E. Brouillet et L. Massicotte (dir.) Comment changer une Constitution?

Eugénie Brouillet et Louis Massicotte (dir.)
Comment changer une Constitution ? Les nouveaux processus constituants, PUL, 2011, 152 pages

Fille de la Liberté et de la Raison, fondement de tout État de droit, la Constitution est un sujet d’intérêt permanent, particulièrement pour les juristes et les politologues. Comment changer une Constitution ? Les nouveaux processus constituants, un ouvrage dirigé par une juriste et un politologue, Eugénie Brouillet et Louis Massicotte, mérite a priori une certaine attention.

Cela est d’ailleurs confirmé par une habile introduction où ces co-directeurs identifient bien la pertinence de l’ouvrage dans le contexte historique actuel, celui d’une hausse du nombre de démocraties, mais aussi d’un désenchantement à l’égard de la démocratie. Le premier phénomène découle entre autres de la chute de l’URSS et, dans une moindre mesure, le second aussi, puisque la disparition de ce repoussoir aurait aiguisé les exigences à l’égard de la démocratie libérale un peu partout en Occident. Car c’est bien de l’Occident dont il est question dans cet ouvrage collectif qui fait suite à un colloque ayant réuni des universitaires d’Europe et d’Amérique.

La première contribution est signée Karol Soltan, un Américain d’origine polonaise. Cet auteur propose une espèce de méta-récit, celui du « projet de la modération globale » au cœur duquel on retrouverait le constitutionnalisme et la primauté du droit. Ce projet consiste à créer un terrain neutre où il est possible de trouver un équilibre entre droits, revendications et principes, et ce, dans le but de mettre fin à toute forme de violence ou de destruction. Soltan s’inspire de nombreux penseurs réputés pour préciser sa pensée : Hayek et son insistance sur la paix, la justice et la prévisibilité de l’emploi de la violence par l’État comme moyens de vaincre la destructivité ; Rawls, Habermas et leur idée de raison publique qui serait le noyau rationnel du terrain neutre ; ou encore Burke et sa croyance en l’importance de poursuivre des projets légués par les générations précédentes. S’inspirant sans doute là aussi de Burke, l’auteur rejette l’idée de révolution. Il y préfère celle de renaissance qui, outre la modération, se caractériserait par une continuité avec le passé, un niveau exceptionnellement élevé d’améliorations et un renversement momentané des tendances désenchanteuses de la modernité.

Cette réflexion théorique de l’auteur est intéressante, mais les principaux exemples concrets qu’il donne pour l’appuyer sont peu convaincants. Car s’il est vrai que la chute de l’URSS a été rendue possible par la modération de Gorbatchev, il est moins évident qu’on puisse voir de la modération dans l’attitude des peuples qui ont préféré l’économie de marché et l’indépendance à une « autre voie vers le socialisme » à l’intérieur de l’union, aussi légitime et sensée que fût cette attitude. Quant à l’autre exemple abordé longuement par l’auteur, celui de la convention sur le projet de Constitution européenne, il convainc encore moins. D’abord, Soltan nous apprend que cette convention préférait la recherche de consensus à la mise aux voix, ce qui « n’est pas sans rappeler la démocratie des communes hippies et des réunions de Quakers ». Si cette comparaison a l’avantage de mettre au jour le lien entre l’Union Européenne et les Sixties, quoique le figure emblématique de Daniel Cohn-Bendit l’avait déjà révélé, elle parvient mal à soutenir la thèse de la construction européenne comme triomphe de la modération. D’autant plus que ce processus ayant mené à un projet de constitution rejeté par des peuples, mais tout de même adopté sous forme de traité, peut aussi être vu comme une tentative radicale de destruction des souverainetés nationales, voire des nations elles-mêmes. Car au-delà du fait que ce projet visait à codifier et simplifier le droit existant davantage qu’à créer du droit nouveau, l’utilisation du concept de constitution traduisait une volonté de substituer l’Europe aux nations comme source ultime de normativité et de légitimité, ce qui n’est ni souhaitable, ni probable. L’auteur le mentionne lui-même, mais beaucoup trop rapidement et sans en tirer toutes les conséquences, il n’existe pas de peuple européen. Il s’agit là de la faiblesse majeure de sa vision : à ses lectures des grands philosophes, il aurait dû ajouter Herder et Fichte. Ainsi, peut-être que son concept de « projet de la modération globale » ne se détruirait pas aussi facilement au contact de la réalité des nations.

La deuxième contribution de l’ouvrage, signée John Dinan, est plus terre-à-terre. L’auteur étudie seize pays dans le but de comparer les processus constituants nationaux et infranationaux. Il arrive à la conclusion que les processus infranationaux accordent davantage de place à l’électorat (référendum, proposition de modification, etc.). Par contre, il est plus rare que les processus infranationaux prévoient la participation d’instances municipales, alors que les processus nationaux prévoient généralement celle des gouvernements infranationaux. Selon Dinan, cette dernière différence découle du fait que les gouvernements infranationaux sont représentés au sein des gouvernements nationaux, ce qui n’est pas le cas des municipalités au sein des États fédérés, et du fait que l’implication directe de la population dans les processus infranationaux rend moins utile celle des municipalités. Bien qu’il y ait du vrai dans ces explications, elles passent à côté d’une autre fort importante. S’il est pertinent que les États fédérés jouent un rôle dans les processus constituants nationaux, c’est parce que leurs compétences sont fixées par la Constitution nationale. À l’inverse, s’il n’est pas aussi pertinent que les municipalités participent aux processus constituants infranationaux, c’est parce que leurs compétences sont souvent déterminées davantage par des lois ordinaires que par la Constitution de l’État fédéré. Cela nous amène d’ailleurs à penser que la différence la plus importante n’est sans doute pas celle qui existe entre les processus constituants nationaux et infranationaux, comme semble le croire Dinan, mais plutôt que celle qui existe entre les processus constituants des États fédéraux et ceux des États unitaires. Malgré cela, et malgré l’absence d’un tableau qui aurait facilité la compréhension des multiples exemples cités, le texte de Dinan est fort intéressant. Et comme le font remarquer les co-directeurs de l’ouvrage, il comble en partie une lacune de la recherche en droit constitutionnel qui, trop souvent, néglige les constitutions des États fédérés.

Dans une moindre mesure, Jonathan Rose comble aussi une lacune de la recherche en se penchant sur la participation directe des citoyens au processus constituant via des assemblées citoyennes. L’auteur avance, d’une part, que les tentatives de réforme constitutionnelle de la fin des années 1980 et du début des années 1990 au Canada ont échoué en raison du manque de participation citoyenne et, d’autre part, qu’il existe un autre modèle plus participatif qui a servi lors des tentatives de réforme du mode de scrutin en Ontario et en Colombie-Britannique. Le raisonnement est peu convaincant. Il faut se rappeler que si ces tentatives de réformer la Constitution de 1982 ont failli réussir, c’est entre autres parce qu’elles étaient l’œuvre de politiciens canadiens-anglais qui en avaient fait une priorité, même si cela ne correspondait pas à une priorité pour leur électorat. Et si elles ont échoué, c’est parce que des politiciens comme Clyde Wells se sont mis au diapason de leur électorat majoritairement hostile à toute concession au Québec. Quant au « modèle » que constituerait le processus employé en Ontario et en Colombie-Britannique, il est fort peu attrayant considérant que ce processus a mené à des échecs. En effet, dans les deux cas, la population a rejeté la proposition de réforme issue d’un processus alambiqué impliquant une assemblée formée de citoyens pigés au hasard. Les seuls exemples crédibles de participation citoyenne ayant mené à des réussites que l’auteur cite se situent plutôt au niveau local. Même si ce n’était pas l’intention de l’auteur, ce texte a donc le mérite de rappeler que c’est à ce niveau que la participation citoyenne est la plus susceptible de mener à des réformes réussies.

Le texte suivant, signé Bertrand Mathieu, révèle d’ailleurs qu’au niveau national un processus sans participation citoyenne peut mener à une réforme constitutionnelle réussie. L’auteur se sert de l’exemple de la réforme de la Constitution française de 2008 pour faire cette démonstration. Cette réforme, qui visait entre autres à renforcer le Parlement, a été réalisée grâce à un comité de sages qui a fait des recommandations, lesquelles ont été légèrement modifiées par le président et le Parlement, avant d’être adoptées en congrès à Versailles. Bien que ce processus exclut la participation citoyenne, il a l’avantage de faire évoluer la Constitution, et surtout, de le faire d’une manière beaucoup plus démocratique que ne le ferait un juge nommé qui ne serait redevable à personne. Le passage du texte où Mathieu critique à mots couverts la logique qui fait que « la constitution n’est plus un texte substantiel, mais un texte attributif de compétences au juge » est d’ailleurs très juste.

La contribution de Javier Corrales porte elle aussi sur des réformes constitutionnelles réussies et démocratiques. Cet auteur étudie dix pays latino-américains ayant modifié leur constitution. Il en conclut que lorsque les rapports de force sont favorables à l’opposition, il en résulte une réforme qui diminue les pouvoirs du président. À l’inverse, lorsque les rapports de force sont favorables au gouvernement, il en résulte une réforme qui augmente les pouvoirs du président. La démonstration est claire et convaincante.

Le dernier texte de l’ouvrage porte sur la conférence nationale du Mali de 1991 auquel a participé l’auteur, Louis Massicotte. Cette conférence, qui eut lieu suite à un coup d’État mettant fin à une dictature, a rassemblé plusieurs centaines de personnes issues de différents secteurs de la société malienne (associations, partis politiques, subdivisions administratives, etc.). Grâce au leadership du lieutenant-colonel Toumani Touré, cette conférence a été un succès, puisqu’elle a permis l’adoption d’une constitution et d’un code électoral, inspirés de ce qui existe en France, et la naissance d’une démocratie qui fonctionne toujours deux décennies plus tard. Sans doute que cela n’est pas étranger au fait que les partis politiques religieux ont été interdits par la même occasion. Fait à noter, cette interdiction a été adoptée contre la volonté d’intellectuels musulmans, mais avec l’accord des représentants de l’Église catholique. Cela contredit la thèse de ceux, nombreux au Québec, qui prétendent que toutes les religions sont pareillement hostiles à la laïcité et aux valeurs démocratiques.

Cependant, vous ne trouverez pas cette réflexion sur le Québec à partir du cas malien dans ce livre, ni aucune autre réflexion sur le Québec, sauf exception, et c’est là sa principale faiblesse. La seule exception est une note en bas de page contenue dans le texte de John Dinan. Cette note est toutefois digne de mention, car elle nous révèle que la principale raison de l’absence d’une constitution écrite formelle au Québec est la préoccupation de voir la Cour suprême du Canada devenir l’interprète d’une telle constitution. Si nous ne pouvons tenir rigueur à Dinan de ne pas avoir poussé sa réflexion encore plus loin, il nous serait apparu intéressant de lire un auteur québécois reprendre la balle au bond dans une conclusion synthèse. Sur ce point, il aurait pu suggérer une formule d’amendement constitutionnel requérant une majorité simple de l’Assemblée nationale lorsqu’il s’agit de contrecarrer une interprétation d’un tribunal de nomination fédérale. Une conclusion synthèse aurait pu relever dans la plupart des textes de cet ouvrage des éléments pertinents pour mieux comprendre le Québec. Pensons au concept de renaissance de Soltan et à la possibilité de l’utiliser pour qualifier la Révolution tranquille qui, sous ce jour, apparaîtrait moins comme une rupture avec la « Grande Noirceur » que comme une continuité avec le nationalisme progressiste des années 1930 ou même avec l’époque de Mercier. Bref, ce livre propose plusieurs réflexions fort intéressantes, mais il rate l’occasion de les rendre utiles.