Daniel Proulx. Les années de plomb

Daniel Proulx
Les années de plomb, 1980-2000
Montréal, Les Éditions La Presse, 2023, 351 pages


En histoire, rien n’est écrit d’avance. Combien d’événements fortuits, combien d’individus improbables, en ont changé le cours ? Le monde du crime ne fait pas exception. À l’orée des années 80, personne ne pouvait prévoir qu’un petit groupe de motards visant à accaparer le monopole de la vente de stupéfiants allait ébranler le monde interlope québécois. Vingt ans plus tard, les Hells Angels formaient l’organisation criminelle la plus importante et la plus dangereuse du Québec, voire du Canada. C’est cette ascension fulgurante que raconte Daniel Proulx dans son ouvrage intitulé Les années de plomb.

Une plume sobre, directe, ramassée, un vocabulaire précis, implacable ; engendrée par de courts paragraphes, la narration est alerte, parfaitement adaptée au sujet. Le monde décrit par Proulx en est un de violence, de fureur et de mort. Il n’y a pas de place pour la morale ni de safe space possible, l’éditeur ayant d’ailleurs omis de passer le tout à la moulinette du lecteur de sensibilité. L’auteur ausculte le mal et nous le décrit tel qu’il est, sans concession ni parti pris. Il n’amoindrit pas les angles tout en ayant la sagesse de ne pas en ajouter. Dès les premières pages, le lecteur sait qu’il plonge en enfer. Il n’a pas besoin de se le faire rappeler à tout moment.

La structure du livre est simple, mais terriblement efficace. L’ouvrage compte treize chapitres classés par ordre chronologique, correspondant à treize « moments charnières » dans l’histoire des Hells, dont la plupart, nulle surprise, sont des meurtres. Proulx les replace dans leur contexte, c’est-à-dire qu’il remonte aux causes puis en analyse les conséquences tant sur l’organisation, le monde criminel que sur les forces policières. Le plus spectaculaire de ces « moments charnières » est sans nul doute le « Massacre de Lennoxville ». L’auteur avance que la hiérarchie des Hells était de plus en plus irritée par l’indiscipline des membres du chapitre de Laval. En mars 1985, les dirigeants en ont assez. Quelques mois plus tard, cinq cadavres enveloppés dans des sacs de couchage sont repêchés dans le fleuve Saint-Laurent, près de Sorel. Et ces morts ne seront que la pointe d’un iceberg sanglant, car certains membres lavallois qui avaient été « invités » étaient absents. S’engage alors une véritable chasse à l’homme. Devant un tel carnage, les policiers ont réagi avec vigueur : « Les filatures, les perquisitions, les interrogatoires, les arrestations puis les accusations se succèdent. Plus de trente Hells québécois et néo-écossais se retrouvent dans de sales draps » (p. 58). D’aucuns croyaient alors que c’en était fait des Hells. La suite a prouvé qu’ils avaient tort.

Pour décrire cette progression et dénouer un inextricable écheveau d’actions et de réactions, il fallait que l’auteur ait non seulement une connaissance intime du milieu des motards criminels, mais encore un formidable esprit de synthèse. En plus d’être fabuleusement réussie, la démonstration de Proulx est éloquente. L’ascension prodigieuse des Hells Angels est principalement due au fait qu’ils n’ont reculé devant rien ni personne pour s’arroger le monopole de la vente de drogue.

L’auteur ne se limite cependant pas à raconter les péripéties entourant ces « moments charnières ». Il assaisonne son récit de savoureux portraits de personnages (matamores, brigands et autres assassins, dont plusieurs hurluberlus, ce qui ne laisse pas d’étonner considérant le « succès » des Hells) qui ont participé à cette tragique épopée. Ces portraits sont à ce point réussis que, par moment, j’avais l’impression d’être soudainement plongé dans les Mémoires de Saint-Simon ! Je ne peux d’ailleurs résister à l’envie d’en présenter un court florilège. À tout seigneur tout honneur, faisons la connaissance du premier chef des Hells, Yves Buteau, qui « exhorte ses “frères” à soigner leur apparence, à y aller discrètement avec leurs gros bras tatoués, à tailler leurs barbes hirsutes et à avoir une bonne hygiène corporelle » (p. 25). Voici un prêtre qui, « pressé de gagner Montréal pour y voir, au stade olympique, le pape Jean-Paul II en visite au Canada » (p. 39), tue accidentellement un motard et en blesse gravement un autre, un certain Walter Stadnick qui sera le maître d’œuvre de l’expansion des Hells au Canada. Dans cet ouvrage, il est question de Maurice « Mom » Boucher dont la légende est sérieusement amochée, lui qui est jugé « borné, raciste, drogué, illettré et d’une intelligence très moyenne », mais qui « va surprendre tout le monde, à commencer par lui-même peut-être, en effectuant une irrésistible ascension “professionnelle” en deux courtes années » (p. 73-74).

Proulx nous présente Aimé Simard. Celui-ci déborde d’ambition même s’il est maladroit. Il perd en effet son pantalon de pluie au plus mauvais moment, mais il garde son sang-froid, l’enlève et abat sa victime. Rencontrons Peter Paradis, un membre des Rock Machine de Verdun. Les Hells le recherchent, ce qui n’est pas une bonne nouvelle. Les policiers l’arrêtent, mais il refuse sa libération sous caution, lui préférant la sécurité du cachot. Proulx ramène les Lavigueur à notre mémoire, eux qui ont vendu leur château à un Hells, Scott Steinert. Ce dernier en aménage une partie en studio afin « d’y tourner des films pornos dont au moins un le met en scène » (p. 206). Voici peut-être le personnage le plus étrange du lot : Gérard Gallant. Un film sur sa vie a d’ailleurs été réalisé dernièrement. Sous des airs de commis-comptable, « [c]et homme petit, bègue, timide, bien mis et fier de sa personne, s’avère l’un des plus productifs tueurs à gages que le Québec ait connu » (p. 269). Ce tueur de Hells a, en effet, avoué 28 meurtres… Pour ceux qui en doutaient encore, ces portraits prouvent une fois de plus que la réalité dépasse souvent la fiction. Plusieurs de ces personnages aux attitudes singulières auraient pu figurer dans la série télévisée Faits divers ou dans un roman de James Ellroy !

Certains diraient que ces digressions ne font qu’allonger indûment la lecture. Je ne partage pas du tout ce point de vue. D’abord, les portraits ne détournent pas l’attention du lecteur, mais présentent un aspect différent de la montée des Hells. Comment diable ferait un auteur pour raconter cette montée dans le firmament du crime tout en omettant de souligner l’apport et la singularité de certains individus ? Autre élément intéressant, les portraits ne concernent pas seulement les chefs, mais également toute une galerie de gredins plus voraces les uns que les autres. De plus, ils donnent à l’ouvrage une couleur pittoresque et une profondeur sans lesquelles le récit se résumerait en une suite ininterrompue d’assassinats, ce qui serait, à la longue, un peu lassant. Enfin, ces portraits nous rappellent que les motards, aussi monstrueux soient-ils, sont des êtres humains.

En lisant ces portraits, le lecteur serait peut-être amené à croire que les motards n’étaient que des abrutis attirés par l’appât du gain. Proulx laisse le lecteur juger. Pour ma part, je crois, au contraire, que plusieurs parmi eux étaient très intelligents. Pour donner une idée de leur « savoir-faire », en janvier 2001, dans un appartement d’Anjou, les policiers ont saisi plus de quatre millions de dollars en argent comptant. Quelques semaines plus tard, c’est l’Opération printemps 2001 : « une frappe d’une ampleur sans précédent au Canada : 2000 policiers effectuent 254 perquisitions et arrêtent 118 motards » (p. 334). Il appert que des abrutis ne sauraient amasser, et à plus forte raison, gérer des millions de dollars ; ils auraient été bien incapables de pousser les pouvoirs publics à amender plusieurs de leurs lois, ainsi qu’à mobiliser des bataillons de policiers et d’avocats pour les neutraliser ; des abrutis ne pourraient pas non plus échapper à la justice pendant des années, tel Maurice Boucher, Normand Hamel, et combien d’autres. En résumé, s’il y avait bien quelques énergumènes dans les Hells, ils ne l’étaient pas tous.

Cet ouvrage a deux défauts. D’abord, l’auteur souligne, à juste titre, l’étonnante violence du monde criminel québécois. Il la situe dans le contexte plus large de la ville de Montréal dont la comparaison du taux d’homicides avec les autres villes canadiennes n’est pas à son avantage. Enfin, il se demande pourquoi : « La culture de la violence est-elle ancrée dans notre société plus que dans toute autre au pays ? » Il n’a pas de réponse à offrir, car « Les fins connaisseurs de l’âme québécoise qui pourraient répondre à cette question existentielle ne se sont pas fait entendre à ce jour… » (p. 53) Bien que Proulx ait raison sur le fond, sa charge tombe à plat. Si les motards sont d’une grande violence, l’extrapoler et l’étendre à la société québécoise tout entière aurait exigé une démonstration autrement plus étoffée. Deuxième lacune de ce livre, les sources. On ne sait pas où l’auteur a obtenu les informations figurant dans son livre. Hormis les policiers, les journalistes spécialisés, voire les motards eux-mêmes, je ne vois pas qui pourrait les vérifier, d’autant plus qu’il y a peu de références et la bibliographie compte seulement neuf titres. Ceci dit, selon le quatrième de couverture, Daniel Proulx « raconte l’histoire de la criminalité depuis plus de trente ans » et il en est à son septième livre. Il a donc, à mon avis, toute la crédibilité nécessaire pour proposer un tel ouvrage.

Malgré quelques bémols, Daniel Proulx a écrit un livre remarquable. Il a réussi à rendre intelligible un monde singulier, plein de fureur, et, paradoxalement, plein de vie, que peu connaissent. C’est bien simple, après la lecture, j’avais l’impression d’être devenu un expert de Hells Angels ! Que demander de plus à un auteur ?


Martin Lemay
Essayiste