Deux Québec?

On entend souvent dire qu’il y a deux Québec. Qu’il y a le Québec des régions et le Québec métropolitain. On peut jouer avec les mots autant qu’on le souhaite, il n’en demeure pas moins que subsiste une réalité de plus en plus insistante : le Québec et Montréal ne vivent pas au même diapason. Par ailleurs, le constat est frappant depuis le 3 octobre dernier. Quiconque observe la province vue du ciel peut apercevoir que « face au raz-de-marée caquiste, Montréal résiste1 ».

 

Le phénomène n’est évidemment pas nouveau. Il avait intéressé les sondeurs de CROP il y a quatre ans. Ces derniers avaient conclu que Montréal et le reste du Québec étaient loin de composer deux régions seulement distinctes au plan géographique. En effet, les résultats de l’enquête démontraient que les habitants interrogés appartenaient littéralement à deux communautés d’esprit, lesquelles refusaient obstinément de s’entendre autour des enjeux identitaires (contrôle de la destinée, identité régionale, appartenance au village planétaire). Sans surprise, le sondage révélait que les Montréalais posaient un regard plus progressiste sur le monde – au sens de l’idéologie progressiste – tandis que les Québécois exprimaient une volonté claire d’enracinement et de conservation2. Puis, le premier mandat de François Legault a donné de la force à cette idée des « deux Québec ».

Un sondage publié en janvier dernier a déterminé que près de 60 % des francophones de la province appuyaient la loi 21. Quant aux anglophones – installés de façon extrêmement majoritaire à Montréal – 74 % d’entre eux s’opposaient à cette vision de la laïcité3.

Aujourd’hui, n’ayons pas peur de le dire : c’est le sort de la géographie qui réunit non sans peine Montréal et le Québec.

La preuve que la passion a quitté le nid il y a longtemps, c’est qu’un mouvement partitionniste, très marginal pour le moment, a vu le jour dans les dernières années. Balamara Holness, candidat défait à la mairie de Montréal en 2021, rêve toujours un an plus tard d’un statut de cité-État pour la métropole de même qu’une marge de manœuvre tout à fait unique pour la ville afin notamment de détacher Montréal du destin québécois en matière de politiques linguistique et identitaire.

Balamara Holness, qui a obtenu plus de 30 000 voix aux dernières élections municipales, a même tenté le coup sur la scène provinciale cet automne. Bloc Montréal a obtenu la faveur d’un peu moins de 8 000 électeurs tandis qu’une autre organisation, le Canadian Party of Québec, a obtenu près de 13 000 voix.

Évidemment, certains préféreront ne pas trop s’inquiéter de l’écart de plus en plus marqué entre Montréal et le reste du Québec sur le plan des idées et de la destinée. Ces derniers feront valoir que ceux qui soutiennent publiquement la partition de la métropole sont pour l’instant assez peu nombreux. D’autres rappelleront également que le jour où Montréal songera véritablement à obtenir un statut distinct, le Québec sera devenu indépendant du Canada.

Mais alors justement, cette avenue devrait-elle déjà préoccuper les acteurs du mouvement indépendantiste québécois ? Faudrait-il déjà commencer à tracer l’esquisse d’un Québec, devenu pays, sans Montréal ?

Montréal ne sera plus jamais francophone

Dans Disparaître ?, paru aux éditions Liber en 2019, Jacques Houle, qui a fait carrière à Immigration Canada, rappelait que « la proportion de Montréalais de langue maternelle française devrait chuter de 48 % en 2011 à environ 40 % en 2036 ». Au mois d’août dernier, les données du recensement de 2021 nous apprenaient qu’il n’y avait plus que 44 % de Montréalais de langue maternelle française sur l’île.

Jacques Houle ainsi que Frédéric Lacroix – auteur de Pourquoi la loi 101 est un échec ? – avaient déjà en commun une vision pessimiste de l’avenir linguistique de la métropole. Ils partagent maintenant, de surcroît, le fait d’avoir vu leurs tristes prévisions être devancées par le cours des événements. N’en déplaise à sa charte, Montréal n’est donc plus française.

À vrai dire, même si on laisse de côté l’indice statistique « Langue maternelle française », force est de constater que le sort de la métropole est le même. En effet, la proportion de personnes parlant le plus souvent le français à la maison – ceux que l’on définit plus simplement par l’appellation « francophones » – s’abaisse désormais à 48,3 %. En seulement cinq ans, l’anglais parlé à la maison, lui, a augmenté en flèche, frôlant désormais le 25 %.

Évidemment, on pourrait faire valoir que si le Québec déclare un jour son indépendance, il disposera alors des pleins pouvoirs en immigration et pourra alors refranciser Montréal. Deux réalités doivent pourtant être rappelées. D’abord, en attendant l’indépendance, l’état actuel de la situation ira en dépérissant. Jacques Houle, qui a vu ses prévisions être devancées par le tragique de l’histoire, prévoyait il y a trois ans que les Montréalais de langue maternelle française ne composeraient plus que le tiers de la population vers 2036. À quelques mois de l’année 2023, ce qui nous sépare désormais de 2036 s’apparente à une distance d’une verge à l’échelle de l’histoire. En d’autres mots, d’ici l’indépendance, une chose est certaine : le français continuera de subir la volée du siècle.

De plus, s’il est vrai qu’une forte immigration francophone pourrait contribuer à refranciser l’île de Montréal, rien n’indique pour autant que cette importante population de nouveaux arrivants saurait réussir le défi de l’intégration. Doit-on rappeler que l’enjeu de la compatibilité en matière d’immigration est à la fois linguistique et civilisationnel ?

À ce sujet, on ne nous fera pas oublier les résultats de l’étude de l’Institut de recherches en politiques publiques qui a démontré que « 52 % des francophones s’identifient au Québec avant tout, alors que cette préférence chute à 16 % pour les minorités visibles4 ». Comme le rappelait Robert Dutrizac : « En tout, majorité et minorités visibles divergent d’opinion au Québec dans 11 des 12 indicateurs évalués par le sondage5. »

C’est sans parler du coût économique de l’immigration trop souvent présentée – à la manière d’une catéchèse incontestable – comme une richesse. Heureusement, la nouvelle génération d’intellectuels conservateurs au Québec insiste depuis quelques années sur les liens entre une forte immigration et la crise du logement ainsi que la pression à la baisse sur les salaires, tout particulièrement sur le territoire montréalais.

Le bruit enterre la douceur

L’été qui vient de s’écouler à Montréal en a saisi plusieurs. Il y a encore quelques années, on pouvait encore circuler paisiblement, l’instant de quelques semaines. Les automobilistes, mais aussi les cyclistes et les piétons ne se butaient pas à une telle quantité de chantiers – 85 majeurs cet été selon l’administration municipale. Transformée en véritable boucherie, Montréal s’est littéralement réveillée tous les jours des dernières semaines sous les sirènes de recul des camions, le tambour des marteaux piqueurs et le furieux grincement des pelles mécaniques contre l’asphalte.

Tandis que les chantiers n’ont presque épargné aucune rue, que la cacophonie s’est étendue comme certains rêvaient de le faire sur une plage très loin d’ici, un trafic monstre s’est entêté à la manière d’un paysage, enfermant ainsi les automobilistes dans un jeu insupportable de klaxons et certains cyclistes dans un dédain de plus en plus prononcé à l’égard de tout ce qui n’appartient pas à leur si prestigieuse caste.

Au milieu du désordre, on pouvait apercevoir certains piétons déboussolés, très souvent effrayés, ensevelis sous les cris, la poussière et la violence. Une violence qui s’est déployée à l’arme blanche et aux coups de feu par ailleurs. Des passants ont été abattus en pleine rue, 80 coups de feu ont été tirés en à peine 24 h le 12 août. Dix jours plus tard, deux personnes se faisaient abattre en plein jour dans des espaces publics devant femmes et enfants à trente minutes d’intervalle.

Bien que cette ambiance se soit produite en sol québécois, elle n’appartient pas pour autant à notre tradition du vivre-ensemble. Cette atmosphère est incontestablement celle de Montréal, une ville de plus en plus bruyante, sale et hostile qui aspire manifestement à décrocher le titre de Far West de la côte-est. Nous nous en doutions, mais nous en sommes désormais certains : nous sommes loin du Québec de Lionel Groulx, celui où rien ne se fermait « à clef, ni les maisons, ni les coffres, ni les caves ». Tenir à Montréal en 2022, c’est donc s’accrocher à un univers qui entre de plus en plus en contradiction avec les valeurs québécoises : la préservation de la langue française, l’hospitalité, la laïcité, l’égalité entre les hommes et les femmes, l’ordre public et plus largement, la dignité d’une vie calme et douce en Amérique.

Québec : métropole québécoise ?

Tôt ou tard, les indépendantistes québécois devront donc renoncer à Montréal. De toute façon, cette ville pourrait bien voir ses habitants ne même pas reconnaître l’indépendance du Québec. Après tout, ceux-ci ne l’ont pas supporté en 1980, ni en 1995. À noter que « les anglophones et les allophones ont voté à la hauteur de 90 % pour le non6 » à chacune des deux occasions.

Puisqu’un Québec indépendant pourrait ne pas pouvoir compter sur l’appui de Montréal, mais que nous ne pourrions en revanche nous passer d’une métropole économique et politique, nous devons impérativement regarder ailleurs, et ce, immédiatement. Considérant que la fonction publique est déjà majoritairement installée dans la Vieille Capitale et que Québec compte sur un bassin de près de 600 000 personnes, cette ville pourrait-elle déjà être investie par la finance québécoise francophone, le milieu académique, celui des nouvelles technologies et l’industrie de la culture ?

Nous en convenons : ce projet est ambitieux, complexe et pourrait même être inenvisageable si l’on tient compte de la force économique montréalaise et du chantage qu’elle exerce depuis la Conquête.

En revanche, ce projet ne saurait être ridiculisé sans avoir été au préalable sérieusement mis en perspective, considéré et étudié.

Montréal ne collaborera pas au rêve québécois.

Prendre en compte cette réalité est essentiel, lui imaginer des solutions est audacieux. Mais la nier pourrait bien s’avérer une faute fatale.

 

 


1 CUCCHI, Maud. « Face au raz-de-marée caquiste, Montréal résiste et le PQ prouve qu’il existe », Radio-Canada, 4 octobre 2022

2 GIGUÈRE, Alain. « Quand le fossé se creuse entre la métropole et les régions », L’actualité, 16 octobre 2018

3 LOWRIE, Morgan. « Poll suggests support for Bill 21 provision may have dropped in Quebec », The Canadian Press, 16 janvier 2022

4 HOULE, Jacques. Disparaître ?, Liber, Montréal, 2019, p. 56

5 DUTRIZAC, Robert. « Majorité et minorités visibles sont aux antipodes au Québec », Le Devoir, 1er décembre 2015

6 HOULE, Jacques. Disparaître ?, Liber, Montréal, 2019, p. 59

* Auteur.