D’un nationalisme « musclé » au nationalisme du Parti québécois

Ph. D. science politique

logo100eBLEU150L’Action nationale n’a pas toujours eu l’orientation politique qu’on lui connaît actuellement. À l’image du Québec, elle connut son passage du Québec duplessiste, conservateur, traditionaliste, faisant large place à la religion catholique, au Québec contemporain, issu de la Révolution tranquille, doté d’un État séculier, interventionniste, défenseur d’un filet social, endetté. En matière de représentation démocratique, tout le système politique est sorti reconfiguré après une première vague de réformes, puis une seconde réalisée entre 1965 et 19791. Les réformes de la carte électorale ont été les plus significatives, également les plus rapides et spectaculaires: l’élimination progressive des distorsions dans la représentation entre population et sièges a changé la donne en faveur des partis montréalais. Elle n’a toutefois pas transformé la compétitivité électorale des régions, tributaire d’un vote bloc des non-francophones. Ce dernier s’est au contraire affirmé, au point de remplacer, en particulier avec le multipartisme, les distorsions de la carte électorale en tant que barrière d’accès au pouvoir pour des partis francophones nationalistes.

L’émergence du Parti québécois (PQ) et la prééminence de la stratégie référendaire sont les résultats de ces réformes ; auraient-ils induit des bouleversements conséquents dans le traitement des grandes questions abordées dans L’Action nationale ? Parmi les textes écrits avant et durant la phase de transition dans la revue, sept grands thèmes ont été identifiés et examinés. Le contenu et le ton des textes s’y rapportant ont été comparés à la culture politique contemporaine dominante depuis l’arrivée du PQ, en 1968. En outre, ces écrits attestent des positions très nationalistes et très combatives de leurs auteurs, tranchant d’une manière à peine concevable aujourd’hui avec les auteurs qui ont écrit sur la politique québécoise et canadienne après cette période de transition sous l’emprise de la stratégie référendaire du PQ.

La culture politique d’avant la transition 1965-1979 : combative et nationaliste

La revue des textes publiés durant les années de réforme a montré que L’Action nationale était loin d’être représentative2 des partis au pouvoir au cours des années soixante et avant, le Parti libéral du Québec (PLQ) et l’Union nationale (UN). Jusqu’aux années soixante, possiblement jusqu’à l’accès au pouvoir du PQ, en 1976, les intellectuels de la revue évoluaient à l’extérieur du cadre politique défini par ces deux partis. On y tenait un discours « musclé » sur la domination qu’aucun parti n’aurait osé tenir par la suite. Quelles étaient plus précisément ces positions des intellectuels ayant écrit dans L’Action nationale à l’époque de la transition ? Organe de presse libre, la revue visait le changement politique. Jusqu’aux réformes, on la trouvait en marge du pouvoir dans le but de faire bouger la culture politique ambiante. Or si les intellectuels de la période de transition étaient à la marge, ceux de la période suivante ne l’étaient pas puisqu’ils adhéraient généralement au projet référendaire. Les textes d’avant 1968 peuvent néanmoins être comparés avec les textes ultérieurs de la revue, lesquels s’inscrivaient dans la foulée logique des premiers. Or ces textes défendaient généralement le PQ au gouvernement et dans l’opposition, dans la revue comme ailleurs. Et malgré de nombreuses purges, beaucoup d’intellectuels continuent à défendre la stratégie référendaire et ses conséquences.

Le contenu et le ton de sept thèmes majeurs de la revue ont été modifiés par les réformes démocratiques :

1. La place de l’histoire dans la lutte nationale

2. La nature des relations politiques entre Canada anglais et Québec

3. La question linguistique et identitaire, dont l’intégration des immigrants

4. L’utilisation de l’État pour corriger la situation économique des francophones

5. Les origines de la domination dans le cadre démocratique québécois

6. La rupture avec le Canada français et le recentrage sur le Québec

7. La participation du Québec au sein des partis fédéraux ou dans un parti fédéral québécois

 

1. Un combat qui s’inscrit dans l’Histoire contre une nouvelle ère sans conflits – et sans Histoire

Dans L’Action nationale d’avant les réformes démocratiques, chaque bataille à Ottawa était nationale, et chaque victoire était hissée au rang de hauts faits d’armes contre la domination du Canada anglais. Albert Lévesque3 n’a aucune hésitation à parler de détenteurs du pouvoir en vertu de leur statut de majoritaire contre celui de minoritaire des Canadiens français. La vie des Canadiens français au Canada, en 1966-1967, était un combat de tous les instants mené par d’héroïques résistants, tout aussi nécessaire qu’il l’avait été cent ou deux cents ans auparavant. Puis, avec la « Révolution tranquille », nul doute, ajoutait-il, que « le peuple conquis [avait voulu] briser les cadres de sa “réserve”, après deux siècles de sujétion, pour accéder à la participation dans la conduite des affaires du pays entier, et au contrôle efficace de ses propres affaires intérieures, selon l’ordre établi en 1867 », échappant ainsi aux conditions d’assimilation qui avaient éliminé les minorités francophones hors Québec.

Si le peuple conquis est, aujourd’hui, dans la situation de servitude que je viens de décrire sommairement [c’est] […] parce que le conquérant, depuis deux siècles, n’a jamais cessé de lui infliger un traitement d’asservissement politico-économique. […] [Un traitement qu’il] entretient encore, dans son subconscient [en tant que] sentiment de supériorité […] volonté de domination à l’égard du peuple conquis. C’est devenu, chez lui, une sorte de réflexe, aussi puissant que peut l’être l’instinct de conservation (p. 440-442).

Lévesque utilisait les termes de « sabotage » pour décrire le fédéralisme en 1967, la rupture du « pacte entre les deux nations » au profit de la construction d’un Canada unitaire mené par l’« oligarchie financière canadienne-anglaise », centralisé autour d’un « monarque élu » et du gouvernement fédéral. Le Canada aurait dû être plurinational. Il s’éloignait chaque jour un peu plus de l’idéal fédéraliste.

À partir du PQ, l’objectif d’une victoire référendaire forçait à la séduction d’un groupe significatif de partisans fédéralistes, et donc à l’abandon des sujets conflictuels avec le Canada anglais ou les Anglo-Québécois, à l’abandon des politiques d’inspiration nationaliste. Aussi, la culture politique post-1968 proposait un récit où l’Histoire débutait avec la Révolution tranquille – événement dont l’origine est une alliance contre nature entre réformistes antinationalistes francophones et anglophones au sein du PLQ –, après une longue période de néant : la « Grande Noirceur » duplessiste. Ainsi disparaissaient tous les événements qui auraient en quelque sorte « enraciné » le Québec dans son histoire malheureuse, son passé douloureux.

2. Une lutte contre un Canada anglais dominateur contre une lutte pour un idéal de liberté

Les rapports Canada français-Québec/Canada anglais révèlent de grands combats historiques. Au Québec prévalaient les relations majorité/minorité, les rapports dominant/dominé, la sujétion et l’infériorisation économique avec, en prime, une assimilation galopante jouissant de l’appui d’une élite canadienne-française collaboratrice. Des textes comme ceux de Genest et Angers figurent parmi les plus représentatifs4. L’un des problèmes majeurs des Canadiens français y était l’intériorisation de l’infériorité et de la domination. Il fallait en découdre avec l’adage « Québécois, porteurs d’eau, nés pour un petit pain ». Défaire, chez les Canadiens français, les sentiments d’impuissance politique, d’aliénation et d’admiration des maîtres, générant un fort abstentionnisme, l’abandon et le renoncement à l’action. La lutte primordiale visait ensuite la destruction des rapports de pouvoir et des structures politiques qui soutenaient la domination canadienne-anglaise au Canada et au Québec. Avancer lentement, grignoter du fédéral pouvoir après pouvoir, soit, mais le combat restait peu stimulant en raison des innombrables défaites découlant du statut minoritaire, sans espoir.

En ce sens, pour Genest, l’avenir était une succession de luttes visant l’acquisition de « nouvelles souverainetés ». Le Canada anglais n’était pas un partenaire honorable, mais un partenaire ayant « abusé de sa force » et de son pouvoir pour écraser et anéantir les Canadiens français (p. 8). Chez ces intellectuels, la nation canadienne-française n’avait pas attendu la reconnaissance canadienne pour exister. Elle était à la base même du pacte entre les deux partenaires. Mais le Québec était malgré tout constamment appelé à se battre pour faire respecter le pacte et obtenir des pouvoirs réels et non symboliques, à défaut de quoi « c’est tout le fédéralisme qui est moqué et souillé » (p. 15). L’alternative consistait à ravaler ce dernier au rang de groupe folklorique comme les autres, à sa disparition prochaine. Les mots de Genest étaient d’autant plus durs qu’il parlait au nom des Canadiens français fédéralistes :

Les Anglo-canadiens se sont emparés du gouvernement confédératif, y ont créé un fief dont ils nous ont exclus, tout en nous concédant des miettes. Ils s’efforcèrent, à l’instar des Américains, de créer une nationalité politique nouvelle […]. La Confédération a créé chez eux la vision d’un melting-pot où s’imposerait leur domination politique et culturelle. Ce désir d’anthropophagie culturelle minimisait les valeurs de l’histoire, prêtait une suprême importance aux valeurs économiques. Il assimilait – en pratique – le groupe canadien-français à un ensemble folklorique amusant, semblable en importance réelle au groupe des Indiens et des Esquimaux (p. 216).

Le projet péquiste était tout à l’opposé. Global, il était tourné vers l’avenir tandis que son promoteur s’échinait à chanter un rêve de liberté. On ne trouvait dorénavant plus, particulièrement chez les Canadiens anglais, que des partenaires bienveillants qu’il fallait associer au projet de souveraineté-association, pour espérer vaincre. Au Québec, le parti a conséquemment tenté d’amadouer ses adversaires anglophones et allophones en valorisant l’aspect bon-ententiste de son projet dont la réalisation devait satisfaire les intérêts mutuels. La soif de liberté du Québec n’avait rien contre le Canada anglais, aucun conflit n’était insurmontable : l’indépendance correspondait à des aspirations moralement supérieures légitimes. Construire un monde meilleur était une nécessité non seulement pour le Québec, mais aussi pour l’humanité tout entière5. À l’électorat, le PQ offrait la fin des luttes de forçats perdues d’avance contre le rêve d’un nouveau monde, porteur de liberté, de prospérité et de bonheur infini.

3. Une lutte entre francophones/anglophones sur les terrains de l’identité, la langue et l’intégration des immigrants contre un débat reposant sur l’unité de la nation, la « dénationalisation » des enjeux politiques, le multiculturalisme et le clientélisme

Les suites de la Révolution tranquille ont vu d’intenses luttes politiques opposant francophones et anglophones, évidemment centrés autour des questions identitaires et linguistiques, dont l’intégration des immigrants. Ces questions vitales exigeaient, pour les francophones, un encadrement contraire au modèle d’« apartheid des communautés », dans lequel aucune communauté n’a d’ascendant sur les autres ou sur l’État. L’établissement de la domination du français au travail apparaissait être l’une des meilleures garanties d’un avenir. Cette mesure était au cœur du creuset d’intégration de langue française pour immigrants6.

Le Dr Jean-Charles Claveau a souligné combien l’immigration avait scellé le sort des communautés canadiennes-françaises hors Québec7. L’immigration était « […] une arme entre les mains de la majorité anglo-canadienne pour bâtir un pays de langue anglaise en dehors du Québec [tout en assurant] la relève au Québec même ». Utilisée pour noyer l’élément français du pays, les Canadiens anglais se sont assuré de faire apprendre :

[…] l’anglais par la force des choses, car ils ne pouvaient faire autrement. Seul l’anglais était officiel et il n’y avait que l’école publique anglaise. L’Ouest canadien est devenu anglophone et non bilingue parce que la majorité canadienne-anglaise a tout fait pour cela. Afin de réussir l’anglicisation […], on a établi l’école publique anglaise, supprimé l’usage officiel du français et interdit l’école française [dans toutes les provinces hors Québec] (p. 230).

Pour Claveau, les « violences raciales » de Saint-Léonard étaient semblables à celles qui avaient marqué l’Ulster. Là comme ici, « les descendants des conquérants anglais continuent leur domination politico-économique sous le regard de nos gouvernants et refusent de s’intégrer au milieu québécois […] entraînant dans leur sillage la plupart des Néo-Québécois » (p. 229). Compte tenu de la domination à l’encontre du français, il était prévisible que l’immigration fasse de Montréal une métropole majoritairement de langue anglaise « d’ici 20 ans ». Le Québec, disait-il, n’était pas un pays normal puisque l’intégration des immigrants ne s’y produisait pas au profit de la majorité (p. 229).

Dans un texte écrit en 19708, François-Albert Angers ne laissait aucun doute sur l’importance de la question linguistique et sur le rôle de l’État pour corriger les comportements individuels suicidaires remarqués autant chez les francophones natifs que chez les immigrants. Chez Claveau, il fallait mettre un terme à la domination d’une minorité de 400 000 anglophones unilingues sur deux millions de francophones montréalais (p. 233). Pour Angers, la loi 63 du gouvernement unioniste de Jean-Jacques Bertrand, loi fondée sur le libre choix linguistique en matière d’éducation, était une « nouvelle capitulation de la bataille plaines d’Abraham ». Autant la défaite de 1759 avait été militaire, autant celle de 1969, après 200 ans d’« occupation », était politique (Angers, p. 541). Chez Angers, peu importe les dépenses gouvernementales, il faut que cette langue serve dans la vie de tous les jours, « […] que la connaissance du français […] devien [ne] rentable pour gagner sa vie, [qu’elle soit] la langue nécessaire pour gagner sa vie, [et alors,] le problème de l’intégration des immigrants se résoudra de lui-même. Ceux-ci désireront que leurs enfants apprennent le français, car ils en auront besoin » (p. 234).

En réalité, deux réseaux institutionnels, l’un anglais, l’autre français, se sont développés au Québec, à côté desquels se sont multipliés quelques morceaux de réseaux institutionnels liés aux communautés juive, grecque, arménienne, chinoise, musulmane et autres. Profitant de l’influence du bilinguisme institutionnel, ces réseaux ont suscité la disparition d’un creuset d’intégration de langue française. À côté d’un PLQ antinationaliste9, le PQ a cautionné par nécessité stratégique la « dénationalisation » des rapports de l’État. Son approche clientéliste visait à obtenir quelques appuis du côté d’associations ethnoculturelles subventionnées par le fédéral. C’est là que le PQ rejoignait les PLQ et autres partis fédéraux (PLC, PC, NPD) dans la reconnaissance de la sagesse, de l’autonomie et de la « pérennité éternelle » des « communautés culturelles », injustement refoulées au bas de l’édifice social par la société d’accueil. L’arrivée massive de plusieurs communautés a d’autre part remis en question la supériorité des « lois humaines » sur les « lois de Dieu ». L’exercice de la citoyenneté dans une société libérale et la chasse à l’obscurantisme10 (c.-à-d. le respect des libertés fondamentales, de l’égalité des droits individuels et collectifs, l’indépendance de la justice et la laïcité) ont été opposés à l’aptitude des dogmes à répondre à l’incertitude et aux angoisses existentielles nées des libertés individuelles. Or, sans nationalisme, le PQ n’avait plus que sa culture de la défaite et de la victimisation. Cette base consensuelle PLQ-PQ a permis d’évacuer de l’Assemblée nationale la plupart des mesures de défense des intérêts de la majorité francophone11.

4. L’intervention de l’État pour résoudre les inégalités intercommunautaires et bâtir une société unifiée contre le laisser-aller de l’État et le « développement séparé » des communautés pour résoudre les conflits

Avec la Révolution tranquille, nul ne se trompait dans la hiérarchie catholique quant à la « perte d’influence » de l’Église. Certains intellectuels de la revue ont alors soutenu les forces traditionalistes, s’opposant à l’intervention de l’État dans les choix individuels, domaine réservé à l’Église, et dans l’action collective, domaines du laisser-aller et des élites12. Des auteurs tels Maurice Lemire13 ont évoqué le « messianisme compensateur » des Canadiens français, sorte de « mystique spiritualiste » leur offrant une « supériorité morale » pour compenser leur infériorité et faire obstacle à la cupidité de l’élite, leur permettant de conserver dignité et fierté malgré l’indigence collective (p. 534). Néanmoins, avec la Révolution tranquille et la modernisation de l’État, ce dernier, libéré des contraintes des cartels bancaires de Toronto/Montréal, a pu généraliser ses interventions14. Celles-ci, soutenues au Québec pour un État d’Amérique du Nord, servirent notamment à redistribuer la richesse, tandis que se déployait en parallèle le « Québec inc. », un nouveau monde des affaires « québécois »15. Or, après la sécularisation initiale, tous les gouvernements québécois ont tenté de préserver le caractère religieux résiduel, lequel reflétait le développement séparé anglo-franco. L’« apartheid » religieux et linguistique était un legs historique appuyé par la Constitution et les rapports de pouvoir au Canada et au Québec, plus tard par les Chartes des droits. Tous les gouvernements québécois ont été confrontés au développement de deux réseaux économiques linguistiques publics ET privés parallèles, des services publics complets dans les deux langues. Le rapport de la commission Laurendeau-Dunton a été un élément déclencheur en révélant l’indigence économique des Québécois francophones, poussant la plupart des intellectuels de L’Action nationale à s’inscrire dans une perspective interventionniste. Certains étaient antinationalistes, d’autres, nationalistes.

Les interventionnistes « nationalistes » visaient directement la domination de la minorité canadienne-anglaise dans les champs de compétence provinciale. Rosaire Morin16, par exemple, n’a pas hésité à mettre en question le soutien de l’État envers deux réseaux économiques parallèles ainsi que les inégalités économiques qui créaient deux classes de citoyens. Il leur fallait néanmoins résoudre un problème éthique majeur : comment aider les Canadiens français tout en agissant de manière non discriminatoire ? Pour Rosaire Morin17, une partie de l’explication de l’infériorité économique des Canadiens français se trouvait dans leur culture entrepreneuriale moins développée (p. 237-238). Il était également possible d’envisager des politiques publiques respectueuses des droits des anglophones visant néanmoins à relever énergiquement la pénible situation économique des Canadiens français (p. 240)18. Bref, dans chaque type d’opérations, l’État restait le meilleur outil. Mettre fin à l’infériorité économique des francophones19 signifiait aussi lutter contre un régime et des institutions inéquitables envers les francophones, contre la discrimination envers ceux-ci20, et contre l’assimilation des natifs et des immigrants.

Les interventionnistes « antinationalistes » ont proposé au mieux des politiques économiques gouvernementales sans égard à la langue, misant sur la création de la richesse, la valorisation de l’entrepreneuriat individuel à l’image du « Québec inc. », s’opposant à l’occasion aux politiques d’Ottawa. La plupart d’entre eux ne niaient pas l’existence de la division culturelle du travail et la place inférieure des Canadiens français. Mais on considérait infaisable pour l’État de s’attaquer à ces problèmes sans discriminer les anglophones21, d’autant plus que, comme ils étaient issus de l’élite économique, ils adhéraient pleinement au laisser-aller. Quant aux péquistes, ils choisirent de renoncer à l’action collective en respectant le libre choix individuel, le « développement séparé » des communautés, un modèle multiculturel de société. L’assimilation linguistique, née de l’infériorisation économique, était considérée comme un problème mineur puisque les meilleurs réussissaient, et que ce problème semblait s’accompagner de conséquences démographiques inférieures compte tenu des soldes migratoires interprovinciaux négatifs, constitués essentiellement d’anglophones selon la première langue officielle parlée. Dès ١٩٦٨, Rosaire Morin s’est aperçu que les candidats péquistes pressentis pour les élections de 1970 vivaient avec une peur paralysante de heurter les sensibilités des non-francophones (p. 240). Toute action allait être liée à la stratégie référendaire.

Le nationalisme francophone dans les affaires internes, affirmait Morin, n’a jamais eu la cote à l’Assemblée nationale. De fait, il ne s’y est jamais introduit.

5. Pouvoir, institutions, collaboration et aliénation dans une société binationale et dominée : le secret de la dépendance politique contre la liberté de choix et le conservatisme politique d’une communauté politique unifiée

Comment un peuple libre, évoluant dans un cadre démocratique, pouvait-il (et peut-il encore) consentir et travailler activement à sa propre sujétion ? Pour les indépendantistes, les Québécois ont démocratiquement choisi de perpétuer leur situation de dominés, depuis les débuts de leur vie démocratique, les débuts du Canada, jusqu’au moment où étaient écrits leurs textes. Il était aberrant que les élus fédéraux canadiens-français subissent leur situation minoritaire au sein de partis canadiens-anglais sans obtenir de garanties de survie pour leur peuple en retour, qu’ils aient prôné la ligne dure contre les Canadiens français au lieu de défendre les leurs en poussant les gouvernements fédéraux à choisir le dialogue comme stratégie d’unité nationale. La responsabilité des élus provinciaux n’était pas en reste puisque ceux-ci auraient pu défendre les Canadiens français. Or, ils ont perpétué eux aussi la domination au lieu de contribuer à faire advenir un meilleur régime politique. Élus fédéraux et provinciaux partageaient donc la responsabilité de l’échec d’un pays réellement binational et de la transformation du Canada en pays anglais. Responsables d’avoir échoué à contrer l’assimilation au Québec comme à l’extérieur de celui-ci, d’avoir perpétué un système politique infériorisant les francophones, d’avoir accepté d’accorder au fédéral un pouvoir de désaveu des lois provinciales, la concentration des pouvoirs économiques dont certains vitaux (communications, transports, mines), le très important pouvoir résiduel ; d’avoir prôné un conservatisme politique acceptant des institutions politiques provinciales offrant un haut degré de contrôle à l’élite (via les comtés protégés et le Conseil législatif, qu’il fallut cent ans pour abroger).

Chez les intellectuels de la revue, nul mystère autour du problème de la domination. Les canadianistes du Québec ont fait vivre le mythe de deux peuples égaux et librement associés en 1867. La dépendance politique s’est construite à force de cooptations et de nominations au sein d’institutions contrôlées par la majorité anglophone. En 1867, le pouvoir consenti à la minorité nationale était marginal et ne lui laissait qu’une faible autonomie. Les Canadiens français étaient minorisés dans toutes les sphères d’activités, depuis les partis jusque dans les gouvernements fédéraux et l’appareil d’État fédéral, incluant des institutions fédérales en principe neutres, depuis les tribunaux jusqu’à la future Charte des droits et libertés, les chambres de commerce jusqu’aux équipes sportives nationales. Les intellectuels s’attaquèrent à la collaboration des agents de la dépendance, évoquant en premier lieu le triumvirat formé par la bourgeoisie canadienne-anglaise, le clergé et les partis politiques corrompus. Grâce à cette coalition, les acteurs dominants au Québec ravalaient celui-ci au rang de société purement coloniale22.

Le premier gouvernement du PQ a cherché à éviter les interventions économiques qui s’inspireraient d’une vision coloniale des rapports Québec/Canada. Pour éviter l’exposé en plein jour des rapports de domination, les gouvernements québécois ont tenté de prévenir les jugements de la Cour suprême et des effets des Chartes des droits contre la loi 101, en se conformant à l’ordre politique et constitutionnel. Par exemple, l’État a cherché à encadrer sur une base volontaire l’usage des langues dans les différents secteurs d’activités. Or, tant les gouvernements libéraux que péquistes ont continué à valoriser l’exploitation des ressources naturelles et assujetti l’État national aux décisions des entreprises québécoises et étrangères, sans égards envers l’exportation des profits et des emplois, au chantage en échange d’aide publique, et leurs revendications d’impôts allégés.

L’historien Michel Brunet23 a tenté de l’expliquer en établissant un lien entre la Conquête et les élections provinciales de 1970. Il répondait ainsi au problème de la domination en contexte démocratique : le Québec aurait pu choisir de s’affranchir depuis longtemps de la domination du Canada anglais puisqu’il évoluait en démocratie. Pourquoi était-il demeuré « canadien » ? Pourquoi avait-il consenti à l’infériorisation économique des Canadiens français ? « L’histoire, écrivait-il, nous démontre que la démocratie n’a jamais existé au Québec depuis que les Britanniques s’y sont installés » (p. 281). L’histoire du Québec de ١٨٦٧ à ١٩٧٠, expliquait Brunet, était celle d’une « démocratie dirigée » (p. 283), où la liberté du Québec avait été ce que le Canada anglais avait décidé qu’elle fut. Les élites traditionnelles, rappelait-il, ont fait le travail pour maintenir le Québec à sa place.

Chez François-Albert Angers24, le plus grand malheur des Québécois était de ne pas avoir eu de vrais gouvernements depuis la Conquête (p. 100), d’avoir plutôt eu des gouvernements et des élus fédéraux et provinciaux consentants, qui disposaient théoriquement de pouvoirs quasi souverains, mais qui ne les avaient jamais réellement affirmés face à Ottawa. Les partis et les élus fédéraux, disait-il, s’étaient toujours alignés sur les intérêts des Canadiens anglais, nullement sur ceux des Canadiens français (p. 100-101). Cette thèse aurait dû être examinée avec soin, mais :

[…] on a préféré la thèse de mise en accusation de notre clergé, qui nous était suggérée par les « Anglais » dans leur mépris affiché (mais combien instinctivement tactique et intéressé) de la soi-disant « priest-ridden province » […] Il aurait fallu que quelqu’un entreprit de fouiller notre histoire politique, parlementaire, fédérale et provinciale […] pour expliquer les attitudes de nos hommes politiques, et non seulement pour en relater les épisodes. D’où peuvent venir toutes les incohérences, toutes les inconséquences, toutes les inepties, tous les virements de positions et d’attitudes comme girouettes au vent que d’avance […] nous savons que celui-là y eût trouvé à foison. Laurendeau en a lancé l’expression intuitive en ce qui concerne le premier ministre du Québec « roi-nègre25 ». […] [À] défaut d’un changement radical d’attitude de la part du reste du Canada, […] le fédéralisme canadien est une prison pour un Québec français, et une prison grâce à laquelle on jouit de la possibilité dont on abuse de nous empoisonner (p. 101-102).

Médusé par les résultats des élections provinciales de 1970, Angers26 a cherché à confronter ses thèses. Il examina le problème de l’omnipuissance de la minorité anglophone :

Or la force qu’exprime le parti de M. Bourassa lui vient totalement du vote anglophone. Les huit comtés que nous avons singularisés précédemment comptent à eux seuls pour 250,000 votes des 1,250000 votes que le parti libéral a récoltés. Cela représente pour 8 comtés fortement anglais seulement, près de 9 points de pourcentage sur les 45 % recueillis dans les 108 comtés ; et ne laisse donc qu’à environ 36 % la part libérale des 100 comtés restants.

Incertain, Angers laissa en plan la mesure de l’impact du vote de la minorité sur les résultats. L’ignorant donc, il dut revenir sur la culture politique des Canadiens français, les positions des partis et des élus de la collaboration « si prompts à la trahison » (p. 918). Prémonitoire ? Il écrivait : « le PQ nous trahira comme les autres » (p. 918). Selon lui, dès sa préparation à ses premières élections provinciales, en ١٩٧٠, le PQ « a eu peur de s’identifier [à] quelques idées majeures de peur de perdre des votes hors Montréal » (p. 919). Or, il perdit sans doute à Montréal justement pour ne pas s’être engagé envers ces idées majeures (p. 919). Quant aux libéraux provinciaux, Angers les considérait au service des Canadiens anglais en raison de leurs liens organiques avec le parti frère au fédéral et de l’importance de leurs liens économiques avec les milieux financiers, majoritairement anglophones (p. 925).

6. Une lutte solidaire avec tous les Canadiens français pour un fédéralisme renouvelé contre la rupture Québec/Canada français et le recentrage sur le Québec et le projet de souveraineté-association du PQ

Avant les réformes et l’arrivée du PQ, la vie politique des Canadiens français passait par les luttes contre la domination des Canadiens anglais. Dans les années soixante, les intellectuels de L’Action nationale discutèrent ferme autour des options qui s’offraient au Canada français et au Québec. L’idée de rompre avec le Canada français était loin de faire l’unanimité. On discuta ainsi de la proposition d’un statut particulier pour l’entité francophone qui avait le plus de chances de survivre au Canada, mais l’option demeurait confrontée au problème de la minorisation (insoluble sans reconnaissance de l’égalité des partenaires) ainsi qu’avec une dynamique politique hostile. Les partisans du Canada français qui ont écrit dans la revue n’ont cessé de dénoncer P.E. Trudeau à cet égard27. Avec le temps, toutefois, le camp des nationalistes francophones pancanadiens, dépouillé de son pouvoir de négociation, a aussi vu ses alliés québécois jeter la serviette, d’autant plus que les associations francophones hors Québec, soutenues financièrement par Ottawa, ne se gênèrent jamais pour démolir le projet péquiste.

Bien des intellectuels de la revue28 ont donc opté pour la « simplicité », l’indépendance. La mise sur pied du PQ en 1968 a donc changé le présent et l’avenir pour tous les francophones. Les Québécois s’affranchirent des limites imposées au Canada français, laissant celui-ci condamné, derrière eux, n’ayant pour seule option que sa soumission et sa mise en disponibilité pour lutter contre le gouvernement québécois. Cependant, en quelques années, l’option indépendantiste céda la place, au nom du réalisme politique, au projet alambiqué qu’était la souveraineté-association et à la stratégie référendaire adoptée au cinquième congrès national du PQ en 1974. L’objectif réel, croyait René Lévesque, était d’en arriver à un statut particulier. Mais l’hostilité ouverte du « partenaire » fédéral, notamment son droit de veto sur les négociations prévues dans le projet, ne vint pas à bout du soutien à l’indépendance des intellectuels de L’Action nationale, ceux-ci y voyant de toute façon l’occasion de mettre le cap vers l’indépendance après un NON canadien29.

En d’autres termes, chez les francophones, tant les fédéralistes que les péquistes ont adhéré à une forme de statut particulier. Compte tenu de l’échec, la rupture Québec/Canada français a finalement changé peu de choses, hormis d’avoir tout de même laissé émerger de grandes espérances au Québec.

7. Une action autonome sur la scène fédérale contre son abandon et le rapatriement de toutes les forces au sein du PQ, en prévision de la lutte finale

Les intellectuels de L’Action nationale30 revenaient constamment sur la Constitution canadienne et sur l’importance de la changer pour assurer la survie des Canadiens français. Deux options : agir au sein des partis pancanadiens contrôlés par la majorité canadienne-anglaise ou agir au sein de partis autonomes dédiés aux intérêts des Québécois ou des Canadiens français. Dans le premier cas, les députés fédéraux francophones semblaient avoir rendu les armes depuis des décennies, perdant au passage leur éthique politique. Edmond Cinq-Mars31 rendit compte de leur impuissance et de leur côté « collabo » : « […] ils ne sont plus adaptés au Québec : plusieurs craignent les auditoires du Québec ou ils le choisissent de telle sorte qu’ils n’auront pas à craindre les réactions. Ils se sentent inadaptés au Québec actuel » (p. 536).

Élus par un parti, conservateur, libéral ou crédit social, ils sont comme bridés et limités. Comme Canadiens français, ils sont forcés d’accepter une politique qu’ils ne contrôlent pas. Ils sont forcément confinés à un rôle de traducteur. […] ils ont vite appris que toute politique doit d’abord viser à satisfaire 70 % de la population anglo-saxonne et à ne pas heurter les 30 % qui restent : le rôle est négatif. Ce n’est pas un rôle d’initiative et de création en fait de politique canadienne. On attend d’eux qu’ils endossent et fassent valoir le programme conçu par les Anglo-Canadiens. Ils doivent même justifier les limites que leurs chefs veulent imposer aux libertés du Québec (p. 537).

[…] Ils sont eux-mêmes contrôlés […]. Le lien qui les soumet aux politiques anglo-saxonnes, est trop visible après cent ans de Confédération (p. 539).

[…] Sans cette complaisance préalable aux thèses anglo-saxonnes, aucun député canadien-français (à quelques exceptions près) ne peut être élu au gouvernement fédéral (p. 547).

[…] Ses initiatives sont de l’ordre de la virgule et de l’accent circonflexe. Sa rhétorique doit mettre en valeur des structures surannées comme ces éloges abracadabrants de la constitution canadienne (p. 540). Nos députés fédéraux canadiens-français sont donc obligés, pour justifier leur propre rôle, dans les structures politiques actuelles, de s’opposer à plus d’autonomie québécoise.

[…] Menacés dans leur raison d’être, ces députés doivent épouser les thèses anglo-canadiennes de la bonté de la Confédération, de la grandeur du Canada, du retour au bilinguisme pour l’avenir, de la nouvelle compréhension anglo-canadienne pour les Canadiens français. Ils doivent mettre en valeur toutes les petites crottes adorables qui sont concédées par le haut fonctionnarisme anglo-canadien. N’ont-ils pas gagné le maire de Rimouski par l’octroi d’une aréna ? Mais ils n’ont jamais mis à la raison un Arthur Laing et son envahissement du grand nord québécois au nom des intérêts des Esquimaux (anglicisés presque complètement) (p. 542).

Bien des auteurs nationalistes ont cru dans le pouvoir de députations fédérales autonomes dédié à la défense des intérêts et des droits des Canadiens français. Il fallait intervenir directement au fédéral en fondant un parti représentant d’abord ceux-ci. Pour Boutet32, la place des Canadiens français dans les partis fédéraux s’accordait avec la seule identité canadienne concevable sous le régime de la majorité anglophone. Or, les Québécois refusaient cette proposition de colonisés, de collaboration et de corruption pour plutôt se tourner vers les partis « franchement antisystèmes » visant la libération nationale (p. 969) : « […] si nous trouvons le moyen […] de rendre notre majorité [francophone] effective, si nous pouvons libérer les partis politiques québécois de leurs attaches traditionnelles, nous pourrons envisager [la] renaissance d’un ordre de pensée français » (p. 970).

La réalité (toujours actuelle), disait Cinq-Mars, est la suivante :

Il y a deux nations qui demandaient à s’épanouir dans l’égalité en ce nord du continent américain. La constitution de 1867 ne suffit plus et est anachronique : c’est une crise de croissance car le Canada français a atteint une nouvelle maturité. […] La philosophie du fédéralisme devra être basée sur le dialogue et la participation acceptée. Le Québec souffre de ne pas avoir d’authentiques représentants du fait français, à Ottawa (p. 544).

Chez les intellectuels péquistes, auxquels s’ajoutait le chef René Lévesque, on considérait inutile, voire nocif ce projet de parti francophone autonome puisque, depuis le statut de minorité, il n’existait au fédéral que des luttes perdues d’avance. Il est vrai qu’en se joignant aux partis fédéraux, les Québécois et les Canadiens français étaient noyés parmi les Canadiens anglais, mais ils pouvaient au moins revendiquer d’avoir accédé à quelque parcelle de pouvoir. À l’inverse, les partis fédéraux exclusivement québécois/canadiens-français étaient condamnés à être exclus du pouvoir33. La lutte finale pour l’indépendance devait également, répétait-on, se dérouler sur la scène provinciale. L’investissement dans un parti fédéral « ethnique » (canadien-français34) était un détournement inutile d’énergies et de ressources.

Une époque formidable ! Et le retour au maquis…

Les réformes de la carte électorale sont au nombre des facteurs majeurs ayant transformé la dynamique électorale et politique au Québec. Le point de départ : avant la Révolution tranquille, l’impossibilité pour un parti francophone réformiste, nationaliste ou indépendantiste, d’accéder à une députation non marginale, et encore moins d’accéder au pouvoir. Ce sont les réformes démocratiques de la période 1965 à 1979 qui ont permis au PQ d’obtenir une représentation puis, compte tenu du prix à payer pour sa stratégie référendaire, de prendre le pouvoir, d’abord « accidentellement » en 1976 puis, avec les réformes suivantes, « normalement » en 1981. Ces réformes sont donc responsables de l’arrivée d’une banale prise du pouvoir par un parti réformiste et nationaliste dans une mer anglophone qui n’y comprenait rien. Une première, néanmoins, dans l’histoire du Canada et du Québec, une élection aux allures de libération nationale.

Le discours politique des intellectuels de L’Action nationale a suivi ces transformations. En prenant à témoin leurs textes, on peut affirmer que les institutions politiques québécoises d’avant les réformes ont freiné l’émergence du Québec contemporain. Or, selon l’hypothèse d’un scrutin proportionnel dès les années soixante, il est probable, compte tenu de la domination canadienne-anglaise claire et brutale de l’époque et de la misère conséquente des « nègres blancs d’Amérique35 », qu’un parti indépendantiste se serait emparé du pouvoir seul ou en coalition avec un ou d’autres partis compatibles bien avant la fondation du PQ. Probable aussi qu’un tel gouvernement aurait cherché à renverser la division culturelle du travail et qu’il aurait dirigé le Québec vers son indépendance dès le début des années soixante-dix.

Avant les réformes de la période 1965 à 1979, les intellectuels évoluaient en marge des deux principaux partis de l’époque, le PLQ et l’UN. Leurs écrits étaient conséquents, témoignant d’un « nationaliste musclé », aussi déterminé qu’assumé. Avec le système de partis en vigueur de 1968 à 2003, le PLQ, contrôlé par les fédéralistes radicaux, était opposé au PQ. Or la stratégie référendaire de ce dernier le forçait à s’opposer aux politiques nationalistes. Au final, le Québec était « nationaliste modéré » face à Ottawa et plutôt antinationaliste dans les champs d’activités de l’État provincial, c’est-à-dire en santé, en éducation, en services sociaux. etc.

Pour résumer, la culture politique des francophones post-réformes se démarque des écrits des intellectuels de L’Action nationale. Dans la nouvelle ère péquiste-libérale, le discours politique n’a plus qu’un rapport ténu avec l’Histoire du Québec (point 1). L’horizon politique des Québécois commence avec la Révolution tranquille tandis que les événements antérieurs sont refoulés dans un lointain fourre-tout, la « Grande Noirceur ». Les rapports conflictuels (point 2) disparaissent également ; le Canada anglais n’est plus un abuseur-intimidateur, mais un partenaire bienveillant, en attente d’une décision des Québécois, respectueux de leur démocratie. Les réformes ont impliqué la rupture et l’abandon des Canadiens français hors Québec (point 6), la fin des batailles « d’une mare à l’autre », structurellement perdues d’avance, tandis qu’émergeait la lutte des francophones québécois, les seuls ayant quelques chances de se forger un avenir. Avec l’indépendance rendue possible, c’est l’abandon de la scène fédérale (point 7), où tout est perdu, et le rapatriement de toutes les forces disponibles vers le Québec.

La domination (point 3) ne s’accordait plus avec la discrimination systémique. Vivre au bas de la division culturelle du travail, pour les Canadiens français, n’empêchait pas certains de s’épanouir. Ainsi disparaissaient non seulement les conséquences économiques de la domination, mais aussi les politiques inspirées d’une justice intercommunautaire, d’un désir de correction des iniquités économiques et de l’aberrante assimilation des natifs et des immigrants vers l’anglais (à l’exception des dispositions scolaires pour enfants immigrants – seulement 15 % des nés à l’étranger –, et enfants d’immigrants). Les inégalités étaient tributaires des choix individuels et l’État ne pouvait rien y faire. Au lieu d’intervenir dans ces choix, PLQ et PQ ont adhéré au Québec de l’apartheid (point 4) en y souscrivant par clientélisme électoral (l’un bénéficiant du vote bloc des non-francophones, l’autre attaché au multiculturalisme et à la dénationalisation de l’État et des politiques publiques). Chaque communauté devenait aussi capable d’autonomie que la majorité. Bien que le Québec ait été reconnu officiellement français, sa minorité de langue anglaise restait dominante et ses institutions conservaient leur croissance même quand la majorité s’échinait à des restrictions budgétaires sévères. L’État se servait de son réseau économique (public et privé) comme modèle de développement pour toutes les communautés, malgré le contrôle bien connu des baronnies ethniques par Ottawa.

Enfin, la domination (point 5) restait difficile à expliquer dans le cadre démocratique. Mais plutôt que de cibler les causes structurelles qui faisaient et font des Québécois des citoyens de deuxième ordre, notamment de la présence de deux communautés politiques dont les rapports étaient déformés par le mode de scrutin, on expliquait que leur situation tenait de leur culture : faiblesse congénitale de leur volonté, manque d’éthique, corruption de leurs élus, peur devant l’intimidation, aliénation historique, résignation devant la discrimination systémique. Aussi, après les réformes, l’État québécois s’en est tenu à un nationalisme économique global, axé sur la création de la richesse et sa redistribution. Dans toutes ses activités, cet État orwellien a effacé l’existence de deux communautés politiques et a offert à tous le choix d’une langue pour les services publics, au travail, au commerce et en démocratie, incluant même les non-citoyens. L’État a redéfini la nation en reconnaissant le bilinguisme comme l’un de ses traits essentiels.

Avec le silence complice des partis, il a financé et géré les institutions publiques en conséquence : un réseau de langue française, bilingue, et un réseau de langue anglaise, indépendant du contrôle de l’État, soutenu financièrement intégralement même avec la fonte de ses effectifs et même s’il disposait de plus d’appuis financiers du secteur privé que tout le secteur francophone. Pour rentabiliser les investissements passés, l’État s’est, depuis, donné pour mission de fournir à ce seau percé qu’est la communauté anglophone la main-d’œuvre et même… la clientèle manquantes36. Sous le couvert de la loi 101, il a pratiqué le laisser-aller linguistique pour toutes les institutions de tous les réseaux, soutenu le réseau de langue anglaise et laissé se créer de nouveaux réseaux à base ethnique. Or, malgré la fragilité de la langue française, langue de travail, les travailleurs ne peuvent toujours pas invoquer celle-ci devant les tribunaux pour leur garantir de travailler en français. Et le Québec n’offre toujours pas de protection au français pour tout son territoire, notamment sa région la plus fragile, l’Outaouais, pas plus qu’il ne revendique toute la gestion de ses rapports avec ses nations autochtones, laissés, dans plusieurs cas, entre les mains d’institutions de langue anglaise et du fédéral.

Ce survol à grands traits mérite d’avoir fait ressortir combien le discours des intellectuels était plus musclé avant l’arrivée du PQ en 1968 qu’il ne le fut après. Depuis, francophones et non-francophones se sont affrontés en un combat inégal37. C’est grâce aux distorsions dans la représentation que les non-francophones ont fait échec au nationalisme et à l’indépendance au début des années 1970 et au référendum de 1980, qu’ils ont renversé le vote indépendantiste en 1995, fait échec aux intentions référendaires de Lucien Bouchard entre 1998 et 2000, qu’ils ont fait élire le PLQ en ١٩٨٩ et tous les gouvernements libéraux à partir de ٢٠٠٣ (٢٠٠٧, ٢٠٠٨, ٢٠١٤). C’est en vertu de cet affaiblissement politique que les soldes migratoires interprovinciaux des cinquante dernières années étaient négatifs et composés de 500 000 anglophones (formés au Québec à grands frais) selon la première langue officielle parlée, auxquels se sont ajoutés 800 000 néo-anglophones par les migrations internationales et interprovinciales, l’assimilation et l’intégration linguistiques, en ajout aux 250 000 Anglo-Québécois38 qui étaient, en gros, l’objet constitutionnel des services publics en langue anglaise. Grâce aux déficiences de la volonté politique des francophones, la proportion de non-francophones s’est ainsi maintenue malgré l’effondrement de la minorité anglo-québécoise.

Le Québec est retombé, à partir de 1998-2003, dans un système partisan à parti dominant, le PLQ. Ce système laisse peu de chances à un parti comme le PQ d’accéder au pouvoir en solo pour former un gouvernement majoritaire, comme il le put quatre fois sur huit durant les trente années qui ont suivi sa fondation. De même, les chances de voir le PQ ou tout autre parti s’inspirer d’un nationalisme francophone dans les champs de compétence du Québec sont, elles aussi, redevenues plus faibles. Faute des réformes démocratiques nécessaires, il est vraisemblable que les intellectuels québécois vont poursuivre ce qui a commencé en 1998-2003 : le retour au maquis idéologique où se trouvaient nationalistes et indépendantistes avant l’arrivée du PQ. 

 

 


1 En matière de périodes temporelles, les débuts et les fins sont rarement précises. 1965 : importante réforme de la carte électorale qui enclenche d’autres réformes ; 1974 : adoption de la stratégie référendaire au PQ ; 1979, les grandes réformes du premier mandat du PQ se terminent avec l’adoption de la question référendaire.

2 L’examen rigoureux des textes publiés durant la période 1965 à 1979 aurait exigé que ceux-ci soient représentatifs de l’époque ou tout au moins de la revue sous un critère ou un autre. Il aurait ensuite exigé qu’ils soient comparés avec des textes semblables publiés dans la période 1968-1998/2003, également représentatifs. Nous assumons cette double représentativité.

3 Albert Lévesque, « Une nouvelle constitution canadienne est-elle réalisable ? », janvier 1967, p. 429-443. Voir aussi Rosaire Morin, « Le statut particulier : une illusion d’optique », octobre 1967, p. 111-174.

4 Voir Jean Genest, « L’indépendance : la réelle et l’illusoire », éditorial, septembre 1968, p. 1-17 ; François-Albert Angers, « Quelle démocratie Mister Trudeau ? », octobre 1969, p. 95-101 ; Paul-M. Tellier, « Bilan politique d’un centenaire », février 1967, p. 563-570 ; Rosaire Morin, « Le statut particulier : une illusion d’optique », octobre 1967, p. 111-174 ; François Aquin, « Exprimer la conscience d’un peuple », janvier 1968, p. 505-508.

5 Comme l’affirmait Pauline Marois 50 ans plus tard, dans un texte publié dans Le Devoir, le 18 novembre 2016.

6 Voir Patrick Allen, « Facteurs d’inégalités de chance entre francophones et anglophones », mai 1970, pp 819-25 ; Jean Genest, « Les immigrants qu’il nous faut », juin 1967, p. 951-959.

7 Jean-Charles Claveau, « La crise de Saint-Léonard », novembre 1969, p. 228-235.

8 François-Albert Angers, « La bataille de la langue au Québec – 1 – Deux cent dix ans après : Une nouvelle capitulation de Québec [Bill 63] », février 1970, p. 519-41.

9 La question linguistique a divisé les troupes libérales à plusieurs reprises au cours de la période 1968-1998 : aux élections de 1976, avec une division du vote anglophone profitant au PQ, en 1989, avec une division parfaite du vote anglophone, i.e. sans impact favorisant le PQ, et en 1994, avec une division du vote francophone, reporté sur l’ADQ.

10 La pratique religieuse était une variable négativement associée à l’appui au PQ au début des années soixante-dix.

11 Une exception majeure, la Charte de la langue française (Loi 101). Adoptée malgré les réticences du premier ministre et de son conseil des ministres, elle fut constamment charcutée par les tribunaux. Aucun des gouvernements provinciaux formés après le premier gouvernement Lévesque (1976-81) n’a pourtant proposé le retour à la version originale ou à une version ayant autant de tonus. Le prix à payer pour la maintenir : la clause nonobstant, adoptée à la demande des provinces canadiennes-anglaises en même temps que la Constitution canadienne et la Charte fédérale des droits et libertés de P.E. Trudeau en 1981-82.

12 Défendant un conservatisme religieux, voir Jean Genest, « Liberté et vérité », éditorial, février 1967, p. 521-534 ; un conservatisme politique, Mathias Rioux, « L’imagination au pouvoir », avril 1976, pp 531-538.

13 Dont certains cités par Maurice Lemire, dans « Les avatars de notre nationalisme », janvier 1968, p. 509-534.

14 Après s’être sécularisé, l’État s’est doté d’une fonction publique professionnelle (avec recrutement et promotion au mérite) et de programmes universels fondés sur des critères objectifs. Il commença également à intervenir dans l’économie par ses politiques économiques et la création de sociétés étatiques.

15 Fidèle, selon la légende, à l’État qui l’avait « fait naître ».

16 « La constitution et l’économie du Québec », éditorial, mai 1968, p. 725-749 ; voir aussi Jean Genest, « L’indépendance, la réelle et l’illusoire », éditorial, septembre 1968, p. 1-17.

17 « Le Québec est à vendre », novembre 1973, p. 235-247.

18 « Une politique économique nationaliste devait réduire la dépendance envers l’industrie étrangère (p. 240), procurer un meilleur contrôle des outils de l’économie nationale, investir dans les secteurs prometteurs et payants, viser la production de produits originaux et de haute qualité (p. 244-246). Il faudrait utiliser l’État et sa politique préférentielle d’achats pour favoriser les entreprises francophones (p. 245). Il fallait aussi mobiliser l’épargne pour la canaliser dans les entreprises québécoises (p. 247).

19 Les intellectuels se sont avérés impuissants en matière de compréhension de l’inégalité électorale et politique entre francophones et non-francophones. Après la fin des distorsions de la carte électorale, ce sont le mode de scrutin majoritaire et le vote bloc des non-francophones qui ont bloqué l’expression nationaliste des francophones. En définitive, de 1968 à 1998/2003, le système bipartiste à dominante libérale et antinationaliste n’a été qu’une courte embellie dans l’histoire du Québec. Celle-ci disparut dans le nouveau système multipartiste à dominante libérale et antinationaliste implanté à partir de 1998-2003.

20 Comble de l’aberration, ainsi que l’avait souligné en son temps la commission Laurendeau-Dunton, les groupes immigrés connaissaient plus de succès économiques que les natifs francophones, comme si le fait de ne pas disposer de réseaux d’intégration économique dans leur nouveau pays était un facteur de réussite. Être immigrant dans le Québec des années soixante était associé à une réussite économique supérieure. Mais même après l’adoption de la loi 101, en 1977, cette affirmation est demeurée : les immigrants intégrés dans le réseau français, à l’image des francophones eux-mêmes, performent moins bien que les anglophones et les immigrants intégrés dans le réseau anglais, plus en mesure d’affirmer plus rapidement une citoyenneté pleine et entière. En réalité, l’immigrant qui s’intègre dans le réseau anglais est plus performant simplement parce que le réseau anglais manque d’employés, qu’il offre de bons emplois et qu’il embauche réellement et plus facilement, tandis que le réseau français présente plus de concurrence entre travailleurs et récolte tous les laissés pour compte. Enfin, le réseau anglais doit être reconnu pour être celui qui ouvre les portes du reste de l’Amérique.

21 Impossible d’établir la laïcité de l’État puisque cela aurait bousculé les rapports anglais/français et les valeurs prônées par les associations ethnoculturelles financées par Ottawa. Impossible de définir les frontières de la communauté anglophone puisque cela aurait permis de dénombrer et de suivre dans le temps les effectifs ayant constitutionnellement droit à des services publics en langue anglaise – ainsi que le fait la Loi fédérale sur les services en langue minoritaire. Impossible puisqu’une telle connaissance aurait entraîné la révision du financement des services publics, des institutions et du réseau de langue anglaise. Impossible, également, d’appuyer juridiquement le droit des citoyens de travailler en français quel que soit l’environnement ou l’employeur. Et finalement impossible de se voir obligé de protéger l’Outaouais des pressions assimilationnistes vécues dans la région.

22 Ici, l’action des élus provinciaux était tenue pour responsable de la transformation du Québec en une « république de bananes ». C’est librement que le gouvernement québécois a généreusement vendu ses ressources naturelles et humaines (tels le « fer à un sou la tonne » ou le textile) en échange d’emplois mal payés à court terme, de quelques impôts soutirés de force aux entreprises, et de l’engagement gouvernemental de s’occuper seul de tous les problèmes résiduels (formation, chômage, santé et services sociaux, environnement). Les gouvernements de la dépendance ont toujours été corrompus historiquement, composés d’agents collaborateurs qui profitaient de faveurs qui visaient à les maintenir au pouvoir et à reproduire le système.

23 Michel Brunet, « Deux cent dix ans d’occupation étrangère et cent soixante-dix-huit ans de démocratie dirigée », décembre 1970, p. 281-284.

24 François-Albert Angers, « Si nous avions de vrais gouvernements… ! », octobre 1973, p. 99-111 ; voir aussi « La bataille de la langue au Québec – 1 – Deux cent dix ans après : Une nouvelle capitulation de Québec (Bill 63) », février 1970, p. 519-541.

25 Pour Angers, Duplessis, Lesage, Bourassa furent autant de rois-nègres : tous manquèrent d’autonomie et s’écrasèrent face à Ottawa (p. 102-104). L’asservissement des Canadiens français commençait d’en haut.

26 François-Albert Angers, « Les élections québécoises de 1970 », juin 1970, p. 909-925.

27 Selon Jean Genest, l’élection de P.E. Trudeau, en 1968, « a révélé […] [un] cul-de-sac. La pire illusion, pour les Anglo-Canadiens, serait de croire qu’il [Trudeau] va tout remettre en place. Il a faussé le jeu, c’est tout » (Genest, ibid., septembre 1968, p. 17).

28 Voir Odina Boutet, « La diversion canadienne », juin 1967, p. 963-970 ; voir aussi Éditorial, « Pour que le Canada s’écroule », éditorial, mars 1968, p. 501-509 ; Jean Genest, « Liberté et vérité », éditorial, février 1967, p. 521-534.

29 Voir Boutet, p. 970.

30 Voir encore Éditorial, « Pour que le Canada s’écroule », éditorial, mars 1968, p. 501-509 ; Odina Boutet, ibidem. juin 1967, p. 963-970 ; Jean Genest, « L’indépendance : la réelle et l’illusoire », éditorial, septembre 1968, p. 1-17.

31 Edmond Cinq-Mars, « La députation fédérale canadienne-française », janvier 1968, p. 535-548.

32 Odina Boutet, ibidem.

33 Ces mêmes arguments ont été repris en 1984 par le premier ministre René Lévesque pour appuyer les conservateurs de Brian Mulroney et torpiller les perspectives du Parti nationaliste.

34 Une perception fausse puisque c’est la langue qui détermine les valeurs, les idées et les comportements, et non le bagage ethnique ou biologique. Nombre de Canadiens français étaient anglophones, beaucoup de Britanniques étaient francophones, et bien des immigrés et descendants d’immigrés étaient francophones. Sociologiquement, le peuple québécois parle français et vote dans le spectre « indépendance-fédéralisme centralisateur », tandis que la minorité anglophone est un prolongement de la majorité canadienne-anglaise sur le territoire québécois et vote à l’intérieur de l’option « fédéralisme centralisateur ».

35 Pierre Vallières (1967), Nègres blancs d’Amérique, Montréal, éditions Partis pris.

36 Le CIUSSS McGill obtint la desserte en première ligne de tout l’Ouest de Montréal, de la Montérégie, les régions de Laval, des Laurentides, de l’Outaouais, de l’Abitibi-Témiscamingue et de l’Ungava, en plus d’être présent au titre de deuxième intervenant dans plusieurs autres régions.

37 Le vote des premiers n’équivalait qu’au sixième du vote des seconds, gracieuseté du mode de scrutin majoritaire.

38 Qui représentaient 3 % de la population québécoise.

 

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