Déchets radioactifs ontariens sur le Saint-Laurent

Auteure de Avez-vous peur du nucléaire ? Vous devriez peut-être… (MultiMondes, 2009)

Le 4 février dernier, la Commission canadienne de sûreté nucléaire (CCSN) a accordé un permis à la compagnie ontarienne Bruce Power pour transporter par bateau 16 générateurs de vapeur radioactifs vers la Suède. La CCSN permet ainsi que des composantes usées de centrales nucléaires, des déchets radioactifs, voyagent sur les Grands Lacs et le fleuve Saint-Laurent, la principale source d’eau potable de millions de personnes. Estomaquée par cette décision, j’ai lu la transcription des audiences publiques tenues à Ottawa les 28 et 29 septembre 2010. J’y ai déniché plusieurs faits préoccupants.

Pourquoi un tel transport ?

La compagnie suédoise Studsvik disposerait des équipements nécessaires pour recycler des métaux radioactifs. Bruce Power désire donc y envoyer ses vieux générateurs de vapeur afin de réduire le volume de ses déchets radioactifs à traiter au Canada. C’est du moins ce qu’a affirmé M. Duncan Hawthorne, PDG de Bruce Power, aux audiences de septembre. M. Hawthorne a affirmé que plus de 90 % du métal de ceux-ci pourrait être recyclé, ce qui constitue à ses yeux un bienfait pour l’environnement. Oublions ce présumé « bienfait » et attardons-nous plutôt à ce chiffre qui est erroné.

Selon M. Bo Wirendal, de la compagnie Studsvik, environ 25 tonnes de métal par générateur de 100 tonnes seront retournées au Canada, soit 25 %. La différence est importante. Les 400 tonnes de métal les plus contaminées (800 000 livres) repasseront sur nos routes, en direction de l’Ontario. Plusieurs camions devront donc parcourir des centaines de kilomètres, ce qui multiplie les risques d’accident.

M. Wirendal a donné des précisions techniques concernant ce recyclage très particulier. Le démantèlement des générateurs radioactifs nécessitera 3 ans. Les milliers de tubes qu’ils contiennent seront mis de côté et retournés au Canada, avec les résidus de sciage et de sablage des coques d’acier, les poussières radioactives des systèmes de ventilation et les parties métalliques fondues trop radioactives. La toxicité de ces objets est donc loin d’être insignifiante. Quand on renvoie même les poussières du système de ventilation, ça en dit long.

La CCSN a minimisé le danger de ce transport de générateurs de vapeur sur le fleuve en mentionnant que leur enveloppe en acier de 2 pouces d’épaisseur était pratiquement impossible à briser. Mais elle autorise le retour des matières résiduelles les plus radioactives dans un état beaucoup plus problématique. Or, un expert en transport de la CCSN a précisé que le tout sera emmagasiné dans des contenants qui ne requièrent aucune autorisation spéciale, les low risk packages, un avis étonnant quand on sait qu’ils contiendront notamment des poussières de plutonium.

Un changement de cap en matière de déchets

Le PDG de Bruce Power a beaucoup insisté sur la petite quantité de produits radioactifs dans cette affaire, seulement 4 grammes par générateur de vapeur de 100 tonnes. Il n’a cependant rien dit de la toxicité des isotopes radioactifs en cause, du plutonium-239 en majorité. Il faut connaître le sujet pour comprendre que dans ce domaine, d’infimes quantités de contaminants radioactifs peuvent produire des dommages immenses (voir « Quelle protection au juste ? », Le Devoir, 8 février 2011).

Il est pratiquement impossible d’assainir ce qui a été contaminé par des isotopes radioactifs à vie longue. Ce n’est pas pour rien que d’aussi grandes quantités de métal contaminé seront retournées au Canada. Même le métal « recyclable » conservé par Studsvik demeurera légèrement radioactif après mélange avec des métaux non contaminés. Et aucun étiquetage n’est prévu.

M. Miles Goldstick, du Swedish Environmental Movement’s Nuclear Waste Secretariat, a trouvé étrange que seule la compagnie Studsvik soit présente à ces audiences de la CCSN pour parler de ce qui se passe en Suède. Il a expliqué que cette compagnie n’était pas aussi high tech que ce qu’on nous laisse entendre et qu’elle n’avait toujours pas de permis dans son propre pays pour recycler des composantes usées de centrales nucléaires. Le permis détenu par Studsvik se limite au droit de les importer. M. Goldstick a aussi mentionné que ce recyclage soulevait d’importantes questions en matière de gestion future des déchets nucléaires à l’échelle mondiale. Mais M. Michael Binder, le président de la CCSN, l’a ramené à l’ordre en précisant clairement que cet aspect de la question outrepassait le mandat de ces audiences publiques. Incroyable.

Évitons de mélanger les pommes et les carottes

La décision de la CCSN dans ce dossier a provoqué une véritable levée de boucliers. Celle-ci a riposté avec divers arguments techniques que la plupart des gens ne comprennent pas, ce qui est à mon avis très choquant. Cela crée beaucoup de confusion.

Lorsque la CCSN insiste sur le fait que les générateurs de vapeur ne sont tout de même pas des réacteurs nucléaires contenant des combustibles usés, elle fait preuve d’un manque de précision inquiétant. Je suis convaincue que la plupart des opposants bien informés font la différence. Quand on parle de combustibles usés, les pires déchets nucléaires, on parle des barres d’uranium qui ont séjourné dans le cœur du réacteur. Une fois utilisées, ces barres d’uranium émettent beaucoup de rayons gamma, des rayons très pénétrants comme les rayons X. Elles sont tellement radioactives qu’on les manipule à distance, derrière des écrans protecteurs. On doit même les entreposer dans des piscines durant quelques années, le temps qu’elles refroidissent un peu.

Cette distinction n’empêche cependant pas les générateurs de vapeur d’être dangereux. Ces derniers contiennent des produits radioactifs provenant du coeur des réacteurs, des isotopes charriés par l’eau lourde et qui s’y sont déposés. Le plutonium, un produit hautement radioactif, y prédomine nettement. Or, celui-ci est toxique même en faible quantité. Si on inhale du plutonium, ses rayons alpha endommagent l’ADN des cellules et constituent un agent cancérigène très efficace.

Dans le domaine nucléaire, on mesure la radioactivité en becquerels, chaque becquerel correspondant à la désintégration d’un atome radioactif par seconde. Par analogie, un becquerel ressemble à un coup de pistolet microscopique par seconde. Si on respire, on boit ou on mange des isotopes radioactifs, ceux-ci peuvent se loger dans nos cellules et y poursuivre leur désintégration radioactive, créant des dommages.

Pour évaluer les dommages biologiques de la radioactivité, on effectue un calcul plus compliqué qui prend aussi en considération le type de rayonnement (alpha, bêta ou gamma) et la sensibilité des tissus ou des organes exposés. Le résultat de ce calcul s’exprime avec une unité de mesure appelée millisievert. Selon la CCSN, si on se trouve à 1 mètre de distance des générateurs de vapeur, on « encaisse » 0,08 millisievert par heure. Concrètement, cela signifie qu’en 12 heures à cet endroit, on atteint le maximum d’exposition à la radioactivité artificielle permis pour une année. Ce n’est donc pas négligeable.

De plus, la CCSN n’a pas précisé que les 2 pouces d’épaisseur de la coque d’acier des générateurs de vapeur bloquent complètement les rayons alpha et bêta, en plus de stopper environ la moitié des rayons gamma. Autrement dit, la radioactivité mesurée à l’extérieur des générateurs de vapeur est incomplète, car elle ne représente qu’une infime partie de celle qu’ils contiennent réellement.

La comparaison avec les isotopes médicaux

La comparaison avec les isotopes médicaux pose également problème. On accepte les isotopes médicaux, car ils sont essentiels pour diagnostiquer certaines maladies et soigner des gens. Il en va tout autrement du transport de déchets radioactifs, qui ne comporte que des risques. En outre, la radioactivité de la plupart des isotopes médicaux dure quelques jours tout au plus, alors que celle du plutonium dure des milliers d’années.

Pour donner une idée de cet aspect important, la ville de Prypiat a été contaminée au plutonium lors de l’accident de Tchernobyl de 1986. Plusieurs de ses habitants sont décédés dans les mois qui ont suivi et on estime aujourd’hui que Prypiat est inhabitable pour des centaines d’années. À la suite des retombées radioactives, dans plusieurs régions très éloignées de Tchernobyl, certains aliments restent impropres à la consommation 25 ans plus tard (sangliers en Allemagne, moutons au Royaume-Uni). Les polluants radioactifs à vie longue sont toujours présents dans l’environnement et ils se retrouvent en partie dans leur corps.

Une opposition bien informée

Beaucoup de gens ont vivement réagi au projet de Bruce Power. Ils se sont manifestés dès juillet, quand la CCSN l’a rendu public. Les opposants provenaient des États-Unis, du Canada, du Québec et de Suède. On compte parmi eux des médecins, des regroupements écologistes, des groupes de femmes, des experts dans le domaine nucléaire ou dans le domaine des déchets et de simples citoyens. Certains d’entre eux étaient étonnamment bien informés. Plus de 100 mémoires ont été déposés.

Durant les audiences de septembre, des participants ont corrigé des oublis de la CCSN. On a notamment relevé des erreurs de calcul de la radioactivité contenue dans les générateurs de vapeur, la CCSN ayant oublié de considérer certains isotopes pourtant hautement radioactifs. D’autres participants ont soulevé des accidents potentiels vraisemblables, auxquels les experts de la CCSN n’avaient pas pensé. On a aussi mis en doute le fait que la CCSN se basait en grande partie sur des mesures effectuées par l’industrie, un premier problème, et que ces mesures étaient une extrapolation mathématique d’un nombre restreint d’échantillons, un second problème. Il est donc raisonnable de croire que la contamination contenue dans ces générateurs de vapeur soit plus élevée que l’estimé qu’on en a fait.

Plusieurs participants ont demandé pourquoi on ne fait pas d’évaluation environnementale rigoureuse de ce projet. Gordon Edwards, de la Canadian Coalition of Nuclear Responsibility, a présenté un document de la CCSN de 2005, dans lequel on peut lire que les déchets faiblement et moyennement radioactifs à vie longue, comme ces vieux générateurs de vapeur, ne sont pas recyclables. Ce document précisait également qu’il faut les entreposer de manière sécuritaire à proximité des centrales d’où ils proviennent, afin de protéger l’environnement et la santé publique.

Monsieur Dale Dewar, médecin, a attiré l’attention sur des considérations plus globales en lien avec le projet de Bruce Power. Il a rappelé que la radioactivité artificielle dans l’environnement n’a pas cessé d’augmenter depuis le largage de la première bombe atomique et le développement des réacteurs nucléaires. Ces nombreux produits de fission toxiques et cancérigènes n’existaient pas auparavant. Or, on en échappe un peu plus à chaque étape de cette industrie complexe. Faut-il en rajouter encore davantage en procédant au recyclage de métaux radioactifs et en faisant voyager les déchets ? Vous conviendrez avec moi que poser la question c’est y répondre.

Ce médecin a aussi mentionné un aspect essentiel et extrêmement problématique dans ce domaine: l’Organisation mondiale de la santé (OMS) n’a jamais le dernier mot en matière de santé quand il est question du nucléaire. C’est écrit noir sur blanc dans les statuts de l’OMS depuis 1959. L’Agence internationale de l’énergie atomique jouit d’un droit de veto sur tout, y compris sur ce qui peut être publié ou non, ce qui a permis de taire plusieurs effets nocifs du nucléaire pendant des années. C’est très grave quand on pense que Tchernobyl fait des victimes encore aujourd’hui. J’ai effectué des recherches à ce sujet et mes découvertes m’ont laissée pantoise.

Un dangereux précédent

Le récent changement de cap de la CCSN dans le dossier des déchets nucléaires n’augure rien de bon. Plusieurs réacteurs canadiens arrivent en fin de vie utile et ces 16 générateurs de vapeur correspondent à seulement 2 des 8 réacteurs de Bruce Power. Si on permet ce premier voyage, d’autres suivront inévitablement.

En réaction au tollé du public, la CCSN a tenu une conférence de presse à Ottawa le 11 février dernier. M. Ramzi Jammal, vice-président exécutif de la CCSN, a dit ceci : « Those generators, if they would fit into an existing approved package, I’ll be very honest with you, we would not be here. The size of the generator is the issue. ». Et M. André Régimbald, directeur général de la réglementation des substances nucléaires, a ajouté : « La Commission canadienne de sûreté nucléaire a déjà publié sa décision concernant le permis. Maintenant, il n’y a aucune exigence qui oblige Bruce Power à annoncer le chargement et la Commission canadienne de sûreté nucléaire n’a pas l’intention d’aviser publiquement. » Le message est clair. Il n’y aura pas de transparence dans ce dossier.

On vient d’apprendre en plus que l’entrepôt à long terme de tous les déchets nucléaires canadiens risque d’être installé au Nouveau-Brunswick, qui ne compte qu’une seule centrale nucléaire tout comme le Québec. Et le tout passera où ? Chez nous, sur le Saint-Laurent. Un refus catégorique s’impose. Il ne faut pas accepter ce précédent.