Daniel Samson-Legault. Dissident – Pierre Vallières (1938-1998)

Daniel Samson-Legault
Dissident – Pierre Vallières (1938-1998). Au-delà de Nègres blancs d’Amérique
Montréal, Éditions Québec Amérique, 2018, 504 pages

Combien de rêves sont détruits par le désir de mener une vie confortable ? Combien de talents se sont éteints dans des métiers ternes et gris, mais bien payés, qui ne laissent guère de place au plein accomplissement ? Certains individus d’exception échappent à ce sort. On pense notamment à Gaston Miron dont l’existence entière fut vouée à la littérature québécoise. Il a connu la pauvreté matérielle, mais celle-ci fut compensée par la richesse spirituelle qu’il trouvait dans sa carrière d’écrivain et d’éditeur. Miron suivait ses passions, peu importe les obstacles. On peut en dire autant de Pierre Vallières qui a d’ailleurs été profondément marqué par sa rencontre avec Miron au milieu des années 50. C’est cette existence passionnée que raconte l’auteur Daniel Samson-Legault dans sa biographie Dissident – Pierre Vallières (1938-1998) au-delà de Nègres blancs d’Amérique.

Vallières est né à Montréal en 1938 dans une famille ouvrière. Il décrit d’ailleurs ce milieu dans son maître-livre Nègres blancs d’Amérique en exagérant un peu la pauvreté de ses parents qui sont devenus propriétaires en déménageant à Longueuil-Annexe en 1945. Cette exagération est excusable dans la mesure où le jeune Vallières s’identifie très tôt aux familles pauvres qui peuplent la future ville de Longueuil.

Il fit des études classiques, mais il ne décrocha jamais de diplôme universitaire. Cela ne l’empêcha pas d’être un avide lecteur et un écrivain précoce  : ses premiers articles sont publiés par Le Devoir alors qu’il n’a même pas vingt ans. Il intègre, au début des années 60, la revue Cité libre dirigée par Pierre Elliott Trudeau et Gérard Pelletier, mais, en 1964, une crise qui oppose fédéralistes et indépendantistes socialistes se solde par la démission de Vallières et nombre de ses collègues qui fonderont la revue Révolution québécoise. Trudeau et Pelletier, qui se targuent pourtant de défendre becs et ongles la liberté d’expression, ne peuvent accepter que de jeunes contestataires critiquent les élites fédéralistes au moment même où ils s’apprêtent à faire le saut en politique avec le Parti libéral du Canada. La revue, qui cessera d’être un organe de contestation de l’establishment, se sclérosera et ne retrouvera jamais plus l’influence qu’elle eut pendant les années Duplessis.

Le jeune Vallières qui fut journaliste à La Presse a vécu difficilement la grève de ce quotidien en 1964 et ce qu’il juge être la compromission de Jean Marchand, alors président de la CSN, avec les patrons. C’est peu après cet événement qu’il se radicalise et rejoint le FLQ. Un attentat à la bombe, orchestrée par la cellule Vallières-Gagnon, se solde par un mort, et provoque le départ de Vallières et de Charles Gagnon aux États-Unis. Les deux felquistes sont arrêtés alors qu’ils protestent devant le siège des Nations unies à New York pour faire reconnaître le statut de prisonniers politiques aux militants du FLQ emprisonnés à Montréal. Ils sont capturés et transférés dans une prison surnommée The Tombs par ses occupants en raison des traitements inhumains qu’ils y subissent. C’est là que Vallières écrit la majeure partie de son livre culte Nègres blancs d’Amérique. Cet ouvrage ne sera certes pas le seul qui, à cette époque, dénonce le statut de « porteurs d’eau » des Québécois, mais il se démarque par la véhémence de son réquisitoire et la sincérité de son cri. Les lecteurs et critiques admirent particulièrement la puissance de la portion biographique de l’œuvre ; Hubert Aquin écrira d’ailleurs au sujet de l’ouvrage  : « Ce qui m’a frappé dans ce livre, c’est l’extraordinaire sensation de me trouver tout près de son auteur, d’être dans sa peau, de souffrir et de penser avec lui. Ce livre a été écrit à même le désemparement, la solitude et la volonté obsédante d’un révolutionnaire emprisonné. » Loin de l’ouvrage froid de l’universitaire, c’est plutôt l’essai d’un littéraire aguerri, essai qui peut être considéré comme l’heureuse synthèse de deux voies que Vallières avait empruntées dans les années précédentes  : le journalisme d’opinion et le roman.

Vallières passe un peu plus de trois ans derrière les barreaux à cause de son implication dans le FLQ et Nègres blancs d’Amérique paraîtra alors qu’il est encore prisonnier. À sa sortie de prison, il prend ses distances du FLQ et cesse de considérer que la violence peut être un vecteur de changement social. Dans son essai L’urgence de choisir, publié en 1972, Vallières se rallie au PQ, parti qu’il voit comme étant la « seule “alternative réelle” au pouvoir en place ». Ce ralliement provoque la séparation de deux amis et de deux leaders majeurs du FLQ. En effet, Charles Gagnon est déçu et choqué du changement de cap de son compagnon de combat et de cellule. Les deux compagnons de route prendront alors des voies opposées  : Gagnon abandonne le combat indépendantiste et fonde l’organisation communiste En lutte !nbsp;! pour œuvrer à une révolution prolétarienne pancanadienne.

Le ralliement de Vallières au PQ est pourtant de courte durée  : il dénoncera l’étapisme de René Lévesque et, surtout, l’embourgeoisement du parti. Lors du premier référendum, il ira même jusqu’à conseiller publiquement aux Québécois de s’abstenir de voter… mais il confessera bien des années plus tard à son futur biographe qu’il a voté OUI. Loin de voir ce geste comme une preuve d’inconstance, je le vois plutôt comme une preuve d’absence de dogmatisme  : les palinodies et les revirements, les volte-face et les désaveux ne sont pas toujours les caractéristiques propres à une personnalité molle et pusillanime, ils sont parfois la preuve même qu’on a affaire à un humain et non à un robot qui suit aveuglément une doctrine. Après avoir révélé comment des écrivains comme Malraux et Rimbaud avaient été déterminants dans son existence, Vallières écrit dans la préface aux Nègres blancs d’Amérique  : « Le mystère de l’existence, étranger aux planificateurs, mais vivant dans la fibre sensible des poètes, est plus accessible à l’intuition qu’au discours cartésien ou marxiste. » Gageons que c’est cette sensibilité littéraire qui l’a rendu imperméable aux dérives communistes d’En lutte !nbsp;! dont l’une des sources principales d’inspiration était la Révolution culturelle chinoise.

Il demeure toutefois l’exemple parfait de l’indépendantiste anti-nationaliste  : l’indépendance du Québec lui apparaît être un moyen pour parvenir à plus de justice sociale, mais elle ne saurait être bonne en soi. Ses préoccupations internationalistes, ses critiques du PQ, jugé trop à droite, son militantisme en faveur des minorités, en particulier la communauté homosexuelle de Montréal, et son écologisme en font un annonciateur des thèmes fétiches de Québec solidaire. Son antinationalisme primaire l’amène parfois à errer, par exemple lors qu’il déclare en 1994  : « […] Le risque reste grand au Québec de voir le nationalisme des francophones pure laine se pervertir en une forme dégénérative, xénophobe ou raciste, du sentiment populaire. » Les éléments identitaires du discours indépendantiste le laissent froid, le révulsent même, et, contrairement à son ami Miron, il ne sera jamais un grand défenseur de la langue française.

Il n’en reste pas moins un être profondément attachant et généreux qui n’a jamais hésité à quitter le confort intellectuel des théories pour engager toute sa personne en faveur des plus démunis. Daniel Samson-Legault, qui a connu personnellement Vallières, rend compte de son existence exemplaire dans une biographie riche, à la fois chaleureuse et nuancée, qui fera sans doute autorité.

Nicolas Bourdon
Professeur de français, collège Bois-de-Boulogne