En 2003, les choses se tassent, la Banque Scotia ayant rejoint le syndicat financier responsable du financement des acquisitions (p. 214). En 2005, les banques HSBC de Londres et Rabobank des Pays-Bas rejoignent ce syndicat financier et le solidifient (p. 240). L’auteur mentionne, mais sans l’expliquer, un double jeu de la Caisse de dépôt qui aurait pu faire échouer le processus d’acquisition de l’européenne SFR en 2012 (p. 265-266). Était-ce dû à l’arrivée de Michael Sabia et à sa façon d’envisager le Québec Inc. ?

Aujourd’hui président du conseil, Alain Bouchard chapeaute les acquisitions et s’occupe de l’emplacement des nouveaux magasins. « Notre avenir, c’est d’être maître chez nous » (p. 278), dit-il en forme de bilan. Toutefois, l’entreprise a peut-être déjà commencé à sortir du Québec. Son P.-D.G. est un Américain qui travaille à partir du « centre de services » de Columbus en Ohio. Cette ville du Midwest devient-elle peu à peu le siège social de facto de l’entreprise ? Laval est un centre de services « plus central que les autres », affirme l’auteur (p. 215). Mais combien de personnes travaillent-elles à Laval ? Combien aux centres de services de Columbus, Toronto et Calgary ? Quelles fonctions occupent-elles ? Cela, l’auteur ne le dit pas. Et la propriété effective de Couche-Tard pourrait fort bien glisser hors Québec lorsque prendra fin, en 2021, le système des actions privilégiées des fondateurs (10 votes par action)… au grand plaisir des chroniqueurs financiers de Toronto qui détestent cette mesure, comme le relevait Jean-Robert Sansfaçon dans un éditorial du Devoir du 23 février dernier.

En revanche, et au moins jusqu’en 2021, c’est le « centre de services » de Laval qui paie les impôts corporatifs de la multinationale (p. 215), ce dont le gouvernement du Québec tire évidemment parti. Depuis près de quarante ans, Couche-Tard a enrichi ses actionnaires, incluant plusieurs Québécois, qui paient davantage d’impôts et dont les investissements bénéficient au Québec dans son entier. Alain Bouchard a mis sur pied une fondation à laquelle il a « cédé une partie de sa fortune » (p. 140). Cette fondation a notamment versé un million de dollars pour l’agrandissement du Musée des beaux-arts du Québec ; ce qu’on ne voit pas souvent dans le cas de compagnies basées en Ontario.

Jacqueline Cardinal est l’auteure de la seconde biographie sur Jean-Guy Desjardins, financier remarquable, peu connu du public, très estimé par ses pairs. Chercheure associée à la Chaire de leadership Pierre-Péladeau de HEC Montréal, Jacqueline Cardinal est culturellement très près du monde des affaires. Sa recherche est moins poussée que chez Guy Gendron, mais elle a soutiré le maximum des sept entretiens que lui a accordés Jean-Guy Desjardins.

Précisons que Fiera Capital, la firme créée et dirigée par Jean-Guy Desjardins, gère plus de 130 milliards de capitaux. L’objectif consiste à atteindre le cap des 200 milliards en 2020. À titre comparatif, la Caisse de dépôt gère actuellement plus de 270 milliards d’actifs.

D’où vient la flamme intérieure qui pousse Jean-Guy Desjardins à étudier, à développer, et cela, dans la perspective de bâtir une firme québécoise de gestion de placement de stature mondiale ?

L’auteure met d’abord l’accent sur un facteur psychologique, l’influence de la mère. Telle que racontée par l’auteure, l’histoire prend la tonalité romanesque d’un récit à la gloire des femmes héroïques au regard « énergique » (p. 13) qui « thésaurisent » le peu que gagnent leurs maris (p. 18) et qui imposent, pour leur plus grand bien, leur « volonté » de succès à des enfants qui autrement pourraient se tourner les pouces (p. 10-11).

Cela étant dit, l’auteure met également en évidence toute l’importance du contexte sociopolitique.

À la fin des années soixante, écrit-elle, « il est difficile pour un francophone de faire son chemin dans le milieu de la finance à Montréal » (p. 49). Alors qu’il étudie à HEC Montréal, Jean-Guy Desjardins joint les rangs de la Sun Life afin de faire de la gestion de portefeuilles. Il côtoie une vingtaine d’analystes et six gestionnaires de portefeuilles. À part lui, il n’y a qu’un seul francophone. Lors des réunions, son patron lui dit : « Don’t talk, listen and look smart » (« Tais-toi, écoute, et aie l’air intelligent »). Jean-Guy Desjardins en éprouve « beaucoup de frustration rentrée » (p. 58) et demande à être muté.

Deux ans plus tard, il quitte l’assureur et devient gestionnaire de la fortune familiale des Timmins, une riche famille propriétaire d’usines de fabrication d’alliages de métaux dont une à Beauharnois. L’auteure illustre la profondeur des aspirations entrepreneuriales de Jean-Guy Desjardins qui convainc les Timmins qu’il pouvait, à l’âge de 27 ans, gérer scientifiquement leur fortune comme les responsables de leurs usines par rapport à la fabrication d’alliages de métaux. Il gérera cet argent non comme employé des Timmins, mais comme propriétaire de sa propre firme de gestion de portefeuilles qui deviendra TAL Gestion d’actif. La croissance sera si rapide que la Banque CIBC en deviendra actionnaire majoritaire. En y mettant beaucoup de pression, la CIBC achètera éventuellement les participations minoritaires de TAL Gestion d’actif, faisant de Jean-Guy Desjardins un nouveau millionnaire.

Jean-Guy Desjardins aurait pu en rester là et dépenser tranquillement ses millions jusqu’à la fin de ses jours. Toutefois, il est profondément insatisfait. Ici, l’auteure ne cite pas les paroles Jean-Guy Desjardins, mais écrit ce qui semble être la transcription de sa pensée :

Ne sera-t-il donc jamais possible pour les Québécois d’accéder à la cour des grands de la finance au niveau international ? […] Les Québécois ne sont-ils pas capables de voir plus grand et à long terme, au lieu de se contenter des sommes d’argent, si impressionnantes soient-elles, qu’ils récoltent à la fin de leur vie utile ? (p. 104)

Jean-Guy Desjardins a maintenant 72 ans. S’il est qualifié de « phénix de la finance » par l’auteure, c’est qu’il a retroussé ses manches. Quelques années après la vente de TAL et à l’âge de 58 ans, il a décidé de repartir à zéro et de mettre sur pied une nouvelle entreprise de gestion d’actif… et qui ne pourrait pas être rachetée de sitôt par une banque canadienne et être transférée à Toronto comme l’avait été TAL Gestion d’actif.

On ne peut affirmer que le désir de s’imposer en tant que Québécois francophone dans un milieu qui leur enjoignait de se « taire et à écouter » a été la seule source de l’action de ce financier d’exception. Il est fort possible que des facteurs personnels soient en jeu.

Mais il est indéniable que cette volonté participe à son action, comme l’illustre la citation de Jean-Guy Desjardins qui ouvre la biographie de Jacqueline Cardinal : « Le Québec doit oser voir grand » (p. vii).

De façon globale, l’horizon politique influence les ambitions et les possibilités d’avenir des individus de toute nation. Aux yeux du grand historien Gordon S. Wood, la Révolution américaine a libéré les capacités créatrices des citoyens des treize colonies qui se sont unis pour donner naissance aux États-Unis. Le nouvel Américain est devenu « l’architecte de sa destinée2 ». Et avec un énorme appétit, les Américains se sont collectivement emparés du monde des affaires3. À l’inverse, l’état de sujétion politique a limité l’expression des capacités créatrices des Québécois. L’horizon s’est collectivement rétréci, notamment après la répression des Rébellions de 1837-1838. À une certaine échelle, il peut certes prendre de l’ampleur. Les exemples d’Alain Bouchard et de Jean-Guy Desjardins mettent en lumière que les jeunes Québécois peuvent faire leur marque à l’échelle mondiale, en y mettant les bouchées triples. Voir grand et faire partie des plus grands ? Oui, avec l’indépendance du Québec qui élèvera notre champ de vision à la grandeur du monde.