Mathieu Bock-Côté (MBC) n’a pas titré son dernier excellent ouvrage La révolution racialiste par simple goût de la provocation censé faire mousser ses ventes. Il ne s’agit pas non plus d’une analogie historique fugitive ou superficielle décrivant un phénomène marginal.
Si l’épithète « révolution » compose son titre et que la logique révolutionnaire est au cœur de son interprétation sociologique, c’est qu’elle constitue effectivement le socle théorique des militants racialistes, décoloniaux et indigénistes en voie de s’imposer définitivement en Occident. Et MBC ne destine pas son ouvrage à ces théoriciens et militants dans le but d’engager une discussion. Impossible de débattre avec des révolutionnaires qui veulent détruire absolument tout ce que l’on tient en estime (histoire, culture, tradition) et qui ne cachent pas leur désir d’user de la violence pour en arriver à cette fin. Ces radicaux n’ont d’ailleurs aucune envie de discuter ou de débattre. L’auteur s’adresse donc aux gens de bonne foi, aux contradicteurs usuels qui déploient l’argumentaire racialiste croyant « en faire un usage modéré, à la manière réformiste ». Or, et telle est la pierre angulaire de l’implacable démonstration de MBC, nous n’avons pas affaire à une mouvance réformiste, mais à une lame de fond qui entend faire table rase de l’ordre national et civilisationnel occidental pour y instaurer un nouvel ordre racial.
Une des vertus de l’ouvrage de Bock-Côté est d’avoir cristallisé et rendu transparent le noyau dur de la sociologie racialiste en la disséquant par-delà ce que l’on dépeint trop souvent, voire toujours, comme des « faits isolés », des « anecdotes » et des « données aberrantes ». Il a fait, autrement dit, le travail sociologique que l’écrasante majorité des sociologues officiels répugnent à faire sous couvert d’un « pas d’amalgame » qui les empêche de « voir ce qu’ils voient», pour paraphraser, comme le fait notre auteur, Péguy. Comme tout mouvement moderne à prétention révolutionnaire, le racialisme se veut « iconoclaste » et entend abolir et se substituer à l’imaginaire en place. Une « entreprise d’épuration » symbolique à l’aune de l’expérience afro-américaine, qui sert de « matrice » pour expliquer les autres parcours « minoritaires », est donc nécessaire. À travers l’imaginaire esclavagiste américain, on verra du « suprémacisme blanc » dans chaque pli et repli de notre conscience : dans les œuvres d’art, dans les statues, dans le récit historique des nations. Cette thèse, les grands quotidiens, les appareils d’État, les multinationales s’en font les relais et s’engagent dans la lutte contre le racisme « ordinaire et intrinsèque » des « Blancs » en battant leur coulpe telles de vertueuses administrations d’avant-garde. Ils se font les complices de ces révolutionnaires racialistes qui ne proposent rien de moins que d’abolir ou de désarmer la police. D’ailleurs, le projet de désarmement de la police a récemment été adopté par le parti de la mairesse de Montréal sans que celle-ci ne trouve rien à redire. « La haine de la police serait un humanisme » (p. 66) et le meurtre de George Floyd à Minneapolis aurait servi de révélateur : la police, toutes les polices, tous les corps de polices (français, danois, montréalais, etc.) permettent et maintiennent la domination blanche. Oui, rien que ça.
Les racialistes veulent nous « éveiller » à l’hégémonie blanche et à la domination qu’elle ferait peser sur les minorités. D’où leur nom, les « wokes », dont MBC brosse un fin portrait psychologique et idéologique. À ce militant, « le monde lui est insupportable » et il n’en finit plus d’être micro-agressé par les normes sociales qui « sont potentiellement offensantes ou discriminatoires dans la mesure où elles peuvent contraindre la représentation qu’un individu se fait de son identité, surtout s’il appartient, objectivement ou subjectivement, à une communauté minoritaire ». Le woke est en perpétuel état d’indignation publique et d’autoflagellation salvatrice. MBC parle de la « repentance théâtrale » des figures publiques qui n’en finissent plus de se dénigrer et d’exorciser leurs soi-disant privilèges raciaux. Avec esprit, il écrit : « Le progressiste se faisait une fierté, hier, de ne pas être raciste : il s’en fait une aujourd’hui de l’être, ou du moins d’avouer l’être, première étape pour ne plus l’être. »
Pénétré par l’œuvre de Orwell, MBC fait ensuite ce qu’il fait de mieux : décrypter le langage antiraciste afin d’en exposer les ressorts idéologiques intimes. Ce qui permet aux racialistes de se présenter comme l’avant-garde de la lutte contre le racisme est évidemment la définition qu’ils fournissent du racisme. « Dans la mesure où les sociétés occidentales voient dans le racisme le péché suprême, écrit-il, celui qui en énonce la définition acquiert une forme d’hégémonie idéologique dans l’organisation de la cité et la formation de son imaginaire. » Pour les racialistes, le racisme est « systémique » et n’a pas besoin d’être incarné dans un acte, une institution ou une personne. Il est « généralisé sans être intentionnel » de sorte qu’une « société pourrait être raciste sans qu’aucun de ses membres ne le soit intentionnellement. » Bock-Côté dévoile ainsi le malin génie du terme « racisé » : c’est la société intrinsèquement raciste qui sécrète les catégories minoritaires. Les racialistes n’y sont pour rien et se voient contraints, par la société raciste, d’user de la rhétorique raciale pour enfin s’en délivrer. Faudrait-il, dès lors, se projeter tout entier dans l’universel indifférencié pour communier à une même humanité ? Que nenni, répondent les racialistes. L’universel est une création philosophique occidentale permettant aux « Blancs » d’imposer leurs propres critères raciaux et racistes au reste du monde. Ce qu’ils veulent vraiment, souligne l’auteur, c’est « déblanchir » la société. Cette entreprise se fera notamment en discriminant les « Blancs », ce qui ne sera pas interprété comme du racisme, mais bien comme un acte vertueux, un devoir de rééquilibrage de la domination. À travers moult diversity training le « Blanc » est aussi sommé de déblanchir non pas ses pensées, mais ses arrière-pensées.
Après cela, se trouve-t-il encore des lecteurs pour trouver le terme bock-côtien de « révolution racialiste » exagéré ? La tentation révolutionnaire et totalitaire des racialistes est au cœur de ce que MBC appelle doctement le « nettoyage éthique ». On le sait, et l’auteur le rappelle, elle est déjà au centre de la stratégie de lutte « contre la haine » des géants du numérique. Le problème est le suivant : tous ceux qui critiquent l’antiracisme en vogue sont susceptibles d’être censurés, bloqués ou bannis des réseaux sociaux. MBC vient tout juste de goûter à cette médecine autoritaire puisque son compte Facebook a été suspendu à deux reprises au début du mois d’avril pour des raisons analogues. Mais, plus inquiétant encore, une telle « croisade contre la haine » est désormais l’objet de lois. C’est le cas de la loi Yousaf adoptée par le parlement d’Écosse qui interdit les propos haineux dans le domaine privé et permet, par exemple, à un enfant de surveiller et dénoncer un de ses parents si ce dernier tient des propos jugés haineux. Cette loi, insiste MBC, n’est pas banale : cela « veut dire qu’une démocratie libérale occidentale a ouvertement fait de la surveillance des conversations privées sur le mode de la délation citoyenne une méthode de gouvernement. » La cancel culture quitte les campus universitaires pour se loger dans l’intime avec la complicité des élus du peuple. La logique racialiste, comme elle est intrinsèquement totalitaire, inquiète désormais son collaborateur et thuriféraire de longue date : la gauche libérale. Or, si elle admet être devant un mouvement radical qui doit être combattu, elle refuse la nécessaire filiation et collaboration avec les conservateurs qui le combattent depuis ses balbutiements. Plus exaspéré qu’amer, MBC écrit : « Le conservatisme avait-il vu juste depuis le début que cela ne compte pas, car il aurait vu juste pour les mauvaises raisons. La gauche libérale réclame le monopole de l’interprétation de ses propres dérives ou de son propre aveuglement. Il faut avoir été de gauche pour avoir le droit de ne plus l’être. »
Face à cette marée racialiste et, disons-le, explicitement raciste et violente, Bock-Côté conclut par un éloge de la nation comme cadre politique capable de transcender les appartenances raciales et capable de nous faire accéder à l’universel par le truchement d’une culture commune. Dans cette même conclusion, il donne du poids à une idée qui traverse le livre de manière fugace, mais qui se déploie dans toute sa puissance dans les dernières pages de l’ouvrage. C’est l’idée selon laquelle les phénomènes démographiques ne sont pas étrangers à la racialisation des rapports sociaux. Autrement dit, si les critères raciaux se substituent aux critères nationaux, c’est que nos sociétés hébergent des populations qui se pensent d’abord à travers des catégories raciales. Citons longuement MBC pour ne pas déformer son propos :
« Comment la nation pouvait-elle toutefois ne pas s’effondrer, dans la mesure où l’immigration massive ne respectait d’aucune manière ses capacités d’assimilation et d’intégration, qui ne relèvent pas exclusivement du volontarisme politique mais aussi d’une dynamique sociologique permettant à ceux qui la rejoignent de s’approprier ses mœurs et ses codes ? C’est dans la mesure où les processus sociaux poussent à l’intégration substantielle que la nation conserve sa force d’attraction sur les populations nouvelles qui s’y installent. Lorsque ce n’est plus le cas, une dynamique d’ethnicisation des rapports sociaux s’engage presque inévitablement. »
Les petits esprits y verront une attaque à l’endroit des migrants. Le lecteur non-hystérique n’y verra qu’une analyse sociologique émanant d’un phénomène empiriquement observable. Si, de surcroît, ce lecteur habite Montréal, il trouvera dans le dernier livre de Mathieu Bock-Côté les mots pour décrire une réalité qu’il ressent intimement, mais qu’il peine à nommer. Décidément, la démographie ne fait pas que tracer le destin des peuples. Elle est aussi une implacable sociologue dont MBC s’est ici fait le complice et le traducteur.
Alexis Tétreault
Doctorant en sociologie (UQAM)