Denis Monière. Roger Frappier. Oser le cinéma québécois

Denis Monière
Roger Frappier. Oser le cinéma québécois
Montréal, Les éditions Mains libres, 2023, 259 pages

Pourquoi Denis Monière, auteur de nombreux essais sur la question nationale et de biographies de Québécois engagés (Pierre de Bellefeuille, André Laurendeau, Ludger Duvernay, Marcel Masse) s’intéresse-t-il à ce producteur de cinéma touche-à-tout qu’est Roger Frappier ?

À la fois critique de cinéma, réalisateur, monteur, producteur prolifique, militant actif pour la promotion d’un cinéma national et combattant tenace pour l’augmentation des subventions gouvernementales et pour l’amélioration des conditions de production des cinéastes québécois, ce réalisateur a travaillé avec la plupart des réalisateurs de renom de l’ONF. Il a cru aux talents de nombreux jeunes cinéastes. À lui seul, il a contribué à la naissance d’une cinématographie majeure. Sa réussite est impressionnante.

En 40 ans, il a produit plus de 50 films. Parmi les principaux, notons Le confort et l’indifférence (1982), Le déclin de l’empire américain, Ding et Dong (1990), La grande séduction (2003), Corbo (2014) et, plus récemment, The Power of the Dog (2021). Monière, qui a reconstitué l’itinéraire intellectuel et professionnel de Frappier explique son intérêt pour lui : « J’ai cherché à reconstituer la trajectoire de cet infatigable combattant qui a ferraillé ferme pour la liberté des créateurs et pour qu’existe un cinéma national. Pendant un demi-siècle, il a contribué à l’affirmation d’un cinéma québécois ici et sur la scène internationale. »

Monière décrit le personnage, qui travaille d’abord à l’ONF, puis devient producteur dans le secteur privé. Militant radical à ses débuts, Frappier travaille ensuite dans les institutions mises en place par l’État québécois pour soutenir le cinéma, tout en critiquant celles-ci de l’intérieur. Ce qui le distingue de ses collègues, selon Monière, c’est qu’il « avait une vision du rôle que la culture devait jouer dans le processus d’émancipation collective. Il a constamment pris position sur les politiques de développement du cinéma mises de l’avant par les gouvernements du Québec et du Canada. »

Né en 1945, Frappier coule d’abord des jours tranquilles à Sorel puis au Séminaire de Saint-Hyacinthe, où il prend goût au cinéma en participant au ciné-club. En 1966, cet esprit contestataire s’inscrit au collège Sainte-Marie, où il poursuit ses deux années de philosophie, se lie avec de jeunes indépendantistes et côtoie les futurs membres du FLQ Pierre-Paul Geoffroy et Paul Rose. L’étudiant s’engage tôt en politique en créant une section du RIN avec entre autres Claude Cardinal, Bernard Venne et Denis Monière. Il constate que les Québécois ne sont pas maîtres de leur cinéma. Famous Players et United Amusement contrôlent 35 des 37 salles de cinéma de Montréal. Critique, Frappier multiplie dans les magazines les appels à un cinéma d’ici qui reflète la réalité québécoise. Il n’apprécie pas cependant les films où les personnages exploités sont résignés et impuissants. Il veut que son cinéma participe aux changements sociaux.

En 1968, il va étudier à la London School of Film Technique, dont il revient déçu. À son retour, il obtient de petits contrats à la Société générale cinématographique et il travaille comme monteur pour Arthur Lamothe. Il réalise sept films sur des écrivains québécois en 1972. Il est d’abord documentaliste avant de devenir fonctionnaire à l’ONF. Monière décrit les difficultés de Frappier à tourner le long métrage L’Infonie inachevée sur la vie de Raoul Duguay. Après les films culturels, il produit des films plus engagés politiquement, avec l’ambition d’en faire un instrument de prise de conscience d’une identité nationale et un outil de libération nationale. Il produit On a raison de se révolter pour la CSN.

Le producteur critique les politiques de la Société de développement de l’industrie cinématographique canadienne : pour lui, ce n’est pas à la SOGIC de décider de la politique de rayonnement culturel international du Québec. Il s’implique en 1971 dans la création de l’Association coopérative de productions audiovisuelles. Puis tout un chapitre est consacré à son travail à l’ONF, qui, dans les années 1970, soutient le cinéma de contestation sociale : le cinéma direct reflète alors la réalité du monde ordinaire. Monière démontre comment le cinéma québécois s’est libéré progressivement des influences américaines et françaises. Roger Frappier a été un grand défenseur de la SODEC, qui permit un accroissement considérable du nombre de films québécois.

Après le « non » au referendum de 1980, Frappier, comme Arcand et d’autres, éprouve une vive déception et se sent trahi dans ses espoirs : « comme plusieurs, il s’est senti libéré de l’obligation morale de s’investir dans un projet collectif » (p. 103). Il s’investit plutôt dans un cinéma qui vise le grand public. Il recherche le succès international ; à cet égard, il reconnait en 1993 l’obligation de tourner en anglais si l’on veut rejoindre le public américain. Monière rappelle les nombreuses réussites de Frappier, qui a connu un succès mondial : seul producteur canadien à avoir remporté trois Bobines d’or pour les meilleures recettes et quatre Génies du meilleur film, sans compter que trois de ses films ont été mis en nomination aux Oscars et que l’un d’eux a obtenu le Prix du jury à Cannes, en 1998.

Ces réussites, « si elles ont stimulé la fierté des Québécois, n’ont pas pour autant contribué à changer le rapport de dépendance de la nation face à l’État canadien ». Monière rappelle en conclusion que « sans l’appui d’une nation politique, une culture ne peut se développer et produire les référents communs ». Et, citant Frappier, il se demande avec lui : « Comment un peuple peut-il continuer à vivre en ne voyant sur ses écrans que les rêves des autres ? » (p. 253)

Robert Comeau, historien