Déclassement social et solidarités familiales

Deux tragédies sont entremêlées durant cette pandémie, une grande, visible, et une petite, invisible. La grande a été beaucoup commentée, discutée, diagnostiquée. Elle s’est déroulée dans les foyers de personnes âgées. La petite, peu visible à l’œil nu, a largement été passée sous silence. Ses séquelles vont prendre un peu plus de temps à se concrétiser. Cette petite tragédie, c’est le mouvement de déclassement social qui va frapper la jeunesse québécoise dans les dix, voire les vingt prochaines années. Je ne veux pas ici minimiser l’ampleur de la première tragédie. Mais il me semble qu’on doit immédiatement réfléchir aux répercussions sociales et économiques pour les jeunes personnes (déjà ou bientôt) engagées sur le marché du travail. Comprendre l’expérience de déclassement, qui frappe déjà la société québécoise, permet à mon sens d’anticiper les prochaines lignes de fractures qui seront au cœur des enjeux politiques de demain.

L’élection de la CAQ, aux dernières élections provinciales, portait déjà la marque d’une société engagée sur la voie du déclassement social1. On sait que cette élection représentait un réalignement politique de premier ordre sur l’échiquier politique québécois. Le dernier à avoir eu lieu avait confirmé en 1976 le PQ comme le nouvel adversaire du PLQ dans le système bipartite québécois.

Ce réalignement était le résultat de trois crises, survenues durant les années 2010, et ayant également affaibli le Parti libéral et le Parti québécois. La première crise est la lutte pour les places dans le système de santé et d’éducation, ainsi qu’à une plus petite échelle, dans le système de garderies publiques2. Cette crise a miné la philosophie sociale universaliste au fondement de l’État-providence bâti durant les années 1960 et 1970, puisque cette lutte pour les places s’est faite au détriment des couches inférieures de la classe moyenne. La deuxième crise a révélé l’intimidation qu’a subie la majorité québécoise francophone. En effet, sous le long règne Charest-Couillard diverses controverses ont fait ressortir la vulnérabilité de la volonté populaire québécoise vis-à-vis l’ordre judiciaire anglo-canadien. Enfin, la troisième crise a révélé une distance croissante entre l’espace politique montréalais et celui du reste de la province, espace que j’ai nommé le Québec périphérique3.

La combinaison de ces trois crises a provoqué un sursaut collectif de la majorité francophone, organisé autour de la figure de François Legault, figure nationaliste modérée, prudente, pragmatique, qui a eu la clairvoyance de faire quelques promesses livrables et rassembleuses pour le Québec français. Au-delà de l’aspect événementiel, il faut voir que l’élection de la CAQ était sociologiquement le résultat de certaines mutations souterraines ayant transformé notre société.

Depuis le début des années 1980, les jeunes (X, millénariaux) qui arrivent à l’âge adulte atterrissent sur un marché du travail différent de celui qui prévalait durant les Trente Glorieuses4. La majorité de ceux-ci s’inscrivent dans un horizon social qui les plonge dans une spirale (parfois légère, parfois abrupte) de déclassement social. Par rapport à leurs parents (et parfois de leurs grands-parents), la plupart connaissent une mobilité descendante. Certes, certains réussissent à maintenir le même niveau de revenu que leurs prédécesseurs ; mais cet accomplissement, fort exigeant, requiert de nombreux sacrifices : 1) étudier plus longtemps ; 2) investir plus d’heures sur le marché du travail ; 3) travailler avec une moins bonne couverture sociale et syndicale ; 4) accéder plus tardivement à la retraite ; 5) s’établir dans un quartier, un village ou une ville moins attrayant ; 6) adopter un projet parental qui implique d’avoir un enfant ou deux de moins que ses parents. Certes, le degré de déclassement est variable selon les individus. Les familles de la classe moyenne supérieure sont évidemment moins touchées ; les accidents et les imprévus de la vie peuvent aussi jouer.

Avant la pandémie, les jeunes qui entraient sur le marché du travail pouvaient avoir le sentiment que cette tendance au déclassement appartenait au passé, et que, désormais, la conjoncture démographique les favorisait ; la pénurie de main-d’œuvre dans maints secteurs leur permettait de trouver facilement un emploi, de négocier certains aspects de leurs conditions de travail et de changer assez souvent d’employeur. Conséquemment, dans de nombreux secteurs, les diplômés universitaires ou ceux du secteur technique au collégial se trouvaient dans une situation enviable au moment de l’obtention du diplôme. La sortie économique de la pandémie annonce des temps nettement plus durs. Il est illusoire de penser que le taux de chômage reviendra rapidement à la situation prépandémie. Pour redresser l’économie, l’État (québécois et canadien) devra réinvestir massivement ; les travailleurs, de leur côté, seront lourdement taxés et imposés pour, au minimum, une décennie. Dans l’avenir, il est douteux que la mobilité sociale des jeunes, et plus largement des petits salariés, s’appuie sur le travail.

Déjà, depuis au moins une génération, la lutte au déclassement social repose surtout sur les solidarités familiales. D’ailleurs, l’une des forces de la CAQ a été de véhiculer (implicitement) une nouvelle conception de l’État, ce que j’ai appelé la famille-providence. Dans son essai La spirale du déclassement, Louis Chauvel a montré que les jeunes adultes en France qui échappent au déclassement (ou qui l’atténuent) s’appuient plus sur des ressources patrimoniales que sur le travail5. Ils bénéficient d’un précieux coup de pouce d’une grand-mère, d’un père ou d’une vieille tante pour accéder à la propriété, constituer un capital et préparer une retraite décente. À cet appui « patrimonial » peut s’ajouter des ressources d’un autre type si on vit à proximité de la parenté : coup de pouce pour bâtir la maison (plutôt que de recourir à un entrepreneur ou des ouvriers), service de gardiennage, etc. Les plus astucieux parmi ceux-là cherchent à tirer profit du marché immobilier ; on achète une maison qui a besoin d’amour, on la retape, et puis on revend, sous le regard bienveillant, averti et expérimenté du beau-père, du père ou d’un oncle.

Cette façon d’avancer dans la vie est étrangère à celle privilégiée durant les Trente Glorieuses, lors desquelles la productivité, les réformes sociales, les augmentations salariales activaient l’ascenseur social vers le haut ; les baby-boomers, quand ils étaient jeunes adultes, n’étaient pas tributaires des largesses de leurs parents. Valorisant l’indépendance, ils voulaient tout sauf se voir comme des héritiers vis-à-vis leurs ancêtres.

Si l’État intervient massivement pour relancer l’économie dans les prochaines années, il est douteux que ceci change la perception des jeunes adultes en voie d’installation dans la vie. L’expérience vécue par les Québécois durant la pandémie a contribué à revaloriser les solidarités familiales, en dépit du fait que la pandémie exigeait des formes de distanciation familiale. Être privé de liens avec sa mère, sa grand-mère ou ses petits-enfants fait réaliser à l’individu le caractère précieux de ceux-ci. Les rapports intergénérationnels au sein des familles, déjà revalorisés depuis quelques années, ressortent probablement renforcés de l’expérience de confinement vécue ce printemps. Avec la Révolution tranquille, l’institution familiale a été beaucoup contestée, autant que la religion. Beaucoup de courants de pensée la considéraient comme source d’à peu près toutes les oppressions. Le Québec se réconcilie tranquillement avec cette forme d’organisation qui a assuré notre survie collective au fil des générations.

Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, selon certains sociologues, le Canada français s’était constitué autour d’un type familial qu’on appelait la famille souche6. Ce type familial valorisant l’autorité, l’enracinement, la communauté, contrastait avec la famille nucléaire (libérale), dominante dans le monde anglo-saxon. Étrangement, tout se passe, aujourd’hui, comme si on assistait à un retour en force de cette culture familiale souche dans le Québec francophone : réémergence des solidarités familiales, enracinement à proximité des parents et grands-parents, transmission d’un capital professionnel ou entrepreneurial7.

Dans les prochains mois, il sera intéressant d’évaluer si c’est sa dynamique intergénérationnelle particulière qui a permis au Québec périphérique de mieux affronter la pandémie que l’espace montréalais. Le clivage idéologique métropole-périphérie ne s’exprime pas seulement sur les thèmes de l’immigration ou de la mondialisation. Il concerne aussi les valeurs touchant la vie familiale. Dans la littérature documentant le débat sur le Brexit, sur l’Amérique de Trump ou sur la France des Gilets jaunes, on découvre que les « gens de quelque part » sont plus viscéralement attachés à la famille que les « gens de nulle part », pour reprendre la célèbre expression de David Goodhart8.

Les métropolitains, qui valorisent la mobilité, le déracinement, la fluidité, ne sont pas nécessairement hostiles à la famille ; mais ils ne la placent pas au cœur de leur vie comme le font les « gens de quelque part ». Ces derniers sont moins prompts à accepter de s’éloigner de leur famille pour s’élever dans l’échelle sociale ; ils sont moins enthousiastes face aux nouvelles formes de famille vantées par l’élite culturelle et médiatique de la métropole. Ils sont aussi plus conservateurs vis-à-vis certaines questions morales comme l’avortement, le divorce ou la GPA (gestation pour autrui). Cette différence concernant les valeurs familiales est au cœur de ce qui sépare les habitants des « régions » de ceux qui habitent la « métropole ». Cette vision du monde, plus organique qu’individualiste, pourrait représenter dans l’avenir un atout pour le Québec périphérique.

Dans un monde où on glisse lentement vers le déclassement, les solidarités humaines naturelles deviennent plus précieuses. Si les gens d’une même communauté locale se connaissent, prennent plaisir à faire la conversation, et se font spontanément confiance, il y a plus de chance qu’on puisse établir une vie collective vivable et décente. En voyant comment certains CHSLD à Montréal se sont vidés de leur personnel soignant, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à ce qui se passait dans ces centres des petites villes et des villages du Québec. Admettons que vous étiez préposés aux bénéficiaires dans une de ces résidences, disons à Sabrevois, en Montérégie. Une éclosion est constatée. Pendant quelques minutes, vous pensez aux 2000 $ de Justin Trudeau… Et puis vous songez à ces pauvres résidents, fragiles, malades, auxquels vous vous êtes attachés depuis quelques années. Vous connaissez les familles d’au moins 20 % des résidents du centre. Vous en savez même un peu sur la vie de plusieurs d’entre eux. Ce sont des gens du patelin, qui ont connu vos parents, vos grands-parents. Ici, votre décision de rester ou de quitter les lieux n’aura rien à voir avec le salaire, mais avec votre statut, votre réputation, votre place dans cette communauté qui a confiance en vous. Vous devinez que bien des gens, des voisins, des amis, des connaissances, pendant des années, exprimeront une profonde gratitude si le geste que vous posez est placé sous le signe de la solidarité.

Peut-être que certains lecteurs jugeront cette conclusion trop optimiste. Nous avons acquis la conviction, dans la foulée de la Révolution tranquille, que le Québec français pouvait être une société prospère, tout autant qu’une société juste. Par contre, des doutes se sont élevés depuis une génération sur notre capacité à posséder une cohésion sociale et une discipline collective. La pandémie a au moins permis de les dissiper.

Je l’admets, ma lecture de la redéfinition des rapports familiaux et intergénérationnels au Québec est un peu en porte-à-faux avec les analyses des journalistes, des éditorialistes et des chroniqueurs. Je la fonde tout de même sur un travail de terrain, car, depuis quinze ans, j’ai corrigé près d’un millier de travaux de mes élèves sur la famille québécoise.

La question qui reste ouverte, suite à cette analyse, c’est la forme politique que prendra cette nouvelle vision du monde qui s’affirme chez les générations arrivées après le baby boom et qui s’appuie beaucoup plus qu’avant sur les solidarités familiales. À court terme, chez les intellectuels, les artistes, les militants sociaux et politiques nés après le baby boom, il y a un bilan à faire. Le projet a été articulé avec éloquence par le sociologue Hubert Guindon :

Les générations qui ont engendré la Révolution tranquille ont, à leur tour, des comptes à rendre sur la gestion de la société aux générations qui leur succèdent. Ils ont à rendre compte non seulement de ce qu’ils ont instauré consciemment et intentionnellement, mais également des conséquences inattendues qui ont accompagné les mutations qu’ils ont mises en branle. Car l’histoire d’une société ne peut se résumer aux intentions de ceux qui l’ont gérée durant une époque : elle doit inclure ce qui s’est produit en marge de leurs intentions. Il appartient aux générations suivantes d’en faire l’analyse et d’en fournir une explication crédible9.

 

* Professeur de sociologie au Cégep de Saint-Jérôme et auteur de l’essai À l’ombre du mur, Montréal, Boréal, 2011


1 Stéphane Kelly, « La CAQ et la genèse de la famille-providence », Argument, vol. 21, no 2, 2019, p. 104-118.

2 Voici une définition commode de cette lutte pour les places : difficulté de plus en plus grande pour les familles des classes populaires d’avoir accès à un médecin de famille, à une bonne école publique et à une place dans un centre de la petite enfance.

3 Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, 2018.

4 Stéphane Kelly, « Une équation générationnelle incertaine », L’Action nationale, juin-septembre 2018, p.179-197.

5 Louis Chauvel, La spirale du déclassement : essai sur la société des illusions, Paris, Seuil, 2016.

6 Le père léguait sa terre ou son commerce à l’un de ses fils. En échange, ce dernier devait prendre soin de ses vieux, vivre avec eux ou à proximité, et aider frères et sœurs à se faire une place au soleil. Les sociologues Léon Gérin et Hubert Guindon ont déployé une belle imagination sociologique autour de cette brillante hypothèse pour comprendre notre aventure collective.

7 Contrairement à ce qu’on observait durant les Trente Glorieuses, beaucoup de jeunes aujourd’hui marchent dans les traces de leurs parents, adoptant le même métier, prenant la relève dans l’entreprise familiale, ou cherchant à œuvrer dans le même secteur économique.

8 David Goodhart, The Road to Somewhere. Londres, Penguin Books, 2017. Les Anywheres habitent les métropoles, les Somewheres vivent dans les régions.

9 Hubert Guindon, « La Révolution tranquille et ses effets pervers », Société, Montréal, 1999, numéro 20-21, page 3.