De Gaulle, Pearson : l’impossible dialogue

Lorsque Charles de Gaulle fait son arrivée à l’Hôtel de Ville de Montréal, en début de soirée, le 24 juillet 1967, le premier ministre canadien Lester B. Pearson regarde l’événement en direct, à la télévision, de sa résidence officielle du 24 Sussex à Ottawa. Dans le troisième tome de ses Mémoires, Pearson raconte sa réaction immédiate1. En criant « Vive le Québec libre ! », de Gaulle reprenait selon lui le slogan des « séparatistes ». Il y voit une « insulte au gouvernement fédéral ». Bien que la formule ait peut-être échappé à De Gaulle, pense Pearson, vu l’enthousiasme de la foule, il n’était pas le genre d’homme à improviser. Ce qui l’irrite le plus dans ce discours, ce qui le rend carrément « furieux », c’est l’évocation de l’atmosphère de libération qui rappelle à De Gaulle le Paris d’août 1944. Pour ce vétéran de la Grande Guerre, grand diplomate de carrière, hostile à tous les totalitarismes, cette comparaison est non seulement blessante, elle est carrément « inacceptable » – le mot sera repris dans le communiqué du lendemain.

Dans les minutes qui suivent le « Vive le Québec libre ! », le téléphone du premier ministre canadien commence à sonner. Des centaines de télégrammes lui sont envoyés. Une réaction s’impose ! Le lendemain, 25 juillet, un long conseil des ministres fédéraux est tenu. Deux lignes de conduite se présentent à lui. D’une part, la ligne dure. En plus de dénoncer avec virulence ce que tous considèrent comme une grave ingérence dans la politique intérieure d’un pays souverain, il fallait annuler la visite du général dans la capitale fédérale prévue pour le lendemain, rappeler l’ambassadeur du Canada en poste à Paris, peut-être même rompre les relations diplomatiques avec la France. C’est la position défendue par Arthur Laing, un ministre de l’ouest, mais aussi de Pierre Elliott Trudeau et de Jean Chrétien. Le message aurait été extrêmement clair : c’était aux Canadiens de décider de leur avenir, non aux Français. À cette ligne dure, Pearson préfère une autre ligne, plus douce et diplomatique. On convient de dénoncer les propos du général, mais sans plus. Le dîner d’État annoncé pour le lendemain est maintenu, aucunes représailles ne sont prévues. On craint qu’une réaction trop ferme ne jette de l’huile sur le feu et fasse le jeu des indépendantistes. Cette position plus conciliante est défendue par Jean Marchand, Paul Martin ainsi que par Jules Léger, l’ambassadeur à Paris. Pour le premier ministre canadien, il est préférable de temporiser, de gagner du temps, d’éviter les ruptures2.

À 18 h, le 25 juillet, lors d’une conférence de presse transmise en direct, Lester B. Pearson lit la déclaration que l’on connaît. Il reproche au président français d’avoir repris la formule d’une « petite minorité » qui s’emploie à détruire le Canada. Des propos « inacceptables pour le peuple canadien et son gouvernement » – le « peuple canadien », une formule clairement « nationaliste » qui fait fi du caractère fédéral du Canada. « Le peuple canadien est libre. Chaque province du Canada est libre. Les Canadiens n’ont pas besoin d’être libérés […] Le Canada a toujours eu des relations spéciales avec la France, la patrie d’origine de tant de ses citoyens ; nous attachons la plus grande importance à l’amitié avec le peuple français3 ». Même si la ligne de conduite choisie par le premier ministre canadien est somme toute douce, aux yeux du général, le message est clair : il ne se sent plus le bienvenu dans la capitale fédérale et décide illico d’annuler sa visite à Ottawa. Les autorités fédérales s’attendaient à cette réaction ; plusieurs sont soulagés.

La réaction canadienne est ferme, mais elle n’est que « verbale ». Elle est pourtant jugée déplacée, inappropriée, par l’opinion publique québécoise. Jean Drapeau l’aurait trouvée « excessive4 », dans les circonstances. De leur côté, René Lévesque et Claude Ryan reprochent au gouvernement fédéral de faire comme s’il ne s’était rien passé, de balayer le sujet sous le tapis. Lévesque se moque d’une déclaration du jeune Jean Chrétien selon laquelle « d’ici une semaine, tout le monde aura oublié cet incident5 ». Quant à Ryan, il croit qu’il n’y a pas eu, « au Québec, de réaction de masse contre le fond du message du général ». Au lieu de balayer cette déclaration sous le tapis, les dirigeants fédéraux feraient mieux de trouver une « “paix canadienne” durable6 ». Un sondage CROP, rendu public le 12 août 19677, mené par Le Devoir, le Montreal Star et Radio-Canada, montre noir sur blanc que les Québécois ont désapprouvé la réaction fédérale. À la question, « Le gouvernement fédéral a-t-il répondu comme il le fallait, trop durement ou pas assez durement aux propos du général de Gaulle ? », 50,5 % des sondés répondent « trop durement », uniquement 5,1 % répondent « Pas assez durement », alors que 22 % considèrent que les autorités fédérales ont répondu comme il le fallait. Le même sondage indiquait qu’aux yeux des Québécois, le général de Gaulle, plutôt que d’encourager une cause bien précise (l’indépendance du Québec), ou de se mêler d’un débat qui ne le regardait pas, n’avait que confirmé l’idée selon laquelle les Québécois étaient maîtres de leur destin. En effet, 66,9 % des sondés se disaient en accord avec la proposition suivante : « Que le Québec est, de fait, libre, mais il doit essayer de le devenir davantage à sa façon, tout en restant au sein du Canada ». « Libre », le Québec ? Absolument… Les propos du général n’avaient donc rien d’« inacceptable », ils tenaient lieu d’évidence !

Charles de Gaulle et Lester B. Pearson ne se sont donc pas rencontrés, le 26 juillet 1967. Ils ne se sont plus jamais revus d’ailleurs. Un rendez-vous raté. De Gaulle et Pearson, deux destins remarquables, deux hommes de culture et d’esprit. Mais deux personnalités bien différentes, deux trajectoires, deux conceptions de la politique.

Les deux hommes étaient nés à la fin du XIXe siècle et avaient pris part à la Grande Guerre. Ni l’un ni l’autre ne s’y étaient distingués : de Gaulle avait été fait prisonnier alors que Pearson, victime d’un malheureux accident à Londres, n’avait pu affronter le feu de l’ennemi. Cette expérience de jeunesse marque les deux hommes, mais de manières complètement différentes. Durant les années 1920 et 1930, de Gaulle continue d’être porté par une conception à fois tragique et romantique de la politique. Il reste attaché à cette haute idée qu’il se fait de son pays, de sa civilisation, de sa vocation. Il craint la revanche de l’Allemagne et une nouvelle stratégie militaire. Dans l’ombre, il enseigne, écrit, attend son heure. Depuis qu’il a choisi la carrière des armes, il est convaincu qu’un jour, il rendra quelque « service signalé ». Pearson, lui, revient de la Grande Guerre désenchanté, désabusé. Comme d’autres, il a le sentiment d’appartenir à une génération sacrifiée. Le jeune Pearson cherche son chemin. Il n’ambitionne pas de sauver son pays de l’abîme, mais de faire carrière. Il travaille dans une entreprise familiale à Chicago, hésite entre l’enseignement et la diplomatie, opte finalement pour le nouveau département canadien des Affaires extérieures. De la politique, il se fait une conception moins prophétique que le futur chef de la France libre. Elle sera pour lui une affaire de compromis, une activité terre-à-terre.

Dans le contexte de la guerre froide, les deux hommes, quoique férocement anticommunistes, restent attachés à des conceptions du monde bien différentes. La conception gaullienne du monde était « réaliste ». Le monde était une constellation de nations, toutes jalouses de leur souveraineté et de leur liberté. Après l’indépendance de l’Algérie, l’homme du 18 juin se fait le chantre du droit à l’autodétermination des peuples. Aux yeux de De Gaulle, l’indépendance nationale était le bien le plus précieux. Un bien qui ne se quémandait pas, mais qui se défendait souvent par la force ou la politique du fait accompli. Il se méfiait de toutes les institutions qui restreignaient, encadraient la souveraineté des nations : l’Europe fédérale, l’OTAN. Lester B. Pearson, on le sait, deviendra l’un des champions de l’internationalisme libéral, du multilatéralisme. Avec d’autres hauts fonctionnaires des Affaires extérieures, il convainc les Américains de créer l’OTAN en 1949. Il s’agissait de solidariser les États-Unis avec les nations de l’Europe de l’Ouest. Il est également un grand promoteur de l’ONU – il est d’ailleurs pressenti pour en être le premier secrétaire général. En 1956, il est à l’origine des « Casques bleus », ces « forces de la paix » encadrées par l’ONU, une idée qui lui vaudra le prix Nobel de la paix en 1957. À ses yeux, ces grandes institutions internationales forçaient la concertation entre nations, assuraient la sécurité collective, favorisaient la paix.

Ce qui valait pour le monde valait pour les nations elles-mêmes. De Gaulle, on le sait, adhérait à une conception unitaire de la nation et croyait en un État fort et centralisé. À ses yeux, les « fédérations » étaient une « manie » des Anglais. À son ministre Alain Peyrefitte, il confie, le 29 septembre 1965 : « [Les Anglais] ont été obligés de lâcher le pouvoir, ou du pouvoir, mais alors ils ont fabriqué ces fédérations à la gomme, de manière à avoir les moyens d’intriguer à l’intérieur, en organisant la zizanie. Toujours, diviser pour régner […] Mais ça ne marche plus8 ». Les Anglais n’avaient désormais plus la flotte, l’armée et les moyens d’intervenir comme avant. Pour minimiser la portée du « Vive le Québec libre ! », Couve de Murville et l’entourage du président ont plusieurs fois répétées, en coulisses, aux vis-à-vis canadiens et à la presse française, que de Gaulle souhaitait moins l’indépendance du Québec qu’une sorte de souveraineté-association inspirée du modèle austro-hongrois9. Or la conférence de presse du 27 novembre 1967 et les propos tenus à Peyrefitte montrent noir sur blanc qu’un tel « modèle » comptait moins que l’indépendance et qu’il envisageait pour le Québec, le même destin que pour les nations qui s’étaient affranchies du joug colonial. Tout au plus, il envisageait ce qu’il appelait une nouvelle « conjonction organique10 », mais guère plus. À ses yeux, le Canada n’était pas une « Confédération », mais bel et bien une « fédération », dans laquelle une nation dominait l’autre. Le 1er septembre 1967, de Gaulle explique à Peyrefitte : « Dans cette fausse confédération, les provinces ne sont pas souveraines. Le propre d’une confédération, c’est d’être composée d’États souverains, qui peuvent faire sécession. Le vocabulaire du XIXe siècle était encore flou. Ce qui est aujourd’hui souhaitable, c’est que le Québec forme une confédération, au sens moderne du mot, avec les provinces anglophones qui, si elles le souhaitent, pourraient former entre elles ce qu’elles sont déjà, c’est-à-dire une fédération11 ».

De son côté, Lester B. Pearson oscillait entre l’idée de « peuple canadien » et de « fédéralisme coopératif12 ». Jeune, il avait adhéré à l’idée de l’Empire, mais il avait vu d’un bon œil que le Canada conquiert son autonomie et son indépendance durant les années 1930. Il avait défendu bec et ongle l’unifolié, le nouvel emblème canadien qui allait remplacer le Red Ensign, et fait adopter de généreux programmes sociaux, dont celui sur la santé. Il aurait aimé rapatrier la constitution, mais faute d’un soutien du Québec sur la formule Fulton-Favreau, son gouvernement dut renoncer à ce projet. Le nationalisme canadien de Pearson était cependant tempéré par une volonté sincère de faire une plus grande place aux Canadiens français. Il avait pris acte de l’infériorité économique des Canadiens français, de la Révolution tranquille et de la montée du mouvement indépendantiste. Dans ses mémoires, il évoque « l’émergence d’un nouveau Québec, désireux d’être mieux reconnu par la confédération13 ». Pour y remédier, il comptait sur les propositions de la commission Laurendeau-Dunton sur le « bilinguisme et le biculturalisme » qu’il avait mis sur pied dès son arrivée au pouvoir en 1963. Cette position de Pearson le plaçait entre les conservateurs de vieille extraction (Diefenbaker, Creighton) qui considéraient le Canada comme une nation de culture et de tradition britannique et une nouvelle génération de libéraux (Trudeau, Pelletier, Marchand) qui allait refonder le pays autour d’un bilinguisme strictement individuel et de la Charte canadienne des droits et libertés.

Sur le plan de la représentation du monde, de Gaulle et Pearson vivaient donc sur deux planètes bien distinctes. S’ils pouvaient se respecter, ils n’arriveraient jamais, c’est le cas de le dire, à parler la même langue.

Pearson croyait que, sur la scène du monde, le Canada ne devait parler que d’une seule voix : « Abandonner ce droit, ce serait la fin de la confédération14… », croyait-il. Mais il était prêt à donner un peu de lest au Québec, alors considéré comme l’expression politique du Canada français. L’État du Québec pouvait avoir sa propre délégation à Paris, intervenir sur des enjeux qui relevaient de sa juridiction, mais certainement pas signer des traités en bonne et due forme. Pour faire contrepoids à cette présence du Québec en France, le Canada allait déployer des efforts pour se rapprocher de l’ancienne mère patrie d’un tiers de sa population. C’est dans cet esprit que Pearson entreprend un voyage officiel en France, en janvier 1964. Il est reçu en personne par le premier ministre Pompidou à la descente de son avion et rencontre aussitôt le président de Gaulle à l’Élysée.

Le récit qu’il en fait dans ses Mémoires ne manque pas d’intérêt. Le général lui fait une forte impression. Pearson décrit un style très formel, un français pur, clair, facile à comprendre, des considérations philosophiques et historiques élevées sur l’état du monde, notamment sur l’enjeu de la reconnaissance de la Chine communiste. « J’ai trouvé de Gaulle impressionnant et plus sympathique que je m’y attendais, mais très fier, très français15 ». Après cette rencontre de fin d’après-midi, un dîner d’État prend place en soirée. « Je ne me suis jamais senti si royal que dans la République française, ou si loin de mon environnement naturel16 ». Le toast du président est chaleureux. De Gaulle évoque le sang coulé par les Canadiens sur le sol français durant les deux grandes guerres. Le soir du 24 juillet 1967, ces paroles reviennent à son esprit.

Le premier ministre canadien sort de cette visite officielle à la fois réjoui et inquiet. Il a le sentiment d’un authentique rapprochement entre le « vrai » Canada – qui ne se réduit pas au Québec – et la France. Mais il sent que de Gaulle considère le Canada anglais comme une excroissance des États-Unis, un simple satellite, une communauté dépourvue de personnalité historique propre. En somme, une quantité négligeable. Cette perception est fondée… De Gaulle comprend bien le dessein de Pearson, mais il est bien convaincu qu’il ne pourra répondre à ses attentes. À Peyrefitte, il confie, quelques heures après sa rencontre avec Pearson :

Dans les rapports du Canada avec la France [Pearson] voudrait à la fois que nous l’aidions dans son équilibre actuel – qui n’a pas d’avenir ! –, et que nous contrôlions le mouvement propre des Français au Canada, de manière qu’il ne prenne pas un tour violent. Tout ça est contradictoire. Les conversations ont été amicales, mais inévitablement embarrassées […] Il y a un fait gigantesque, écrasant : c’est la présence des États-Unis […] La Grande-Bretagne s’efface, les États-Unis resserrent leur étreinte […] [Le sort du Canada] s’éclaircira peu à peu, au fur et à mesure que le Canada français ira vers l’indépendance17.

Durant les trois années qui suivent cette visite officielle, le ciel des relations Canada-France ne cesse de s’assombrir18. Une série de gestes et de décisions approfondissent le fossé entre les deux pays. 1. Air Canada, après avoir tergiversé, refuse de faire l’acquisition d’un modèle d’avion fabriqué en France : la Caravelle, produite par l’entreprise Sud-Aviation, ancêtre d’Airbus. 2. En 1965, la France signe une entente avec le Québec sur l’éducation, une première pour le Québec. Ottawa est mis devant le fait accompli. 3. Le Canada refuse de vendre de l’uranium à des fins militaires. On sait que la France est devenue une puissance nucléaire en 1960. Or le premier ministre canadien subissait d’intenses pressions venant surtout de sa gauche (en contexte de gouvernement minoritaire) pour interdire l’exportation d’uranium. Le compromis trouvé par Pearson : oui à l’exportation, mais à des fins « civiles ». La France n’a donc plus accès à cette ressource convoitée. 3. En 1966, de Gaulle se retire de l’OTAN et somme les Américains et les pays membres de cette alliance (dont le Canada) de retirer leurs troupes et de quitter leurs bases militaires. Cette décision unilatérale place le Canada en porte-à-faux. 4. En mars 1967, lors des obsèques de Georges Vanier, la France est représentée par des personnages secondaires. La famille de cet ancien ambassadeur du Canada en France, général de l’armée canadienne, soutien à la France libre, y voit un manque d’égards et de respect. Très hostile à la politique québécoise du général de Gaulle, la veuve Paulette Vanier rappellera à l’ancien chef de la France libre que, durant la Seconde Guerre mondiale, les « Canadiens français étaient pétainistes19 ». 5. Au printemps 1967, Ottawa commet un grave impair en organisant la commémoration de la bataille de Vimy. La première invitation officielle du gouvernement fédéral est envoyée au prince Philippe plutôt qu’au président français. Pearson téléphone directement à De Gaulle pour s’excuser, et expliquer le protocole, mais rien n’y fait…

Lorsqu’on apprend que de Gaulle accepte finalement l’invitation de Daniel Johnson de venir au Canada durant l’été 1967, Lester B. Person craint donc le pire. Les autorités fédérales prévoient un scénario de visite très précis qui commencerait, protocole oblige, par la capitale fédérale. Selon leur perspective, le général de Gaulle viendrait célébrer le centenaire du Canada. On le sait, pour l’homme du 18 juin, il n’était pas question de fêter un pays fondé sur une défaite française. C’est l’éveil du Canada français qu’il tient à souligner, « deux cents ans de fidélité des Canadiens français à la France20 ». Lorsque le général de Gaulle prononce son célèbre discours, au balcon de l’hôtel de ville, le 24 juillet 1967, on imagine Pearson irrité, furieux, blessé, mais plus ou moins surpris…

*

Quelles seront les conséquences du « Vive le Québec libre ! » sur la politique du Canada à l’égard de la France ? Comme le montre bien le récit du diplomate Eldon Black, en poste à Paris de 1967 à 1974, le gouvernement canadien a évité les vagues, temporiser, minimiser la portée de la geste gaullienne, travailler à la normalisation des relations Canada-France. Si les autorités canadiennes prenaient acte des relations privilégiées entre le Québec et la France, elles cherchaient par tous les moyens à être avisées (si possibles par les autorités françaises) des visites et actions entreprises, de manière à encadrer ou minimiser leurs effets. En somme, faire comme si 1967 n’avait jamais existé… Ensuite, le Canada n’a cessé d’accroître la présence canadienne en France, en commençant par les effectifs de l’ambassade parisienne de la Montaigne. Parmi les manifestions de cet investissement, on notera la fondation, en avril 1970, d’un centre culturel canadien à Paris et les diverses campagnes de visibilité en France qui permettaient de marteler un message simple : le Canada ne se réduisait pas au Québec ; il y avait une vie française en dehors du Québec. Troisième axe de la politique canadienne, le développement de l’aide humanitaire dans l’Afrique francophone. Ces interventions, espérait-on, permettraient de dissuader ces jeunes États de traiter directement avec le Québec et d’ainsi répéter l’incident du Gabon. Dernier axe, le report d’une francophonie politique qui devait assurer au Québec une voix bien à elle dans le concert des nations. Longtemps, la France gaulliste exigea une participation pleine et entière du Québec, ce que refusait le Canada de Pierre Trudeau. Il fallut attendre l’ère Mulroney-Bourassa pour que ce projet prenne enfin forme.

Comme l’ont montré les travaux de Frédéric Bastien et Samy Mesli21, la coopération institutionnelle entre la France et le Québec, héritage du général de Gaulle, a bien traversé le temps. Toutefois, à l’heure où les gouvernements québécois renoncent à leurs ambitions nationales, où la France sert le plus souvent de repoussoir à nos élites22, où les étudiants québécois privilégient les États-Unis à la France, on peut s’interroger sur le sens et l’avenir de cette coopération. Le Canada d’aujourd’hui, ce Canada « postnational » de Justin Trudeau, n’a plus grand-chose à craindre de la France d’Emmanuel Macron dont les élites semblent communier au même univers intellectuel. Lester B. Pearson, malgré son nationalisme canadien, croyait à la dualité nationale du Canada ; Justin Trudeau, héritier de son père, n’y croit plus. Charles de Gaulle croyait que les États-nations étaient l’expression par excellence de la diversité humaine et de la liberté ; Emmanuel Macron, héritier de Jean Monet, ne jure que par l’Europe et la mondialisation. Au sens propre et figuré, Trudeau et Macron parlent la même langue, celle du multiculturalisme et d’un progressisme jovialiste. Pour le Canada et la France, un nouveau cycle peut commencer. 

 

 

 

 


1Lester B. Person, Mike. Memoirs, tome 3 – 1958-1968, Toronto, University of Toronto Press, 1975, p. 268.

2 Dale C. Thompson, De Gaulle et le Québec, Montréal, Éditions du Trécarré, 1990, p. 267-269.

3 Cité dans ibid., p. 270.

4Ibid., p. 273.

5 René Lévesque, Chroniques politiques, tome 1 – 1966-1970, Montréal, Hurtubise, 2014, p. 330-331.

6 Claude Ryan, « Johnson et Lesage : désaccord sur les événements récents, accords sur les grands objectifs de l’avenir », Le Devoir, 31 juillet 1967, p. 4.

7 Voir les résultats publiés dans Le Devoir du 12 août 1967.

8 Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, tome 3, Paris, Édition de Fallois-Fayard, 2000, p. 326.

9 Thompson, op. cit., p. 284 ; Eldon Black, Direct intervention : Canada-France relations, 1967-1974, Ottawa, Carleton University Press, 1996, p. 24 et 26.

10 Peyrefitte, op. cit., p. 317.

11Ibid, p. 352-353.

12John English, The Wordly Years. The Life of Lester Pearson, vol. II – 1949-1972, Toronto, Alfred Knopf, 1992, p. 302-303.

13 Pearson, op. cit., p. 243.

14Ibid., p. 259.

15Ibid., p. 261.

16Ibid.

17Peyrefitte, op. cit., p. 320.

18Voir John English, op. cit., p. 320-334.

19 Peyrefitte, op. cit., p. 348.

20 Peyrefitte, C’était, p. 311.

21 Frédéric Bastien, Le poids de la coopération. Le rapport France-Québec, Montréal, Québec-Amérique, 2006 ; Samy Mesli, La coopération franco-québécoise dans le domaine de l’éducation. De 1965 à nos jours, Québec, Septentrion, 2014.

22 Éric Bédard, « La réaction en héritage ? Représentation de la France chez les intellectuels québécois depuis les années 1960 », Vingtième siècle. Revue d’histoire, numéro 129, janvier-mars 2016, p. 13-25.