Mathieu Bock-Côté s’impose aujourd’hui comme un des critiques les plus pertinents du multiculturalisme à la québécoise. Il n’a de cesse de critiquer la religion multiculturelle et le politiquement correct qui lui sert de machine à censurer. Dans son livre La dénationalisation tranquille, il propose une critique très sévère de la culture politique post-référendaire et de la conversion forcée de l’identité québécoise au chartisme pluraliste. L’historien Charles Courtois, nationaliste de tendance républicaine, cherche à pousser Bock-Côté dans ses derniers retranchements. Conversation sur l’avenir du nationalisme et du Québec.
Charles Courtois : Comment expliquer ce paradoxe, que tant de souverainistes, faisant par ailleurs profession de foi de honnir le multiculturalisme imposé par Trudeau et le Canada au Québec, aient si facilement souscrit aux idéaux multiculturalistes, et radicalement de surcroît ?
Mathieu Bock-Côté : Le fait majeur de la décennie post-référendaire, c’est l’intériorisation à la québécoise de la mauvaise conscience occidentale avec le désir plus fort que tout d’en finir avec l’identité nationale. Une mauvaise conscience dévastatrice qui aura inhibé les manifestations de l’identité nationale et mobilisé les souverainistes dans une entreprise autodestructrice dont on calcule enfin les effets. Ce sont les années d’un souverainisme hygiénique, pénitentiel et repentant, tout occupé à faire pratiquer son épuration civique. Pour se dédouaner de l’interprétation que Jacques Parizeau avait avancée sur la défaite du mouvement nationaliste, il semble bien que l’intelligentsia souverainiste se soit engagée dans un travail de redéfinition de l’appartenance au Québec, pour en évacuer les contenus identitaires qui assimilaient la nation québécoise à la majorité francophone, qui rattachaient l’expérience historique du Québec moderne au plus vaste parcours du Canada français, tout cela soudé dans une même référence, l’histoire du Québec. Les propos de Jacques Parizeau étant associés à une forme de nationalisme « ethnique », on entreprit donc de convertir tout le souverainisme québécois au nationalisme « civique », sensé correspondre à l’esprit de notre temps qui conjuguerait désormais la démocratie et le multiculturalisme. Il s’agissait d’accomplir l’ultime étape de la Révolution tranquille et d’en finir avec les dernières traces du passé canadien-français dans la constitution de l’espace public et de l’imaginaire commun, comme l’ont dit les défenseurs d’un néo-souverainisme dont André Boisclair aura été l’ultime incarnation, et qui sont encore aujourd’hui actifs autour du Bloc Québécois. Comme on l’a fait ailleurs en Occident, on a refoulé le sentiment national dans les marges de l’espace public, qu’on a ensuite sérieusement barricadé pour le mettre à l’abri d’un éventuel retour du refoulé en catégorisant sous le signe de l’antidémocratisme et de l’intolérance tous les défenseurs de l’identité nationale.
Mais le souverainisme ne pouvait demeurer longtemps une doctrine vide, sans référence à autre chose qu’elle-même. Il fallait bien désigner le Québec dans sa différence avec le Canada. Ou pour le dire autrement, il fallait trouver au plus vite un peuple de remplacement une fois qu’on avait congédié le peuple réel. On a donc construit artificiellement, à toute vitesse et de toutes pièces, dans une série de colloques et de livres collectifs, une nouvelle définition de la nation, à laquelle les souverainistes se sont de plus en plus référés. Une nation faite pour passer tous les tests de dépistage ethnique. Une nation « minimale », comme le dira Gérard Bouchard, qui cherchait à tout prix à en diminuer le coefficient identitaire en disant vouloir « universaliser » l’expérience québécoise, pour la rendre accessible à tous. Je me rappelle aussi d’un philosophe au service du souverainisme multiculturel qui n’en finissait plus de répéter que puisque les intellectuels s’étaient mis d’accord pour accoucher d’un nouveau peuple, la population québécoise n’avait plus qu’à se convertir à une nouvelle définition d’elle-même. Une définition de la nation tenant approximativement dans la Charte québécoise des droits et libertés, servant apparemment de nouveau socle institutionnel et symbolique pour l’ensemble de la collectivité. S’ajoutait à cette charte un interculturalisme sacralisé – qu’on a essayé de faire passer pour une doctrine distincte du multiculturalisme canadien, ce qui était évidemment sans bon sens – s’annexant une série de valeurs progressistes, vite renommées « québécoises », qui étaient supposées approfondir l’identité québécoise dans une adhésion enthousiaste au postmodernisme. Cette vision des choses supposait évidemment une représentation constructiviste de l’identité collective, ce qui est le péché épistémologique préféré de l’intelligentsia. Une représentation du monde où tout se décrète, tout se planifie, tout se programme, où l’homme n’hérite de rien et se croit tout permis. Cette vision des choses allait évidemment entraîner la dévitalisation d’une identité collective dont on venait évidemment de tarir les sources les plus profondes.
Ch.C. Cela paraît tout de même invraisemblable. Comment réaliser la souveraineté nationale si l’on s’acharne à vider la nation de son identité ?
MBC : Il faut dire que l’intelligentsia souverainiste était plus que disposée à accueillir une telle métamorphose du discours national. Qu’on le veuille ou non, l’intelligentsia souverainiste a toujours adhéré profondément à la philosophie progressiste. Pour le dire autrement, les intellectuels souverainistes ont toujours été de gauche, et ce préjugé progressiste aura profondément marqué l’histoire du mouvement souverainiste, comme on l’aura vu dans les années 60 et 70 quand on amalgamait contre toute évidence la cause du Québec à celle de la décolonisation du Tiers-Monde et qu’on faisait de l’indépendance le catalyseur d’une métamorphose sociale à portée révolutionnaire. Or être à gauche, dans les milieux universitaires, depuis les années 1990, cela ne consistait certainement plus à défendre une version social-démocratique du capitalisme, ni à avoir un préjugé favorable envers celles qu’on appelait encore hier les classes populaires, mais à souscrire aux grands canons du politiquement correct, de la rectitude progressiste. Au programme, le multiculturalisme, auquel il fallait convertir de force nos sociétés en implantant un nouveau régime politique centré sur les chartes de droits, chargées d’entraîner une dynamique politique où la nation sera désacralisée et se désagrégera en communautés rivales et concurrentes. Cette dynamique, héritée de la conversion culturelle du marxisme, avec le passage de Marx à Foucault, et de sa catégorisation du politique sous le signe de l’inclusion et de l’exclusion, ouvrira une véritable chasse au majoritaire, où la lapidation symbolique de l’homme ordinaire sera le nouveau sport en vogue chez les universitaires. Désormais, l’exclu prendra la place de l’ouvrier, et l’exclu sera évidemment le « minoritaire », toutes origines confondues, pourvu qu’il s’inscrive en dissidence avec l’héritage historique fondateur d’une société. Par tous les moyens, on affaiblira la nation pour émanciper les groupes qu’elle aurait traditionnellement marginalisés. On peut donc dire que les souverainistes se sont en bonne partie ralliés au multiculturalisme par progressisme, dans la mesure où « l’ouverture aux identités » était vue comme une actualisation de ce que voulait dire « être à gauche ».
Ce que peu remarquèrent, toutefois, c’est que ce souverainisme investi de la philosophie postmoderne capitulait devant les arguments du trudeauisme canadien. Rien, à proprement parler, ne permettait de les distinguer, sinon le choix de la capitale à laquelle prêter allégeance. Mais évidemment, à priver le discours souverainiste des raisons communes qui l’habitaient et de l’appartenance à laquelle il carburait, on risquait bien de l’édulcorer à un point tel qu’il n’intéresserait plus aucunement la population, qui n’y verrait plus qu’une forme d’utopisme pour adolescents conjuguant plus ou moins justement les « causes sociales » à la mode dans les beaux quartiers, comme l’écologisme, l’altermondialisme, le pacifisme et compagnie. Ils ont été nombreux à nous dire que le souverainisme n’était que la poursuite du progressisme par d’autres moyens. À nous dire que l’indépendance devait être la chambre d’incubation d’un projet de société qui permettrait de pousser encore plus loin le progressisme apparemment caractéristique de la population québécoise. À nous dire comme André Boisclair, à la dernière élection, que le Parti québécois était la formation politique des « écologistes, des pacifistes, des féministes, des altermondialistes et des progressistes », en oubliant seulement de nommer les nationalistes. Le problème était le suivant : la population, pour qui la politique n’est pas une activité stratosphérique, ne voulait pas nécessairement de ce projet de société. Plus on y associait le souverainisme, plus l’électorat risquait de s’en détourner. C’est ce qui est arrivé.
Quoi qu’il en soit, une telle conversion du souverainisme au multiculturalisme était suicidaire pour le mouvement national. D’abord parce qu’elle déréalisait l’identité nationale en consentant à son aspiration dans un utopisme de l’impuissance, mais aussi parce qu’il y avait quelque chose d’absolument insensé à distinguer la cause de la souveraineté de celle de l’identité québécoise, pire, à retourner délibérément le projet souverainiste contre l’identité nationale. On n’intériorise pas la mauvaise conscience sans en payer sérieusement le prix politique et historique. Une nation qui intériorise les catégories morales et mentales servant à la criminaliser est évidemment au seuil du déclin, sinon déjà entrainée sur une pente fatale. Le nationalisme civique des années post-référendaires allait faire subir au peuple québécois une diète identitaire d’anorexique. Il a bien failli en périr.
Ch. C. : L’opposition éculée entre nationalisme ethnique et civique est une fausse dichotomie, une imposture rhétorique qui servait d’empêchement à la pensée. Imposture dont les conséquences furent néfastes. Même la nation de Sieyès, rappelons-le, parle français. Et avec raison : une collectivité veut être une nation souveraine, donc une démocratie, parce qu’elle a une identité en commun et une volonté politique d’être. La nation est donc culturelle et politique. Dimension culturelle qui est de bon aloi, et encore plus dans le cas du souverainisme québécois ! D’ailleurs, une telle nation civique existe-t-elle et serait-elle souhaitable ?
MBC : Comme il arrive souvent dans les têtes trop idéologiques, plusieurs en sont venus à prêter une certaine réalité à cette chimère. Ils ont cru parler à la nation québécoise et à ses valeurs alors qu’ils ne s’adressaient qu’à leurs collègues. Cela donne un bon indice, d’ailleurs, de l’hermétisme de certains débats intellectuels et de l’imperméabilité de l’intelligentsia par rapport à la réalité de la nation, qui elle, se métamorphosait bien moins que ne le souhaitaient les ingénieurs identitaires et autres fabricants de nations sur commande. On ne fait pas tenir une société dans de purs principes, même s’ils sont médiatisés dans le droit ou dans une constitution. Le patriotisme constitutionnel est une autre de ces chimères qui ont pollué depuis un bon moment la pensée occidentale. Quoi qu’en disent les théoriciens progressistes et autres philosophes pour qui la réalité sociale n’est qu’un champ d’expérimentation où l’on pourrait s’amuser à construire une société idéale, une communauté humaine est une expérience historique forte, qui s’institutionnalise dans le politique et s’inscrit dans une frontière qui la délimite et lui assure une consistance réelle, en évitant sa dispersion. Or comment fonder une communauté politique sur le seul contractualisme, qui demeure toujours muet sur l’identité des contractants ? Comment distinguer une société d’une autre si seul le droit est légitime dans la construction politique des sociétés humaines. D’ailleurs, c’est devant ce problème que se trouvent actuellement les Européens qui se rendent bien compte qu’en définissant l’Europe selon de purs principes démocratiques, sans référence à la substance historique d’une civilisation, rien n’empêche alors la Turquie de rejoindre l’Europe. Mais est-ce que l’Europe veut encore dire quelque chose si elle n’assume pas au moins partiellement son héritage chrétien ?
La nation civique ne peut pas gagner, mais elle peut tous nous faire perdre en affaiblissant suffisamment la nation réelle pour qu’elle ne soit plus capable de se défendre lorsqu’elle est mise en procès. La nation civique peut nous faire perdre en empêchant l’identité nationale d’irriguer l’espace public et le domaine commun, en stérilisant les appartenances pour aller jusqu’à les privatiser, comme si elles relevaient de simples croyances individuelles. Je le redis : c’est ce qu’on nous a proposé dans les années post-référendaires, et c’est ce qu’on nous propose encore lorsqu’on invite à privatiser toutes les manifestations du christianisme québécois, comme s’il n’avait pas laissé son empreinte sur l’identité nationale, et par conséquent, sur la morphologie institutionnelle du pays, au nom d’une laïcité mal comprise et retournée contre l’identité nationale. La nation civique peut nous faire perdre en départicularisant l’identité nationale, quitte à la mener à l’extinction. J’en veux pour exemple le manque de vigueur dans la défense de la langue française et le sabotage des programmes d’enseignement de l’histoire, où, au nom d’une histoire réformée pour tous et reconstruite selon la logique du chartisme, véritable pierre d’assise du régime multiculturel, on écrit une histoire de la nation qui ne sera rien d’autre qu’une histoire du chartisme multiculturel québécois. Il y a dans le nationalisme civique une forme de dévitalisation de l’identité nationale, qui en succombant à la transparence égalitaire d’un monde désenclavé de ses traditions, ne parvient plus à tenir en place, et qui risque de s’effondrer à la moindre secousse.
Serait-elle possible qu’une telle nation civique ne serait aucunement souhaitable, surtout à la présente époque, marquée par la fin de la parenthèse post-communiste et la réémergence d’une vieille carte du monde où la géopolitique compte pour beaucoup, où les civilisations sont en frottement, lorsqu’elles ne sont pas occupées à s’entrechoquer. Il y a quelque chose de terriblement « fukuyamiste » dans cette vision de l’histoire où le politique ne serait plus qu’une affaire de procédures, de droit et de droits. Une vision du monde où les identités seraient éteintes, où la démocratie ne serait rien de plus qu’un jeu pendulaire entre un centre-gauche et un centre-droit gérant dans une pratique consensuelle nos sociétés toutes vouées à la célébration de leur technocratisation. Les années qui s’ouvrent rappelleront aux sociétés occidentales qu’elles ont tout avantage à renouer avec leur identité nationale, et j’ajouterais même, à se raccrocher à leur civilisation nourricière, à la civilisation occidentale. L’époque est tumultueuse et le multiculturalisme, en persuadant nos sociétés de leur grande culpabilité, les livre à ceux qui ne leur veulent pas que du bien, comme le révèle la réaction mitigée d’une part de nos élites au fait du terrorisme. On me reprochera probablement d’user d’un vocabulaire qui réfère autant au conflit qu’au dialogue. Mais je constate simplement que la pédagogie thérapeutique et intercommunautaire qu’on nous sert en guise de prêt-à-penser est une forme d’infantilisation de la pensée politique où tout ce qui ne relève pas du bon sentiment est chassé de l’espace du pensable. Il faudra bien finir par renouer avec la réalité.
Ch.C. Vous situez le problème à l’échelle occidentale. Revenons d’abord à notre Québec. Le multiculturalisme ne pose-t-il pas un problème spécifique à la nation québécoise ? N’y a-t-il pas, en effet, une limite, dans les faits, au multiculturalisme canadien, qui ne remet jamais en cause l’anglais comme langue commune en pratique, alors que, dans la situation particulière du Québec, ce multiculturalisme encourage aussi l’anglais comme langue commune et l’identification politique à la nation voisine ? D’ailleurs, le multiculturalisme ne renvoie-t-il pas à une poussée d’anglicisation du monde ? Certes, elle me semble pour l’instant improbable, avec la force du chinois, de l’arabe, de l’espagnol en Amérique latine. L’anglicisation me paraît bien plus réelle et menaçante à l’échelle occidentale, à commencer par la tournure fédéraliste et non plus confédérale que prend l’Europe depuis Maastricht. Comment appréhendez-vous la force de ce « cosmopolitisme » très anglophone ?
MBC : Non, je ne vois pas de limites à ce multiculturalisme qui se déploie en avalant toute la matière sociale pour la reprogrammer selon les prescriptions de l’égalitarisme identitaire et la criminalisation de l’identité occidentale. Comme toute idéologie, le multiculturalisme avalera tout le réel de nos sociétés tant qu’elles ne généreront pas un anticorps assez fort pour les immuniser contre lui. Évidemment, au Québec, le multiculturalisme prend une dimension supplémentaire : il s’agit aussi d’une machine de guerre au service de la destruction de la nation québécoise. Plus la société québécoise passe à l’anglais, plus elle bascule vers le Canada. Mais cette analyse est incomplète et insuffisante. Je la crois même déficiente tant elle fait porter la responsabilité de notre déchéance au Canada alors que nous en sommes en bonne partie responsable, premièrement, et parce que le problème affecte toutes les sociétés occidentales, deuxièmement. Ne l’oublions pas, même les sociétés de langue anglaise sont victimes du multiculturalisme, qui s’implante dans chaque nation pour accélérer son égrènement, sa déconstruction. Prenez le cas des États-Unis, d’où nous vient la critique la plus sérieuse du multiculturalisme, de ses origines et de ses conséquences, où le multiculturalisme et la censure politiquement correcte qui assure son déploiement ont entrainé la mise à mort des grands classiques de la littérature anglo-saxonne à l’université. Dans bien des universités américaines, on n’enseigne plus Shakespeare. Pour le multiculturalisme, la langue a une dimension bien instrumentale. L’essentiel consiste à aplatir le vieux monde occidental, coupable de tous les maux. Et cela, contre l’anglais s’il est en position « dominante », comme on le voit aux États-Unis, encore une fois, avec le militantisme hispanophone qui plaide pour la conversion au bilinguisme de la plupart des États du sud, limitrophes, à la frontière mexicaine. Il suffit de consulter les travaux produits par les théoriciens de l’antiracisme pour bien comprendre que la civilisation occidentale, que ses formes soient française, anglaise, italienne ou allemande, est dans sa mire.
Vous me direz que c’est néanmoins par l’anglais que se déploie le cosmopolitisme de notre temps. Mais l’anglais qui gagne n’est pas celui d’une vieille civilisation, aussi anglo-saxonne et impériale soit-elle, mais bien celui de la dispersion des cultures dans une langue appauvrie. L’anglais qui gagne appartient à un nouveau monde sans aucun rapport avec l’ancien. Je souligne d’ailleurs que le Canada anglais a lui-même payé cher le prix de sa politique multiculturaliste. Le vieux Canada britannique, comme l’a déjà souligné David Frum, qui n’est pourtant pas le meilleur ami de notre peuple, a commis un pacte de suicide avec l’idéologie multiculturelle pour mettre à mort le Québec. Il n’y a pas de gagnants dans cette entreprise, sinon les idéologues de la gauche pluraliste et les ingénieurs identitaires qui n’en finissent plus de rêver à leur paradis cosmopolite et qui se font donner les moyens de nous l’imposer.
Ch.C. À mon sens pourtant, le multiculturalisme canadien assimile bien plus qu’il n’y paraît, c’est pourquoi pour l’instant, il fonctionne. Vous insistez cependant pour montrer non seulement les conséquences néfastes de cette idéologie pour le Québec, mais son caractère de mode à l’échelle occidentale. Soit ; sur le plan des principes, j’en conviens. Mais est-ce un problème occidental ou québécois ? N’est-il pas beaucoup plus aigu au Québec ? Car il est très peu question dans votre critique du rôle de l’État canadien et du coup de force de 1982 dans sa promotion active, subventionnée, dans une pléthore de domaines savants, culturels, festifs, etc. et du poids de la charte de 1982 et de la Cour suprême en tant que modèles. N’est-ce pas une donnée centrale dont on doit tenir compte dans la critique du multiculturalisme au Québec ?
MBC : Evidemment, il y a eu initialement le multiculturalisme doctrinal et constitutionnalisé du gouvernement canadien imposé par un Pierre Trudeau avouant ainsi son hostilité au fait québécois. La chose est indéniable et constitue encore aujourd’hui un des leviers les plus importants dont peut disposer le mouvement souverainiste dans sa lutte contre l’État canadien. Mais le multiculturalisme auquel nous faisons face s’est métamorphosé. Il ne s’agit plus d’une simple attaque du gouvernement canadien contre le Québec. Il s’agit plutôt, disons-le ainsi, d’une logique généralisée à la grandeur des sociétés occidentales, celle de la gauche pluraliste, de la rectitude progressiste née de la métamorphose du socialisme, qui entre en contradiction avec l’identité nationale de chaque société. Certains mettent sur le dos de la Charte canadienne des droits et libertés la responsabilité du multiculturalisme. Mais on oublie souvent que la Charte québécoise est aussi pernicieuse, perverse même, et dispose, elle, d’une sainte immunité dans l’espace public, comme s’il fallait consentir à sa sacralisation. Ce n’est pas parce qu’une bêtise est québécoise qu’elle est soudainement moins bête. Comme je le dis, le problème est occidental. Prenez les grandes controverses québécoises entourant le problème multiculturel et vous en retrouverez l’équivalent un peu partout. Sur l’enseignement de l’histoire, sur la criminalisation du passé national, sur la redéfinition de l’identité collective, ces sujets ne sont aucunement des exclusivités québécoises. On a tout fait pour dénationaliser l’enseignement de l’histoire au Québec, mais on a fait la même chose en Israël, par exemple, où le post-sionisme mis de l’avant par la gauche israélienne consiste à toutes fins pratiques à dénationaliser l’histoire collective, une perspective qui a ses conséquences sur la vie institutionnelle du pays, qu’on présente de moins en moins comme un État juif et de plus en plus comme un « État de tous ses citoyens », abritant une société multiculturelle. Ce débat ne devrait pas apparaître trop étranger aux Québécois qui subissent depuis une dizaine d’années la dénationalisation de leur identité collective. Même chose aux États-Unis où la querelle sur les National Standards du début des années 1990 mettait en scène deux camps : ceux pour qui l’histoire américaine était celle de la nation américaine, affiliée à la civilisation occidentale, et ceux pour qui, au nom du multiculturalisme, il fallait désormais conter l’histoire des « peuples américains », autour desquels se serait construite une expérience collective originale, à la confluence de plusieurs civilisations. Congédiée la civilisation occidentale. Congédiés les pères fondateurs. Je me permets un dernier exemple : celui du débat entourant la mémoire coloniale en France, où à travers une problématisation de son aventure impériale, on entraîne une révision complète du passé national, pour « l’ouvrir » à d’autres perspectives, ce qui pratiquement, mène à la désacralisation intégrale de l’existence nationale. Comment ensuite convaincre les immigrants de s’incorporer véritablement à la nation si nous croyons nous-mêmes que la nation est d’abord et avant tout à déconstruire ?
Ch.C. : Permettez-moi d’insister à mon tour : vous faites rapidement l’impasse sur la couleur anglo-saxonne du multiculturalisme et son lien avec une forme particulière de libéralisme. Le multiculturalisme n’est pas que l’affaire des post-marxistes et ce n’est pas à ce titre que La Presse et The Gazette le défendent. Il y a le libéralisme à la Montesquieu, de limitation des pouvoirs, qu’on dit souvent conservateur ou constitutionnaliste. Il y a le démocratisme de Rousseau. Ou encore, la souveraineté nationale de Sieyès, source du républicanisme. Et puis il y a la tolérance de Voltaire, qui épouse bien le despotisme éclairé. Voltaire admirait l’Angleterre protestante, or c’est la Hollande qui fut le premier foyer de ce communautarisme (à distinguer du modèle de tolérance républicaine), dont le modèle fut adapté en Angleterre et aux Treize Colonies, et par la suite, dans les autres pays anglo-saxons. Le multiculturalisme n’est institutionnel que dans ces pays au libéralisme anglo-saxon, n’étant qu’une nouvelle mouture d’un héritage de neutralité religieuse qui encourage les sectes, à distinguer de la laïcité. Sa logique poussée à son terme implique une égalité et une solidarité faibles, une souveraineté populaire châtrée, et est remarquablement compatible avec une culture d’impérium.
MBC : On ne peut pas toujours en revenir aux Grecs non plus que repousser trop loin les origines d’un phénomène, sous peine d’en perdre la trace. Évidemment, la gestion britannique de la « diversité culturelle » s’inscrit dans une expérience historique particulière qui n’est pas sans lien avec la conjugaison originale d’impérialisme et de tolérance dont a été capable ce pays à travers l’histoire, pour le meilleur et pour le pire. Ce n’est pas sans raison que l’idéologie multiculturelle y a trouvé un milieu d’expérimentation si favorable et continue d’y servir de religion d’État, comme on le voit encore aujourd’hui avec les débats sur la déchristianisation du calendrier national. Mais ce n’est pas le phénomène que je cherche à circonscrire ici : ce qui m’intéresse, c’est la mise en scène d’une lutte idéologique assumée pour désoccidentaliser nos sociétés, pour dénationaliser les démocraties du monde libre. D’ailleurs, la France républicaine n’est pas à l’abri de ce phénomène : à partir des années 1980, la recomposition du socialisme français à partir de l’antiracisme idéologique donne une exemplification plus que concrète du caractère « transnational » de cette contestation du fait national. La sociologie de Touraine et celle de Bourdieu, malgré leurs évidentes divergences, ne convergeaient pas moins dans le refus de toute institutionnalisation d’une norme culturelle ou politique à partir de laquelle intégrer une société. Évidemment, dans le vieux monde, l’européisme a un peu recouvert cette thématique explicitement multiculturaliste en l’inscrivant dans le projet plus vaste de fondation d’un nouvel ensemble politique post-national : on ne doit pas négliger, pourtant, le fait que le projet politique européen a souvent servi de socialisme compensatoire et s’est articulé autour d’une logique antinationaliste qui permettrait, apparemment, aux identités marginalisées par l’existence des nations, de se trouver un espace politique où se déployer pour se désaffilier de la nation où elles se trouvaient incorporées. D’ailleurs, on remarquera que l’appareil technocratique européen soutient une batterie de lois et de chartes « antidiscriminatoires » qui contribuent à l’élaboration d’un chartisme multiculturel à l’échelon supranational.
Ch.C. Dans votre essai, vous associez souvent multiculturalistes et progressistes. Pourtant, plusieurs nationalistes de gauche et républicains anti-communautaristes associeraient le multiculturalisme à l’idéologie néo-libérale. Certes, il existe dans le discours politique contemporain une forme de marxisme recyclé, hérité de la contre-culture. Mais j’ai tendance à relativiser le gauchisme des « bobos » de mai 68 : c’étaient avant tout des ultra-individualistes, intéressés principalement à renverser le poids des convenances et de la morale sexuelle…
MBC : Il y a effectivement une conjugaison malsaine et inattendue du capitalisme mondialisé et du progressisme identitaire dans la mise en place du régime multiculturel. Pour le dire comme le politologue américain John Fonte, il y a une alliance de fait, aujourd’hui, entre le grand capital et la gauche multiculturelle pour démanteler le fait national. Récemment encore, le patronat québécois plaidait pour une augmentation draconienne de l’immigration sans prononcer un mot sur notre capacité à l’intégrer dans la nation. Un certain capitalisme célèbre le sans-frontiérisme et compense la marchandisation du monde par une complaisance envers un discours humanitariste où l’amour du pauvre masque bien mal la dépolitisation en profondeur de la condition collective. J’ajoute que les grandes entreprises jouent un rôle déterminant, bien souvent, dans la promotion de l’idéal de la grande révolution du métissage universel. Pensons seulement aux campagnes de Benetton, il y a quelques années, où rien d’humain n’était épargné, pour se convaincre de ce que peut donner l’esthétisme nomadisant lorsqu’il se conjugue avec le capitalisme mondialisé. Le consommateur planétaire qui n’appartient à rien, se désaffilie de tout, qui migre sans cesse d’une capitale du grand monde à une autre en bondissant d’un quartier branché au suivant, pour qui la civilisation n’est qu’une accumulation de métropoles babélisées bon chic bon genre où tout se dissout dans l’ambiance festive d’un grand rave party, n’est certainement pas une figure humaine aimable, appréciable. Ce petit fêtard qui n’en finit plus de prolonger son adolescence en parlant un étrange sabir a même le culot de se dire citoyen, en détériorant le sens de ce beau mot pour désormais n’en faire qu’une preuve de bienpensance estampillée par le sceau de la rectitude politique. Disons le ainsi : je ne crois pas que le film L’Auberge espagnole soit l’avenir de l’homme.
Mais le propre du multiculturalisme est d’aller plus loin que le seul démantèlement des prérogatives de l’État-nation en entreprenant la désoccidentalisation d’une société et d’actualiser sous la forme du corporatisme identitaire l’idéal d’un socialisme multiculturel où certaines « minorités » coalisées sont sélectionnées pour entreprendre l’aplatissement de sa morphologie institutionnelle. Le multiculturalisme condamne intégralement l’expérience historique occidentale à partir de ce que j’appelle, dans mon livre, la conversion culturelle du marxisme. En cela, le multiculturalisme témoigne de la persistance d’une perspective « révolutionnaire » dans la gauche occidentale. La religion multiculturelle rêve d’en finir avec l’homme occidental pour accoucher elle aussi de son homme nouveau, l’homme sans préjugés. Ce qui exige évidemment une étatisation complète des rapports sociaux que les ingénieurs identitaires se proposent de reconstruire en fabriquant en laboratoire une nouvelle société, ce à quoi servent d’ailleurs les grandes politiques de lutte au « racisme », au « sexisme », à « l’homophobie », et compagnie. Car derrière ces concepts se cache une criminalisation de tous les comportements sociaux traditionnels, qu’on appréhende désormais de manière pathologique, à la manière de vieux préjugés à éradiquer par une action intensive du pouvoir politique, qui ne laissera plus l’individu se dérober à son emprise, à sa prétention reconstructrice. Du politique, au passe au pédagogique, et de là, au thérapeutique. On transformera pour cela la société en grand camp de rééducation progressiste. Ce qu’on veut, c’est reconditionner les salauds, en transformant nos sociétés en camps de rééducation à ciel ouvert, cela dans la plus pure logique totalitaire. Je n’abuse pas du mot totalitaire, au cas où on me le demanderait. Bien sûr, nos sociétés ne sont en rien comparables à l’Union soviétique ou aux autres expériences semblables du vingtième siècle. Je ne pratique pas l’amalgame. Mais je dis que dans leur structure intellectuelle, les pratiquants de la religion multiculturelle et ceux qui tiennent serrées les maximes de la catéchèse politiquement correct pensent en totalitaires. D’ailleurs, toutes les politiques qu’ils proposent s’inscrivent dans cette logique. Nos sociétés ne sont pas pacifiées contrairement à ce que pouvait dire Pascal Bruckner, en parlant de la mélancolie démocratique. Une profonde guerre idéologique y est menée – la politologie conservatrice américaine parle de cultural war -, de haut en bas, et de gauche à droite, pour achever leur désoccidentalisation. On m’accordera qu’il ne s’agit pas d’un détail.
Ch. C. En effet, certains se plaisent étonnamment à jouer à l’homme nouveau, oubliant une des plus importantes leçons historiques au XXe siècle, laissées par les totalitarismes de droite et de gauche. Ces néo-platoniciens sont incorrigibles. Par contre, je veux bien saisir : en étant contre la chimère de l’homme sans préjugé, qu’entendez-vous par la notion de préjugé ? Entendez-vous « défendre le préjugé » ?
MBC : Bien sûr, pour peu qu’on l’entende autrement qu’à travers la signification que lui a assigné la rectitude progressiste. Par préjugé, j’entends comme l’ont entendu avant moi cette expérience accumulée des civilisations, qui permet d’éviter le principe de la table rase, en supposant que l’ensemble des jugements portés sur le monde par les générations précédentes peuvent contribuer à un éclairement pertinent du présent. Évidemment, le préjugé doit être confronté au travail de la raison, qui le valide ou l’invalide. L’homme sans préjugés serait une matière en pure disponibilité pour les ingénieurs sociaux qui voudraient le transformer en matériau inerte dans la construction d’une société idéale. Remarquez bien que les adversaires les plus hostiles des préjugés sont normalement les utopistes les plus convaincus. En fait, le préjugé ou, si on préfère, la tradition, est le premier des contre-pouvoirs : il limite la prétention démiurgique du pouvoir à refonder la société comme si elle lui appartenait. Il rappelle que la société dispose de bien des savoirs accumulés par son expérience historique, des savoirs qui ne peuvent être discrédités d’un seul mouvement par les ingénieurs sociaux. C’est parce qu’une société est déjà quelque chose qu’on ne peut en faire n’importe quoi. C’est parce qu’une société est pleine de son passé qu’on peut refuser une toute puissance du présent sur elle. Imaginez vous à quel point serait monstrueuse une société qui liquiderait toute son expérience à chaque passage de génération ? Il n’est pas inutile de relire les Réflexions sur la Révolution en France de Burke pour se convaincre de la pertinence d’une défense conservatrice du déjà-là, du donné, de l’héritage, contre ceux qui cherchent à contractualiser tous les rapports sociaux, qui n’en finissent plus de rêver à une pure transparence égalitaire où toute la société serait soumise à une logique de planification administrative et managériale. On ne peut en vouloir systématiquement à la tradition qu’en entretenant une herméneutique du soupçon devant l’expérience historique occidentale, ce qui est le trait le plus distinctif du progressisme contemporain.
Ch.C. : Pour ma part, je suis plus attaché à une conscience sociale qu’au « progressisme ». Mais vous avez une vision dramatiquement sombre du progressisme…
MBC : Certains se désolent aujourd’hui du déclin de la gauche, en affirmant que notre monde serait hypnotisé par le chant des sirènes conservatrices. Je ne sais pas très bien de quoi ils parlent. La gauche se porte très bien aujourd’hui, ses intellectuels pluralistes dominent le discours médiatique et n’en finissent plus de trouver des crimes à reprocher à nos sociétés, à leur histoire. On ne cesse d’implanter des politiques de discrimination positive, de « sensibilisation à la différence », on multiplie les politiques de représentation par quotas, l’administration publique a un pouvoir toujours croissant qui lui permet d’aller encore plus loin dans le reconditionnement de grands pans de la population selon les canons de la rectitude progressiste, on déconstruit la famille pour permettre la recomposition « plurielle » de cette institution fondamentale, la pédagogie de l’émancipation domine dans le système scolaire avec un discrédit du mérite, de l’excellence, des savoirs traditionnels, de la compétition entre les étudiants, tout cela pour ne pas handicaper « l’estime de soi » d’un enfant magnifié, sacralisé, devant lequel devrait s’incliner le monde adulte, le pouvoir judiciaire, allié à la technocratie chartiste, n’en finit plus de confisquer la souveraineté populaire et de censurer le conservatisme culturel de la population, la vulgate écologiste domine complètement le discours médiatique en bloquant tous les projets collectifs au nom d’un hypothétique principe de précaution. Le progressisme soixante-huitard est partout dominant.
Mais je comprends bien votre question. La gauche dont vous pleurez le sort est la vieille gauche nationale et républicaine. Une gauche plus attachée au monde ouvrier et au souci de l’homme ordinaire qu’au désir de jouir des jeunes raveurs ou à l’écologisme sophistiqué des passionnés de la consommation « responsable ». Une gauche du travail plutôt qu’une gauche du loisir, une gauche de la sueur plutôt qu’une gauche des saveurs. Ou pour le dire simplement, une gauche populaire et patriote plutôt qu’une gauche libertaire et cosmopolite. Je vous l’avouerai, je ne manque pas de sympathie pour cette gauche-là, même si je n’en suis pas. Reste à voir si cette gauche qui semble marginalisée dans son propre camp dispose encore d’un avenir si elle n’opère pas sa mue conservatrice. On a vu, à la dernière élection présidentielle française, de grands noms du socialisme patriote français se rallier à la candidature de Nicolas Sarkozy, qui avait enfourché la monture d’un conservatisme national décomplexé. Ainsi, Max Gallo, pour qui j’ai la plus grande estime, a finalement quitté le navire du socialisme pour rallier l’UMP qui s’était enfin lancée dans une défense décomplexée de l’identité nationale et dans une critique affirmée de l’héritage soixante-huitard. Ce ralliement ne s’est pas limité à Max Gallo. La plupart des intellectuels de la gauche national-républicaine des années 1990 qui semblent avoir compris que la criminalisation de l’identité nationale est profondément néfaste pour la démocratie ont d’une manière ou d’une autre quitté la galère socialiste pour rejoindre l’escadrille conservatrice. Pour une raison simple : la gauche patriote a plus en commun avec la droite conservatrice qu’avec le progressisme cosmopolite. Reste à savoir comment une semblable recomposition politique serait possible, éventuellement, au Québec. Ce qui est certain, cela dit, c’est qu’un certain conservatisme m’apparait aujourd’hui intellectuellement et politiquement indispensable. Un conservatisme qui serait aussi ouvert à la vieille gauche ? Pourquoi pas.
Ch.C. En bon républicain, je vous ramène néanmoins à ce point fondamental : post-marxistes et néolibéraux, tous semblent en avoir contre l’État-nation. N’y a-t-il pas là un déni de démocratie ? De la démocratie, ils ne retiennent que les droits de l’homme à l’échelle internationale, et le moins possible le peuple ni le droit des peuples à se gouverner eux-mêmes. Posons la question autrement : acceptez-vous la prétention de ceux qui, de gauche ou de droite, se disent contre la nation, à se définir comme démocrates ? Ne devrait-on pas parler de droit-de-l’hommisme ?
MBC : Depuis la chute du mur de Berlin, la synthèse démocratique-libérale a eu tendance à se disloquer, il faut le reconnaître. Mais c’est moins à une métamorphose du libéralisme qu’on assiste qu’à son inversion droit-de-l’hommiste telle que l’ont représentée les nouveaux philosophes à la Bernard-Henri Levy, qui vient encore une fois d’affirmer dans son dernier livre son désir de refroidir les identités nationales. Le libéralisme était une doctrine de la limitation du pouvoir, auquel on voulait soustraire les hommes dans une consolidation des libertés formelles. Vous avez identifié cette veine à Montesquieu. Le « libéralisme » contemporain n’a plus rien à voir avec une telle filiation. Rawls ou Kymlicka, par exemple, ne sont pas, à mon avis, des libéraux, mais des progressistes (en fait, ils ne sont libéraux que par notre oubli du fait que le mot « liberalism » ne veut pas dire la même chose en français qu’en anglais !).
Aujourd’hui, sous le couvert du libéralisme, on fait la promotion non pas de contre-pouvoirs inédits mais de nouveaux pouvoirs, qui ne sont plus soumis à l’exigence démocratique, des pouvoirs qui s’avancent sous l’impérium des chartes et qui contribuent, pratiquement, à l’implantation d’un nouveau régime politique, prenant la forme d’un constitutionnalisme multiculturel obsédé par l’endiguement de la souveraineté populaire telle qu’elle s’enclavait dans une nation qu’on s’esquinte à déconstruire en communautés pour en neutraliser la référence fondatrice. L’assemblée démocratiquement élue est suspectée du pire car elle dépend du peuple. Car nous le savons, selon les progressistes, le peuple est héritier de la criminelle histoire occidentale, et plus personne, dans l’establishment médiatique, n’hésite à parler de lui en critiquant, par exemple, le « vieux fond xénophobe » qui menacerait toujours de resurgir, en dénonçant « l’intolérance » dont les braises seraient encore disponible pour le moindre démagogue avec un peu de souffle, en critiquant le « refus de l’autre » dont feraient preuve les classes populaires en exigeant une définition de l’intégration qui ne soit pas un pur artifice pluraliste. On guette le peuple comme une bête à dompter. Ou encore, comme une société malade et pour cela, incapable de décider démocratiquement tant qu’on ne lui aura pas administré une thérapie de choc multiculturelle. Le mépris du peuple est au cœur du progressisme contemporain.
La confiscation de la souveraineté populaire par le chartisme est le grand problème politique contemporain, car c’est un nouveau régime qui s’élabore, dans l’actualisation inattendue du principe impérial. Autant le chartisme est le régime politique approprié pour assurer la défense de la société multiculturelle, autant la démocratie libérale est le régime approprié à la défense de la nation. Démocrates et post-démocrates s’affrontent aujourd’hui autour de la définition du sujet politique, de la référence à la nation. Pour le conservatisme, la neutralisation du chartisme devrait désormais être un objectif avoué.
Ch.C. Eh bien qu’en est-il du sort de l’État-nation ? Dans la foulée de ces libéraux progressistes, ne discute-t-on pas de plus en plus d’une gouvernance mondialisée qui reposerait sur les chartes onusiennes et les différentes instances de la société civile mondiale ? On peut renvoyer à l’ancien idéal de despotisme éclairé. Car c’est bien le contraire d’une démocratie dont rêvent ces droits-de-l’hommistes, d’une espèce de technocratie globale, néo-libérale, procédurière. Le rêve des « BHL » de ce monde…
MBC : La défense de l’État-nation est impérieuse, indispensable. Lui seul demeure apte à accueillir l’expérience démocratique telle qu’elle est connaissable et reconnaissable – et non l’ONU ou les instances de la société civile mondiale, censée incarner dans sa pureté l’idéal d’une humanité réconciliée avec elle-même. Seul l’État-nation peut encore incarner une politique historique qui ne soit pas reprogrammée dans un présentisme pour qui toutes les sociétés s’équivalent et ne doivent être évaluées qu’à partir de leur adhésion à la religion progressiste. Voilà pourquoi je considère avec si peu de sympathie l’européisme qui ravage la cervelle des élites de l’autre côté de l’Atlantique. On le voit bien, l’Europe se construit non pas dans le renforcement mutuel de ses peuples – ce qui supposerait une vision du monde où les rapports entre les civilisations ne sont ni simplement harmonieux, ni dissolubles dans le perpétuel dialogue – mais bien contre la souveraineté des nations, sur laquelle on s’acharne à la folie. Au point même où lorsque cette souveraineté s’exerce, par exemple lorsque la nation française rejette majoritairement la constitutionnalisation de l’Europe et sa fédéralisation implicite, l’élite intellectuelle investit une énergie idéologique considérable pour discréditer ce résultat et lui soustraire ses conséquences. Chaque fois que le peuple ne vote pas comme on lui commande, le procès du peuple recommence. J’ajoute que l’Europe comme expérimentation politique et idéologique est un véritable laboratoire de l’utopisme du siècle à venir. Ce que Jeremy Rifkins a appelé le rêve européen risque bien de prendre l’allure d’un cauchemar quand les sociétés du vieux continent prendront conscience du monde qu’on leur construit sans leur en demander la permission.
Ch.C. Outre l’intégration internationale, la menace se constitue sur un deuxième front : le risque posé par ce cosmopolitisme multiculturaliste est aussi la dislocation interne du peuple. Le principe national revêt à mes yeux une valeur universelle. En démocrate conséquent, je récuse l’assimilation d’une nation annexée, tel le Tibet. Par contre, je récuse tout autant la confusion qu’on entretient maintenant avec la situation d’un immigré qui choisit un nouveau pays, et adopte une nouvelle nation. Ernest Renan mettait déjà en garde la dynamique d’une société qui se désagrégerait en communautés rivales, ce qu’il appelait le modèle ottoman : aujourd’hui, je crois que nous pourrions parler du risque de libanisation. N’est-ce pas là un autre angle mort du discours jovialiste en faveur du multiculturalisme qui nous inonde ?
MBC : Une société qui ne se représenterait plus que sous la forme du corporatisme identitaire est évidemment ingouvernable d’un point de vue démocratique. La politique se réduirait alors à la gestion d’identités contradictoires incapables de dessiner ne serait-ce que l’esquisse d’un destin commun. Mais ils sont nombreux parmi les pluralistes à revisiter l’historiographie de l’empire ottoman, de l’empire austro-hongrois, du Saint-empire-romain germanique pour retrouver des formes politiques susceptibles d’être actualisées dans une perspective de multiculturalisme post-démocratique. Disons-le franchement : l’État multinational devant lequel s’extasient les théoriciens du pluralisme identitaire n’est rien d’autre que la métamorphose de l’ancien idéal impérial.
Le multiculturalisme est fondamentalement incompatible avec l’idéal démocratique, qui suppose, quoi qu’on en dise, une certaine ressemblance identitaire entre les dépositaires de la souveraineté, entre les citoyens formant le corps politique. Contrairement à ce que nous disent les pluralistes, il ne suffit pas aux hommes de partager des principes ou des idées générales : ils doivent aussi avoir en commun des affects, des sentiments, ou pour le dire autrement, un capital symbolique dans lequel se retrouver. Évidemment, on peut apprendre ces affects et apprendre à dire nous avec une société d’accueil, mais encore faut-il que cette dernière sache encore s’identifier et se poser comme norme. Vous savez, un des plus vieux problèmes de la philosophie politique est celui des factions. L’État moderne s’est constitué dans une capacité à transcender les factions pour faire apparaître au-delà des tensions sociales une référence commune qui atténuerait le conflit social en ramenant la diversité sociale sous le signe d’un destin partagé. C’est cette grande conquête politique qui semble aujourd’hui compromise par un multiculturalisme qui désincorpore de la nation ses différentes communautés pour les inciter au repli sur soi, dans une valorisation des communautarismes cloisonnés où le vivre-ensemble est entraîné dans une dynamique de désagrégation. Ce qui ne compromet pas seulement la démocratie, mais aussi l’ordre public, comme on le voit en Europe, où des groupes mal assimilés se retournent contre leur société d’accueil au point de se lancer quelquefois, comme on l’a vu en France, à l’automne 2005, dans l’émeute des banlieues ou, pire encore, dans le soutien implicite au terrorisme, comme les Britanniques l’ont découvert.
Ce qui compromet aussi la liberté. La société multiculturelle en est une qui censure les propos « offensants » pour des « minorités » qui réussissent pratiquement à faire reconnaître la notion de blasphème contre leurs communautés par les autorités de la collectivité. Dans l’affaire des caricatures danoises, on a vu de plus en plus de servants de messe de la religion multiculturelle faire la leçon aux organes de presse qui avaient eu le culot d’assurer leur reproduction. On pouvait trouver de mauvais goût de telles caricatures. Mais de là à entraîner des procédures judiciaires contre ceux qui s’étaient permis de les reproduire, comme ce fut le cas avec Charlie Hebdo, cela donne une image assez inquiétante du monde qui se construit sous nos yeux et qui censure délibérément ce qui pourrait le contredire. Il y a des limites politiques et sociales à l’hétérogénéité identitaire. La société multiculturelle criminalise la dissidence pour ensuite la pénaliser. Ce en quoi on peut parler lucidement l’avenir carcéral des sociétés multiculturelles.
On remarquera aussi que l’espace politique de la société multiculturelle se recompose à partir de la logique de la repentance et de son grand récit. Pour s’inscrire dans l’espace public, il faut d’abord consentir à un acte de contrition, où l’on accepte plus ou moins officiellement le grand récit de la culpabilité occidentale et de la grande ouverture à la différence du dernier demi-siècle. On plaidera coupable au grand tribunal de la vertu progressiste pour être ensuite admis dans le débat public. C’est ce qu’a compris bien maladroitement le cardinal Ouellet ces derniers temps, lorsqu’il a lié de manière inattendue ses revendications politiques sur l’école confessionnelle à la présentation d’une série d’excuses à toutes les minorités que l’Église aurait opprimé. Mais au-delà de lui, c’est une dynamique de culpabilisation qui se révèle à travers la culture de la repentance. Et bien évidemment, ceux qui refusent d’entrer dans cette logique sont stigmatisés et classés parmi les réactionnaires, sinon pire. Cette vision des choses, évidemment, contribue à l’affaiblissement d’une société dont tous les acteurs participent délibérément ou non à la criminalisation de son passé et par conséquent, de son identité nationale.
Quoi qu’il en soit, résumons les choses ainsi : il faut que les hommes se ressemblent au moins un peu pour se rassembler. S’ils ne se font plus confiance, s’ils ne sont plus persuadés de partager une même histoire, ils risquent bien d’entretenir entre eux un climat de méfiance qui peut mener à l’implosion sociale. Je ne récuse pas un certain cosmopolitisme qui est le sel des sociétés humaines et qui nous éloigne du mauvais mirage de la société close. Mais où nous mène-t-il s’il ne suppose pas un monde commun qui assure la solidarité des hommes ?
Ch.C. Bien d’accord pour poser la question de la ressemblance – une certaine identité et identification me semblent nécessaires à la solidarité qui fonde une communauté politique. J’allais moi-même vous conduire sur ce terrain. Le paradoxe des thuriféraires de la nation civique, cosmopolites, multiculturalistes, prétendus chantres de l’ouverture anti-ethnique, est qu’ils favorisent la définition ethnique des citoyens, du moment qu’ils appartiennent à une minorité. Ils ne veulent surtout pas encourager les descendants d’immigrés à se sentir Québécois d’abord qu’ « ethnique ». Or, quand, après 3, 4 voire 5 générations, on se définit encore comme « ethnique », plutôt que Québécois, il me semble qu’il y a là un échec lamentable dont il faut tirer des leçons, plutôt que de chercher à le reproduire – leçon que tirait la loi 101, qui est au fond un des ennemis de ces multiculturalistes.
MBC : Vous me posez la question des critères de l’intégration à la nation. Il m’apparaît normal – c’est aussi le cas de 80 % des Québécois – que l’immigrant qui arrive ici s’intègre pleinement à la nation, ce qui revient à toutes fins pratiques à s’approprier la culture nationale dans sa langue et ses références historiques, pour dire le plus rapidement possible « nous » avec l’ensemble de la collectivité nationale. La vocation de l’immigré est de ne plus en être un, de devenir un citoyen comme les autres. Ce travail d’identification est difficile mais c’est ce qui fait sa valeur. Évidemment, l’immigrant apportera à sa société d’accueil une différence qui souvent, pourra l’enrichir, comme cela a toujours été le cas. Je ne remets certainement pas cela en question, non plus que les règles élémentaires de l’hospitalité qui s’inscrivent dans la belle histoire de l’universalité occidentale. Mais le travail d’intégration n’est pas symétrique. C’est au nouvel arrivant à s’adapter, à prendre le pli du pays qu’il a délibérément rejoint ou vers lequel il s’est sauvé parce que les circonstances l’exigeaient. Une société n’est pas une page blanche. Ceux qui entretiennent une vision gastronomique du multiculturalisme, sensé métamorphoser nos métropoles en paradis des saveurs, ont une vision très limitée de ce cosmopolitisme pour nouveaux riches, qu’ils goûtent à l’abri de ses conséquences négatives, qu’ils contemplent sans payer le prix de la fragmentation sociale. Je n’en peux plus d’entendre les thuriféraires du pluralisme nous présenter une vision absolument terne du passé pré-cosmopolite de nos sociétés, que le pluralisme viendrait soudainement égayer en multipliant les restaurants étrangers ! Le gastronomisme, dernière ligne de défense du multiculturalisme ! Cette vision correspond bien à l’éthique hédoniste de la classe qui prend pour l’instant les apparences de l’élite et qui n’en finit plus d’esthétiser le déclin de nos sociétés.
Ch.C. Le gastronomisme ! Voilà une des meilleures illustrations de la superficialité de la diversité qu’on nous vante, celle de cités cosmopolites, anglophones, vouées à se ressembler – avec les mêmes restaurants cosmopolites partout, plutôt que mettant en valeur des traditions locales. Mais si le mal multiculturel touche l’Occident dans son ensemble, il semble, j’y reviens, atteindre un degré inouï au Québec. Que pensez-vous par exemple du nouveau programme d’ « éthique et culture religieuse » que notre Ministère de l’Éducation concocte en catimini (les premières classes expérimentales doivent demeurer à l’abri des médias et du débat public) ? Spécialement de cet objectif sous-jacent dont semblent même rêver certains de ses artisans (à en croire leurs témoignages dans Le Devoir) de mener quasiment vers une nouvelle religion planétaire, pluraliste, à la carte ? En quoi cela rejoint-il la dénationalisation ?
MBC : C’est dans Le Devoir qu’on lisait, le 14 septembre dernier : « Le contenu du programme ratisse large. Il donne la part belle à l’héritage religieux propre au Québec – christianisme, judaïsme et spiritualités autochtones – mais furète dans d’autres zones. L’islam, le bouddhisme et l’hindouisme feront ainsi partie de l’enseignement. À côté de l’histoire de Noé et du Déluge se profilera le récit de la révélation à Mahomet. Le baptême et la circoncision se côtoieront au chapitre des rituels de naissance. L’Épiphanie et la naissance du gourou Nanak dans l’univers des fêtes ». Ce genre d’envolée lyrique est bien révélateur de l’esprit babélisant du programme d’enseignement des religions. Ce cours ne servira certainement pas à approfondir la culture religieuse des nouvelles générations mais plutôt à implanter une éducation multiculturelle dont les élèves seront les premières victimes. Sous prétexte d’ouverture à l’autre, c’est une véritable déconstruction de l’identité québécoise qui s’opérera dans une forme de relativisme radical encore une fois fondé sur le dénigrement de l’expérience occidentale. Les enfants seront gavés à partir d’une grande chaudronnée multireligieuse. Ce programme, qui relativise toutes les religions et qui fait de la société québécoise un laboratoire pour la construction d’un cosmopolitisme post-occidental est aussi à critiquer sévèrement comme la nouvelle preuve qu’a un pouvoir politique dénaturé de mettre en ruine les traditions d’un pays pour ensuite y construire sa société idéale. J’y vois le même cauchemar de l’homme nouveau, du citoyen du monde sans préjugés au cœur du fantasme progressiste. L’éditorial du Devoir le confesse même à sa façon en disant de ce programme qu’il promet « la fabrication de jeunes esprits tolérants », comme si c’était le rôle de l’école de fabriquer à l’abri de la démocratie la société dont les adultes ne veulent pas. En fait, nous avons, avec ce programme, la quintessence du projet multiculturel, de l’entreprise de dénationalisation forcée que nous subissons : nous touchons à la désoccidentalisation de la société québécoise, qu’on veut désancrer pour de bon de la civilisation occidentale. Ce sont les derniers sédiments de l’identité québécoise qu’on cherche à éradiquer, les dernières couches d’appartenance qu’on veut décaper. On cherche à déraciner ce qui reste du christianisme même pour démanteler les grands pans qui assurent sa morphologie sociale fondamentale à la société québécoise. Je crois d’ailleurs que c’est plus vastement ce que recouvrent les discussions actuelles sur l’héritage chrétien du Québec : notre société doit-elle encore appartenir à la civilisation occidentale ou doit-elle en faire symboliquement sécession ?
Ch.C. S’il vous plaît de critiquer la gauche, il vous plaît tout autant de vous revendiquer conservateur et de droite. Que signifient pour vous ces étiquettes ? À vous lire, on croirait que pour vous il faille être de droite pour critiquer le multiculturalisme ! Reprendriez-vous à votre compte la parade que lancent les défenseurs « bien pensants » aux critiques du multiculturalisme ?
MBC : Allons-y par étapes. Je ne crois pas qu’il faille être « à droite » pour critiquer le multiculturalisme. Je crois seulement que lorsqu’on critique le multiculturalisme, qu’on le veuille ou non, aujourd’hui, on tombe à droite, tout simplement. Parce que la gauche se définit d’abord par le multiculturalisme. Parce que la gauche est multiculturelle. Par ailleurs, je ne crois pas faire le jeu des multiculturalistes en me classant à droite pour une raison simple : être à droite, pour moi, n’est ni une vertu, ni une tare, c’est un fait. Je ne vois pas pourquoi la gauche aurait le monopole du cœur ou de l’esprit. Je remarque, cela dit, la force du terrorisme idéologique progressiste qui entraîne bien des esprits plutôt conservateurs à tout faire pour rester à gauche, comme s’il y avait une disqualification morale à « passer à droite ». Je ne comprends pas la puissance de cette intimidation. Combien de fois n’a-t-on pas entendu tel professeur, tel politique ou tel journaliste, après avoir tenu des propos indéniablement conservateurs, nous dire qu’il n’était pas pour autant « de droite » ? Je me rappelle cet échange entre Cioran et Revel, rapporté par ce dernier, dans ses Mémoires : « Et pour finir, mon cher Revel, une question : quand vous déciderez-vous à ne plus être un intellectuel de gauche ? »
Être conservateur, c’est d’abord ne pas être progressiste, si vous me permettez cette définition par contraste. Je donne souvent cette distinction : devant le fait de la socialisation, le conservateur aperçoit une civilisation de l’homme, le progressiste aperçoit, lui, une aliénation, qui le rend spontanément critique du principe d’institution, du principe d’autorité. Le conservateur refuse le mythe de la pure transparence égalitaire des rapports sociaux et se porte à la défense des formes historiques et symboliques qui assurent l’institutionnalisation de l’existence humaine. Le conservatisme est un refus de l’utopie et de l’utopisme. Il s’agit aussi d’une anthropologie forte qui refuse l’idée d’une pure plasticité de la matière sociale, disponible pour tous les constructivismes, pour toutes les expérimentations idéologiques. Le conservatisme refuse surtout la criminalisation de l’expérience historique occidentale. Le conservateur, s’il adhère à un universalisme nécessaire, n’y résume toutefois pas le génie occidental et défend aussi les appartenances concrètes par lesquelles se manifeste cette civilisation. Concrètement, je crois que ce qui divise la gauche et la droite aujourd’hui a rapport à l’héritage de Mai 68 et aux conséquences de la contre-culture sur l’identité occidentale. Dans les faits, aujourd’hui, la défense de l’identité nationale est une idée conservatrice. On ne pourra pas se soustraire de cette réalité.
Ch.C. J’en reviens à votre livre, plus directement. Un des traits forts qui ressort de votre essai est votre don pour les citations compromettantes. Vous en colligez une quantité substantielle, et des plus croustillantes. On voudrait en rire, mais le mal de ce sottisier est qu’il traduit la pensée d’une portion déterminante des cadres du mouvement politique souverainiste depuis douze ans. Quelle est à votre avis la profondeur du mal et quelles sont nos chances ou, à tout le moins les pistes, de rémission, d’un point de vue non seulement nationaliste, mais indépendantiste s’entend ?
MBC : Le multiculturalisme est profondément enraciné dans la conscience idéologique des milieux intellectuels et de tout l’appareil gouvernemental, du moins, dans les firmes d’ingénierie sociale qui y sont incorporées et qui disposent de tant d’influence dans la société contemporaine. Autrement dit, la technocratie chartiste est au pouvoir et y est réellement. Ces idées ne flottent pas, elles ne sont pas immatérielles. On ne lutte pas contre elles sans lutter aussi contre les institutions qui assurent leur progression. À moins de réduire la lutte intellectuelle à une joute stérile où les professeurs en colloques discuteraient sans vraiment s’affronter. Il faut savoir localiser ce pouvoir et neutraliser les institutions qui se sont retournées contre la nation québécoise. Pour lutter contre le multiculturalisme, il faut lutter contre les institutions qui le génèrent et assurent son implantation. On peut le dire à l’inverse : la nation prend forme dans un ensemble d’institutions qui lui permettent de s’incarner ou se désagrège en pur discours identitaire. Ce en quoi il faut aussi recentrer le pouvoir autour des institutions qui dans l’État, incarnent encore la souveraineté populaire. La nation doit redevenir pour les intellectuels l’évidence qu’elle est encore pour le peuple. C’est vous dire, toutefois, l’ampleur de la tâche dans le lent travail de reconstruction du nationalisme et de revitalisation de la nation. C’est vous dire surtout que le réinvestissement du nationalisme dans l’espace public passera aussi par une réflexion sur les institutions qui peuvent le mieux mettre en forme l’identité nationale dans l’époque actuelle. On la croyait fermée, mais c’est la question du régime politique, qui resurgit.
Ch.C. Posons la question plus concrètement : croyez-vous que Pauline Marois puisse donner le grand coup de balai qui s’impose et que le Parti québécois incarne encore à lui seul l’avenir du nationalisme ?
Au-delà du leadership seulement politique, c’est un chantier intellectuel qu’il faut ouvrir, pour assurer une nouvelle fécondation du souverainisme par l’identité nationale. Il faut au plus vite, et très clairement, distinguer l’identité nationale de l’héritage soixante-huitard dont on veut l’investir. La vision constructiviste de l’identité collective, qui consiste à croire qu’on peut programmer les contenus de celle-ci selon les préférences idéologiques du moment, est faussée. De ce point de vue, j’ai de la sympathie pour le conservatisme de sens commun exprimé par l’ADQ qui décante dans l’identité québécoise ce qui lui est propre et les valeurs qu’on lui aura inoculées de force dans la dernière décennie. Il y a des valeurs à restaurer : le mérite, l’excellence, la famille, l’effort, la connaissance, le travail, la discipline, le sens de la nation. Notre société doit travailler à son réenracinement, pour reprendre l’excellente formule d’Antoine Robitaille.
Mais ma famille politique demeure celle du souverainisme, du moins pour l’instant, au sens où l’indépendance me semble être le seul destin susceptible de grandeur pour notre peuple. Un Québec qui renoncerait pour de bon à l’indépendance consentirait sans le savoir à la crevaison de son identité nationale. Mais quoi qu’en disent certains, l’heure n’est pas au maximalisme indépendantiste. La dernière élection québécoise n’était pas qu’un événement politique plus important que les autres : elle annonçait aussi pour de bon l’apparition d’une nouvelle ère pour notre Québec où la quête de l’indépendance devra se métamorphoser pour redevenir une possibilité historique et politique. Sortir de l’obsession référendaire n’est pas qu’une formule creuse. Il faut apprendre à penser autrement la traduction politique du nationalisme. Il faut, je crois, réapprendre l’exercice du pouvoir loin des scrupules du postmodernisme envahissant. Il faut réapprendre ce qu’est le politique et en exprimer une vision qui ne soit pas thérapeutique. En ce moment, plus que la souveraineté qui de toutes façons, n’aboutira pas à court terme, à moins d’un miracle politique qu’il ne m’appartient pas de prophétiser, c’est le principe du Québec d’abord qu’il faut réaffirmer, le seuil élémentaire à partir duquel défendre la nation. Il faut désinvestir le nationalisme de la seule souveraineté comme l’a souvent rappelé Christian Dufour pour qui un nationalisme exclusivement tourné vers la souveraineté pouvait d’une certaine manière se retourner contre le Québec. C’est aux fondamentaux du nationalisme qu’il faut en revenir, dans la défense de l’identité québécoise et des intérêts vitaux de la nation.
Ch. C. Autrement dit, votre propos consiste à réaffirmer qu’il faut commencer par asseoir le nationalisme pour espérer réaliser la souveraineté. Commençons par consolider notre nationalisme et assumer notre pouvoir politique, pour gouverner en travaillant à rendre toujours plus aisée la réalisation de l’indépendance. Un mot de prospective pour conclure ?
En fait, l’ADQ et le PQ peuvent aider au renforcement du Québec en élargissant la palette du nationalisme à des parties de la société québécoise qui étaient réfractaires à la vision très particulière qu’avaient les péquistes du nationalisme, et plus encore, du souverainisme. La part de l’électorat d’abord fidèle au Québec est objectivement bien plus grande que le seul électorat du souverainisme officiel ou du Parti québécois. Il faut multiplier les points de vue québécois sur le Québec. D’ailleurs, les fédéralistes l’ont bien senti dans leur dernier manifeste, Reconquérir le Canada, en dénonçant avec autant de vigueur le souverainisme du PQ que l’autonomisme de l’ADQ. C’est le nationalisme dans toutes ses dimensions qu’il nous faut désormais élire politiquement pour dessiner au fil des événements une représentation convaincante de nos intérêts vitaux. Au-delà des partis, auxquels il faut prêter un serment d’infidélité, c’est le Québec et les modalités de son affirmation nationale qu’il faut désormais placer au centre de nos réflexions. C’est du moins mon projet pour les années à venir.