Deux innocents en Chine réédité

deuxinnocents250Jacques Hébert et Pierre Elliott Trudeau
Deux innocents en Chine Rouge. Introduction d’Alexandre Trudeau
Les Éditions de l’Homme, 2007, 239 pages

Les autorités maoïstes ont effectué un étrange prodige : à l’usage des étrangers, elles ont réussi à réduire la Chine […] aux dimensions étriquées et routinières d’un même petit circuit invariable. […] pour les étrangers, les huit cent millions de Chinois se réduisent maintenant en tout et pour tout à une soixantaine de personnes.

Simon Leys, Ombres chinoises, 10/18, 1974, p. 15-16

L’histoire de l’humanité est parsemée de tyrans sanguinaires. À bien y regarder, cependant, quelques figures se détachent de la masse. Ce sont celles des rares bourreaux qui sont parvenus à pousser vers la mort un nombre d’humains se chiffrant en dizaines de millions : Staline, Hitler et Mao. Un l’a fait au nom d’une idéologie raciste, les deux autres au nom d’une idéologie égalitariste. C’est une constante partout en Occident que les intellectuels ont été plus complaisants à l’égard du totalitarisme de gauche qu’à l’égard de celui de droite. Ceux-ci, dit-on parfois, obnubilés par leur idéal de justice sociale, n’auraient tout simplement pas vu l’horreur sur laquelle s’érigeaient les régimes communistes. Lorsqu’il s’agit du communisme, les bons esprits glissent sur les cadavres comme la pluie sur le dos d’un canard.

C’est probablement involontairement qu’Alexandre Trudeau, en rééditant l’essai publié par son père et l’ancien sénateur libéral Jacques Hébert, nous pousse à ces réflexions. L’objectif du fils, visiblement, est d’amener le lecteur à une réflexion ouverte et sans préjugé sur le potentiel de la Chine d’aujourd’hui :

[…] les leçons des deux innocents nous interpellent plus que jamais : ne laissons pas nos visions irrationnelles et fantasmagoriques de la Chine d’hier, d’aujourd’hui ou de demain nous paralyser de peur (p. 45).

En visitant la Chine rouge il y a un demi-siècle, Pierre Trudeau et Jacques Hébert auraient fait office de précurseurs dans un Québec fermé à l’innovation :

Ils étaient avides de connaître une contrée aussi mystérieuse et démesurée, en plus d’être très ouverts à d’autres modèles sociaux et à d’autres formes de gouvernements (p. 12).

Invités par le gouvernement communiste, Trudeau et Hébert arrivent en Chine en septembre 1960. Il s’agit d’un moment-clé, en plein cœur du Grand Bond en avant ayant débuté en 1957. Alexandre Trudeau, dans sa longue introduction, oublie de mentionner que cette période est non seulement la plus meurtrière de l’histoire de la Chine, mais également de l’histoire de l’humanité. Il mentionne furtivement les famines sanglantes, mais excuse aussitôt son père de ne pas les avoir vues :

À cette époque, les régions rurales étaient si complètement dérobées à la vue par le Parti communiste que même des visiteurs tels Hébert et Trudeau étaient loin de pouvoir imaginer ce qui se passait dans certaines parties de la Chine pendant qu’ils en visitaient d’autres. A ce jour, le parti continue de faire en sorte qu’il soit impossible d’évaluer le nombre réel des victimes de la famine qu’a entraînée le Grand Bond en avant lancé par Mao (p. 37).

Le parti continue de taire le nombre de victimes, mais Alexandre Trudeau aurait dû mentionner que les experts s’entendent généralement pour situer entre 20 et 30 millions le nombre de victimes de la famine planifiée par Mao, soit 3 à 4 fois plus que pour la famine planifiée par Staline en Ukraine 25 ans plus tôt.

Ni dans sa première mouture ni dans sa seconde, ce livre n’a pour vocation de critiquer l’épisode le plus meurtrier du régime le plus meurtrier qu’ait connu notre pauvre espèce. Les paroles les plus critiques qui y sont prononcées, par un effet de démesure qui frappera le lecteur, ne sont pas dirigées vers Mao, mais vers une autre cible : les élites québécoises des années cinquante. En voyage en Chine rouge, Trudeau et Hébert :

[…] avaient aussi un message à transmettre à leurs confrères québécois, et ils brûlaient de provoquer et de discréditer le gouvernement autoritaire et réactionnaire de la province (p. 12-13).

Alexandre Trudeau ne prononce aucune parole aussi dure à l’endroit de Mao qu’il glorifie de nobles intentions :

[…] Pour instaurer les réformes draconiennes et les mesures de restructuration nationales dont il était certain qu’elles assureraient à la Chine son autonomie et son harmonie sociale, Mao en est venu à croire à la nécessité d’un solide gouvernement central (p. 36).

Le voyage de son père, nous rappelle le fils, était subordonnée à un objectif précis :

[Trudeau et Hébert] avaient la ferme intention […] de [se] servir [de leur liberté de voyager] pour ébrécher les parois de la sombre et froide caverne où Duplessis avait enfermé le Québec, et pour inonder celle-ci de lumière (p. 13).

Il s’agissait de contribuer à soulever sur la société québécoise la :

[…] lourde chape politique, patriarcale et rétrograde dont l’avait enveloppée l’Église catholique (p. 13) et à rejeter les mœurs étouffantes et élitistes de la culture classique et à percer enfin le voile ténébreux des idées toutes faites et de l’héritage colonial (p. 236).

Trudeau et Hébert se défendent bien d’être des communistes et se font les défenseurs du juste milieu. Il s’agit pour eux de ne pas reproduire la vision stéréotypée que l’on trouve dans les journaux occidentaux où l’on s’inquiète du déploiement en Chine d’un régime totalitaire meurtrier. Ils souhaitent sortir d’une attitude qu’ils jugent peu charitable :

Pendant des années cet anticommunisme [purement négatif] s’est appliqué à discréditer tout témoignage qui pût faire croire que les Russes n’étaient pas des barbares vivant encore à l’âge de pierre (p. 51).

Certes, mais comment, se demandera aussitôt le lecteur honnête, peut-on engager une discussion ouverte sur les vertus d’un régime politique où l’information est entièrement contrôlée par un pouvoir totalitaire ? Quelles données utiliser sinon celles des meurtriers ? Trudeau et Hébert écartent rapidement cette mise en garde pourtant élémentaire :

Certes, selon certaines personnes, le seul fait d’aller en Chine et d’y séjourner aux frais des communistes suffit pour vicier un témoignage. Décidément, ces personnes évaluent à vil prix leur honnêteté et celle des autres (p. 50).

Les élites conservatrices que fustigent les Trudeau et Hébert se méfiaient de la qualité de l’information provenant de la Chine et préféraient s’appuyer sur les témoignages accablants qui provenaient de Taiwan. De leur côté, Trudeau et Hébert ont préféré donner le bénéfice du doute aux bourreaux, parce qu’ils brûlaient de provoquer leurs compatriotes arriérés. Il aurait été intéressant que, bénéficiant du recul de l’histoire, Alexandre Trudeau mentionne à quel point Trudeau et Hébert ont eu tort et comment les pires témoignages sur la brutalité et l’inefficacité du régime de Mao sous-estimaient largement la réalité.

Trudeau et Hébert prennent bien entendu des précautions. Ils se défendent bien d’absorber benoîtement l’information qui leur est fournie par les autorités chinoises. Après tout, si les Chinois invitent les étrangers à visiter leur pays, c’est pour contourner le blocus diplomatique imposé par les États-Unis :

Ça coûte cher [inviter des intellectuels étrangers] ? Infiniment moins que la propagande américaine (p. 128).

Le résultat est néanmoins globalement positif pour le régime sanguinaire :

Qu’ils deviennent propagandistes, enthousiastes de la Chine rouge ou reporters nuancés mais sympathiques, ces honnêtes gens [invités par la Chine communiste] forment le contingent le plus rentable. […] Mais même les plus féroces, s’ils ne sont pas foncièrement malhonnêtes, vanteront certaines réalisations qui crèvent les yeux (p. 129).

Pourtant, tout au long du voyage de cinq semaines, plusieurs indices auraient dû laisser voir aux auteurs qu’il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond au pays du Grand Timonier. Leur guide, M. Hou, ne les quitte pas d’un pas, surchargeant leur horaire de manière à ce qu’ils ne bénéficient d’aucun temps libre. Trudeau et Hébert s’interroge sur la raison de cette étroite surveillance :

Pour surveiller nos allées et venues ? Pour nous empêcher de rencontrer des Chinois hostiles au régime ? Qui sait ? (p. 65).

Éclair soudain de lucidité – les communistes ayant détruit la liberté de circulation pour masquer leurs sordides méfaits – mais Trudeau et Hébert préfèrent adopter une vision des plus invraisemblables :

Mais les autres mobiles sont tellement plus évidents. Les Chinois ont un culte de l’hospitalité qui, à lui seul, expliquerait la sollicitude de M. Hou (p. 65).

D’autres indices suivront et seront tous traités avec la même légèreté. Pourquoi de grands lieux publics devraient-ils être vides :

La nouvelle gare de Pékin, monumentale, est d’un luxe inouï pour la Chine. […] La gare immense est presque déserte. Mauvaise heure ? Inutile de demander à Hou. Il nous répondrait que les Chinois sont tous occupés au Grand Bond en avant et qu’ils n’ont ni le temps ni le goût de voyager (p. 89).

Trudeau et Hébert n’ont pas l’audace de conclure que le contrôle des déplacements est un élément essentiel de tout système totalitaire, tout comme le contrôle des communications. Les auteurs rencontrent dans un hôpital un jeune cambodgien francophone avec qui ils engagent une conversation imprévue au programme :

Le jeune Cambodgien nous serre les mains avec émotion, il a la larme au bord de l’œil. Cependant, nos hôtes chinois sont dans tous les états […], d’un geste ferme, Mme Ting [le médecin] nous entraîne hors de l’infirmerie : Vous fatiguez le malade, dit-elle ; celui-ci ne paraissait qu’attristé de nous voir partir (p. 164).

Trudeau et Hébert sont brièvement troublés par l’événement, mais pas suffisamment pour admettre qu’on les mène en bateau :

Force nous est donc de conclure encore une fois que nos interlocuteurs officiels manquent généralement de candeur. Tant pis pour eux. Cela nous forcera à prendre sous réserve tous les renseignements dont nous ne pourrons pas vérifier par nous-mêmes l’exactitude. Et pourtant nous n’arrivons pas à croire qu’il s’agit simplement de mensonges (p. 101).

Plutôt que d’admettre la vérité, à savoir qu’on leur présentait des villages de Potemkine – bref, qu’ils étaient les dindons de la farce – ils préférèrent inventer des scénarios improbables sur la profondeur de l’âme chinoise :

Ce sont des détails sans importance et qui n’enlèvent rien à l’hospitalité dont on nous comble ; mais cela indique à quelle profondeur subconsciente s’enracine (et avec quelle naïveté s’exprime) la méfiance secrète des jeunes révolutionnaires à l’égard de l’ennemi en puissance que nous sommes (p. 222).

À un autre endroit :

[…] quel intérêt l’ingénieur pouvait-il avoir à nous cacher la vérité ? […] Mais l’ingénieur a préféré nous conter des histoires. Pourquoi ? Nous sommes tentés de penser qu’il voulait sauver la face, explication qui explique (sic) tout quand il n’y a plus rien à comprendre à l’Orient. Visiblement, les communistes chinois répugnent à admettre devant un étranger qu’ils peuvent avoir tort ou qu’il peut y avoir quelque imperfection à leur système (p. 101-102).

Pour y voir plus clair, cependant, il vaut mieux chercher dans Hobbes que dans Confucius. L’ingénieur était poussé par une passion universelle et puissante : la peur de la mort violente, omniprésente dans un régime où aucune famille ne fût épargnée (pas même celle de Mao, impitoyable face aux souffrances des siens et soucieux uniquement de son bien-être).

Pourtant si aiguisé lorsqu’il s’agissait de critiquer les élites conservatrices du Canada français, le sens critique des auteurs s’est endormi pour cinq bonnes semaines, peut-être sous l’effet du traitement peu égalitariste dont ils bénéficièrent. Une brève lueur de lucidité se glisse à certains endroits dans le récit et laisse entrevoir la réalité qui se cache derrière cette funeste mascarade :

À voir avec quelle vorace application nos hôtes engloutissent tout ce qu’il y a dans les plats, saisissant de leurs baguettes agiles le dernier grain de riz qui veut échapper au carnage, fouillant les carcasses de poissons pour y découvrir encore une bouchée de chair, on a lieu de croire que ces hommes ont connu la faim (p. 168).

Pourquoi ne pas simplement admettre qu’ils la connaissaient encore, comme des centaines de millions de Chinois victimes d’une politique de rationnement meurtrière, dont le seul but fut de consolider le pouvoir d’un impitoyable tyran ?

Trudeau et Hébert sont insensibles à ces indices, parce qu’ils croient en la version du régime qui clame haut et fort que l’économie fonctionne bien. Alors que 20 à 30 millions de Chinois mourront de faim ou des conséquences de la malnutrition, Trudeau et Hébert dissertent doctement sur les vertus de la croissance communiste :

[…] il faut se rappeler la Chine précommuniste, où l’indicible misère et la famine mortelle étaient le lot des sans-travail et de toute leur famille : le chômage, c’était la mort par la faim et le froid ; or le chômage était une menace universelle et permanente. Et voici qu’aujourd’hui l’État révolutionnaire a su donner du travail à tous les Chinois ; cela veut dire très exactement qu’il a su leur garantir le droit à la vie (p. 123).

Bien entendu, c’est précisément le contraire qui se produisait, les paysans chinois ne vivant plus à cette époque que par procuration. Mais les auteurs sont de fins sociologues :

Le vieil ennemi de la Chine, c’est la faim. Il a occupé tous le pays pendant des millénaires ; il y a 10 ans, il narguait encore les gens ; planté devant chaque porte comme un dragon menaçant, il a tué des Chinois par dizaines de millions. Cet ennemi implacable, qui l’a vaincu ? Mao. Cela seul suffirait à expliquer le comportement de cette vieille civilisation, […]. Mao a vaincu la faim et il dit aux Chinois que c’est grâce au marxisme. Alors, les Chinois font confiance au régime (p. 198).

En fait, Trudeau et Hébert sont obsédés par une chose, ils veulent donner tort à leurs compatriotes et aux pourfendeurs du communisme :

Devant ce fait fondamental [que Mao a vaincu la faim], toutes les considérations des Occidentaux sur le caractère pénible du travail en Chine, sur le labeur féminin, sur le piètre standard de vie, sur le régime totalitaire, ne sont qu’arguties inefficaces (p. 123).

Mais quelles sont précisément ces arguties ? On disait que les communistes mangeaient des enfants ? Sottise ? Regardons les faits. Dans la province du Henan, le cannibalisme se développe à grande échelle pendant les années 1959 et 1960. Bien sûr, les dévorés ne sont pas tous des enfants, mais cela enlève-t-il vraiment au côté sordide de l’affaire ? Dans un dernier sursaut d’humanité, certains paysans préféraient échanger leurs enfants décédés avec ceux du voisin pour éviter de manger le fruit de leurs entrailles. Trudeau et Hébert, avec l’assurance de ceux qui ont compris le fond des choses, tempère au sortir d’un copieux banquet :

Ce qui ne veut pas dire que les 650 millions de Chinois peuvent se payer un canard laqué tous les dimanches. Mais au rythme où vont les choses en Chine, ils ont confiance de pouvoir le faire un jour (p 64).

La collectivisation des terres par Mao avait introduit un véritable système totalitaire, en imposant une vie collective para-militaire et en détruisant les structures familiales chinoises. Dans plusieurs régions, les paysans s’entassaient dans des dortoirs, ce qui avaient pour effet de détruire tout semblant de vie privée et donnait à l’État un contrôle absolu sur tous les aspects de la vie des paysans. Dès le début de 1959, il devint évident que cette collectivisation forcée de l’agriculture était un désastre. Le ministre de la défense Peng De Huai, fils de paysan, fondateur du régime et ancien général hautement respecté des troupes, tentera courageusement de s’opposer à la catastrophe appréhendée. Il sera évincé avant d’être exécuté pendant la Révolution culturelle. Mao consolidera alors son pouvoir absolu pour les deux années suivantes et s’opposera à toute tentative de rectification économique. Pour éviter le soulèvement de l’armée, 120 000 soldats furent envoyés aux travaux forcés en mars et septembre 1960, c’est-à-dire dans les mois qui précédèrent le passage de Trudeau et Hébert.

Dans cette période, la plus sanglante de l’histoire de la Chine, Trudeau et Hébert visitent la province de Canton où ils traversent par mégarde un bidonville :

Le scandale n’est pas que cette misère dégradante soit encore visible en Chine ; le scandale, c’est que les communistes aient fait plus en 10 ans pour en refouler l’empire, que n’avaient fait en 100 ans les gouvernements soumis à la domination capitaliste. p. 169).

Au moment même où ils écrivent ces mots, le bois manque pour construire des cercueils et les corps jonchent le sol des campagnes. De passage dans sa région natale, Peng De Huai avait constaté que les feuilles et l’écorce manquaient aux arbres : les paysans affamés s’en nourrissaient, tout comme de l’herbe des marais, des grenouilles et des graines des champs. Réduits à manger des bouillies à base de terre ou d’écorce, de nombreux chinois mourraient d’occlusions intestinales.

Tout cela était bien entendu connu par la direction communiste qui cherchait néanmoins à masquer ses forfaits. Les rapports médicaux étaient falsifiés pour masquer les véritables causes des décès. Trudeau et Hébert ont-ils rencontré ces millions d’enfants au visage bouffi ou au ventre bombé par des œdèmes ? Ont-ils rencontré ces femmes au cycle hormonal détraqué par la faim et les travaux forcés, incapables de donner naissance ou d’allaiter ? Pendant que les provinces du Nord étaient particulièrement touchées par la famine, Trudeau et Hébert se font pédagogues au profit de leurs compatriotes arriérés :

La cuisine chinoise de Montréal, de San Francisco ou de Paris, adaptée aux goûts des Occidentaux, se rapproche vaguement de la cuisine cantonaise. Mais elle n’a rien à voir avec celle du nord de la Chine (p. 64).

On ne saurait dire mieux puisque les habitants du nord de la Chine avaient alors commencé à découvrir les vertus nutritionnelles des souris, des rats, des racines et des ceinturons de cuir. Selon les données officielles du régime, l’apport calorique quotidien en 1960 s’élevait à 1500 calories par personne, alors qu’il variait entre 1300 et 1700 calories à Auschwitz. Bien sûr, Trudeau et Hébert reconnaissent l’existence de la famine :

La famine ne sévit-elle pas en Chine à l’heure actuelle ? Vous voulez dire la famine dont se délecte la presse conservatrice d’Occident ? La famine dont parle avec une compassion réjouie le gouvernement de Formose [Taïwan, B.D.] ?

Mais nos perroquets-migrateurs n’hésitent pas à répéter l’interprétation officielle du régime qui attribue la famine aux caprices de dame nature plutôt qu’aux réformes économiques désastreuses:

C’est vrai que pendant notre voyage on nous a mentionné des sécheresses dans le sud, des inondations dans le nord (p. 199).

Le lecteur constate rapidement à quel point les auteurs sont tributaires des données (fausses) concoctées par les autorités communistes :

De 1958 à 1963, c’est le Grand Bond en avant avec le second plan quinquennal. Le socialisme est solidement lancé, et déjà la productivité annuelle s’accroît à un rythme de 52% (p. 138).

S’ils se méfient du détail des statistiques, Trudeau et Hébert ne doutent pas de l’effet globalement positif du régime :

Si la Chine, par ses travaux d’afforestation, peut rendre arable le désert de Gobi ; si la Chine peut vaincre les sécheresses et les inondations grâce à son infatigable construction de canaux et de barrages ; si la Chine, en distribuant et en utilisant mieux ses terres, peut accroître sa production de nourriture […], alors les méthodes de la Chine seront imitées par ces deux tiers du genre humain qui s’endorment chaque soir le ventre creux, (p. 112).

Les progrès sont si prodigieux, croient-ils, que les travailleurs doivent forcément y trouver leur compte :

D’ailleurs, comment aurait-on pu, avec du travail d’esclaves, réaliser en 11 ans les progrès gigantesques dont les aciéries d’Anshan ne sont qu’un exemple ? Le génie de Mao c’est, par des moyens de persuasion d’une terrible efficacité, d’avoir convaincu des centaines de millions d’hommes de la grandeur et de la noblesse de leur tâche (p. 111-112).

Bien sûr, il serait impossible d’atteindre de tels progrès avec une armée d’esclaves, mais la réalité est qu’il n’y a pas eu de progrès. Le Grand bond en avant fut une entreprise catastrophique qui fit perdre plusieurs années à l’économie chinoise.

Le projet insensé, imaginé par Mao, de doubler la production d’acier en un an en industrialisant la campagne fut aussi catastrophique que n’importe quel personne sensible au fonctionnement d’une économie moderne devait le prévoir. Pour augmenter la production, les paysans devaient construire et alimenter dans les villages des hauts fourneaux de fortune. Ceux qui n’atteignaient pas les objectifs de production irréaliste fixés par le gouvernement étaient accusés de « dérive droitière », de sorte que les paysans en vinrent à faire fondre leurs outils agricoles, leurs ustensiles de cuisine, à détruire leur maison et à mettre à terre d’immenses forêts pour alimenter jour et nuit les hauts fourneaux de la terreur. Comme on s’en doute, cela empira la famine et les problèmes de salubrité, tout en étant parfaitement inutile sur le plan économique : la mauvaise fonte produite demeurant inutilisable. En entrevue à Radio-Canada à son retour de Chine, Trudeau fut présenté par Gérard Fillion comme un économiste sérieux, bien au fait de la réalité du monde. L’industrialisation des campagnes chinoises n’était-elle pas une réussite économique formidable ? Le public canadien-français fut peut-être ébloui par autant de sapience, mais n’importe quel économiste aurait dû voir là une idée aussi folle que son porteur.

Persuadé du succès économique du régime, Trudeau et Hébert vantent également son traitement du problème des minorités, nombreuses en Chine. Visitant l’Institut des minorités, où ils rencontrent quelques étudiants, les deux voyageurs commentent :

Indiscutablement, tout ce petit monde respire la joie de vivre : éduqués, logés, nourris par l’État, ces jeunes n’ont aucune raison de se plaindre du régime et il n’y a pas à s’étonner qu’entre une leçon de piano et une danse de folklore ils s’adonnent avec passion à l’étude du marxisme (p. 84).

Au terme d’une visite sommaire, ils n’hésitent pas à conclure avec un dilettantisme qui donne froid dans le dos :

Sans doute la philosophie et la stratégie communistes ont-elles des motifs intéressés de respecter les minorités. Mais il reste qu’à toutes fins utiles les minorités sont mieux traitées sous une telle philosophie que sous les régimes occidentaux où les facteurs économiques priment tout (p. 86).

Vraiment ? Par un curieux hasard, la visite de Trudeau et Hébert coïncide avec un des épisodes les plus sanglants de l’histoire du Tibet. En 1959, Lhassa est mis à feu et à sang par les communistes. Le Dalaï Lama s’exile en Inde accompagné de 100 000 compatriotes. Entre mars 1959 et septembre 1960, 87 000 Tibétains sont massacrés par l’armée chinoise uniquement dans le secteur de Lhassa. Trudeau et Hébert visiblement préfèrent les tableaux improbables qu’on leur présente :

Mais n’insistons plus sur la question ethnique : les Québécois vont finir par trouver qu’Ottawa a plus d’une leçon à prendre de Pékin… Chose certaine, les faits actuels nous portent à conclure qu’aux yeux du gouvernement communiste la meilleure manière d’intégrer les minorités à la Chine nouvelle, ce n’est pas de tenter de les assimiler, mais – au contraire, en les respectant – de chercher à leur faire comprendre les bienfaits du marxisme (p. 87).

Quelques mois après le passage de Trudeau et Hébert, Mao entreprendra la collectivisation de l’économie tibétaine, imposant le chinois comme langue de scolarisation et réprimant farouchement l’usage du tibétain en dehors d’une sphère privée elle-même réduite à néant.

On le voit, Trudeau et Hébert ne se trompent pas uniquement sur le passé immédiat du régime, mais également sur son développement dans les années à venir. Leur enthousiasme quant au traitement par les communistes de la culture chinoise traditionnelle coupera le souffle au lecteur :

L’État chinois vient de dépenser des millions pour remettre à neuf la ville interdite. Pourquoi cette frénésie de restauration ? Le régime ne peut renier l’histoire ; il veut prouver qu’il respecte l’art et, surtout, qu’il est l’héritier légitime du passé fabuleux de ce pays vieux comme le monde (p. 70).

Grands divinateurs de la conscience communiste, les auteurs sont visiblement incapables de prévoir la fureur de destruction qui s’abattra quelques années plus tard sur la culture chinoise. Au cours de cette purge sanguinaire qu’on appelle la Révolution culturelle, des milliers de temples et monuments bouddhistes seront détruits, réduisant en poussière une histoire cinq fois millénaire. Trudeau et Hébert ne voient pas que les enseignants, les artistes et les intellectuels ont été et seront encore les principales victimes du totalitarisme :

[…] en voyant des jeunes ouvriers répéter des pièces classiques ou préparer un concerto, on admet que la culture elle-même y trouve son compte (p. 153)

En fait, tout le monde semble y trouver son compte, si l’on en croit nos voyageurs aguerris. Bien sûr, il faut un ingrédient secret pour expliquer le « succès » chinois. Cet ingrédient est nul autre que Mao lui-même, pour lequel nos bonhommes n’ont que de bons mots :

Un des grands hommes du siècle, Mao Tsé-toung a la tête puissante, le visage sans rides, le regard d’une sagesse teintée de mélancolie ; dans un visage tranquille, des yeux lourds d’avoir trop vu la misère des hommes (p. 134).

Trudeau et Hébert voit chez le Grand Timonier, bourreau impitoyable et cynique, un homme modéré, un grand timoré en quelque sorte :

Toute révolution produit ses fanatiques […]. Mais les zélés ne sont pas au pouvoir : ils ont même été dénoncés par le gouvernement de Mao… ? (p. 213).

« Dénoncés », le mot aurait dû revenir plus souvent sous la plume des auteurs. C’est en effet la peur de la dénonciation qui était le pivot du régime de terreur érigé par Mao. Dénoncer son voisin avant qu’il ne le fasse, maxime tragique au cœur de tous les systèmes totalitaires. Mao cultivera cette science de la terreur à l’aide d’instruments qui ont donné un cachet particulièrement vomitif à son régime : les meetings de dénonciation et les interminables séances d’autocritique. Voici ce qu’en disent Trudeau et Hébert :

Mais la méthode de persuasion la plus efficace (et la moins coûteuse), c’est peut-être le meeting de quartier. On s’endoctrine en famille. Les fanatiques entraînent les hésitants, le père convainc le fils, le fils persuade le père, les femmes, qui ont conquis leur liberté donnent le coup de grâce (p. 197).

Pourtant, les auteurs ne voient rien de particulièrement condamnable dans cette pratique effroyable où les autorités encouragent les voyous de village à violenter leurs aînés au nom d’une justice de l’arbitraire :

Est-on obligé d’aller au meeting de quartier ? Pas plus ni moins que nos catholiques ne sont obligés d’aller à la messe. Certains vont au meeting avec l’enthousiasme et la ferveur des croyants. D’autres y vont, comme à la messe, pour ne pas se faire tort, socialement. Résultat : presque tous les Chinois assistent aux meetings hebdomadaires d’endoctrinement (p. 198).

Étrange comparaison, dans la mesure où nos sorties dominicales mènent rarement à des séances publiques de tortures ou à des exécutions sommaires. Trudeau et Hébert ont cependant un point de vue différent sur la question :

Dans nos journaux, on parle beaucoup de la terreur qui règnerait en Chine. C’est mal expliquer la chose. Pourquoi massacrer des paysans mécontents, indisposant ainsi une région entière, alors qu’il est si simple d’envoyer une armée de propagandistes […] ? Sans doute, la révolution ne s’est-elle pas établie sans violence, mais pourquoi les révolutionnaires continueraient-ils à y recourir quand ils ont trouvé mieux : la persuasion ? (p. 198)

Pendant la « campagne anti-droitière » de 1957, qui avait permis à Mao de reprendre le pouvoir absolu après l’échec spectaculaire de sa première campagne d’industrialisation, l’on fixa des quotas de « déviationnistes ». Les instances locales devaient identifier 3% de leur membre comme étant déviationniste, un taux qui s’élevait à 8% pour la Ligue des jeunes communistes. Les responsables qui ne parvenaient pas à dénicher suffisamment d’éléments droitiers parmi leurs rangs étaient eux-mêmes accusés de déviationnisme. Les victimes devaient se livrer à de sévères autocritiques, avant d’être avant d’être rétrogradées, expulsées, incarcérées ou exécutées. Au total, plus de 400 000 personnes furent envoyés dans des camps de travail. Un tel système n’avait évidemment qu’un seul objectif : établir un règne de terreur en brisant les rapports de confiance entre les personnes, et concentrer le pouvoir dans les mains d’un seul homme. Mao avait développé ces techniques dans le Jiangxi dans les années 1930, au cours de ses campagnes contre l’« opportunisme », le « koulakisme » et l’« antibolchevisme », puis les maniera avec brio pendant la Révolution culturelle, au cours d’une lutte contre le « révisionnisme » qui fera des dizaines de millions de victimes, ostracisées, torturées ou exécutées.

On ne trouvera pas par ailleurs chez Trudeau et Hébert une critique substantielle du culte de la personnalité entretenu par Mao et si intimement lié au fonctionnement de son régime totalitaire. Pour expliquer l’omniprésence du « cheuf rouge » dans la vie individuelle des Chinois, les auteurs ont recours à l’analogie avec le catholicisme :

Beau presbytère, beau jardin fleuri. On dirait que rien n’a changé depuis 10 ans si la photo en couleurs de Mao Tsé-toung n’avait remplacé, au mur, celle du pape (p. 174).

La comparaison entre l’idéologie communiste et la religion catholique est par ailleurs un des fils conducteurs du livre :

Ces exercices collectifs nous rappellent trop le temps du collège où des professeurs sans candeur nous ramenaient toutes les données au plus grand dénominateur thomiste (p. 147).

Brébeuf, c’est quand même pas le goulag, est-on tenté de rétorquer. Discutant avec des étudiantes de l’Institut des minorités, les auteurs remarquent :

Visiblement, ces aimables grandes filles débitent leurs leçons sur les minorités de la même façon que nos écolières québécoises récitent la définition de la transsubstantiation (p. 116).

Puis, s’adressant à une jeune tibétaine visiblement lobotomisée par la terreur :

– Que ferez-vous plus tard, après vos études ?

– Ce qui sera le mieux pour la patrie… ce que décidera le parti.

Cette soumission totale, cette confiance absolue serait celle d’une novice dans une communauté religieuse (p. 84).

Cette volonté de provocation ne peut qu’apparaître puérile et irresponsable au lecteur d’aujourd’hui, dont l’empathie se dirige naturellement vers les millions de victimes du totalitarisme. Comment s’expliquer l’incapacité des auteurs à distinguer une rigidité idéologique induite dans une population rurale par 2000 ans de christianisme, d’une autre produite dans une population urbaine par 10 ans de violence totalitaire ?

Ce mystère restera sans réponse. Ce n’est pas le seul d’ailleurs, si bien qu’en refermant l’ouvrage, le lecteur restera étourdi par les questions qui demeurent en suspens. D’abord, comment est-il possible de se tromper aussi intégralement sur un homme et sur un régime ? Comment peut-on fréquenter d’aussi près un peuple entre la vie et la mort et n’y rien voir ? Mais aussi, comment est-il possible, un demi-siècle après ces sinistres événements, de republier intégralement un tel ouvrage sans l’accompagner d’un appareil critique professionnel, permettant au lecteur de mettre en contexte le récit des auteurs ? Il faut bien se résoudre à le dire : Alexandre Trudeau et les Éditions de l’Homme ont agi d’une manière irresponsable en offrant à un public non spécialisé une vision aussi manifestement fausse de ce qui demeure l’épisode le plus meurtrier du régime le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité. La responsabilité éditoriale est une lourde tâche. Elle implique par exemple de ne pas publier sans une mise en garde appropriée un récit de voyage en Pologne en 1944 qui présenterait d’une manière sympathique et crédible le point de vue nazi sur les camps de concentration. Le Grand bond en avant fut une tragédie humaine démesurée, le fruit d’un régime de terreur et d’une logique totalitaire contrôlée par un homme sadique et assoiffé de pouvoir. Trudeau et Hébert ont nié ce fait sur la base des informations données par les autorités communistes. Ils ont agi d’une manière irresponsable. Par respect pour les dizaines de millions de victimes de la fureur maoïste, il fallait le dire.