Éditorial – Bien comprendre les limitations

Les derniers mois nous ont été pour le moins mal lunés. La brutalité américaine, l’effarement du gouvernement libéral et la manœuvre folklorique des premiers ministres provinciaux à Washington ont certainement agi comme catalyseur d’une réaction de désemparement qui afflige nombre de nos concitoyens. Les secousses telluriques qui font bouger l’ordre international viennent en effet ajouter aux effets dépresseurs d’une conjoncture provinciale qui ne cesse de miner la confiance que les Québécois et les Québécoises peuvent entretenir à l’endroit de nos institutions et de notre gouvernement national.

Impuissant, mais d’une ingéniosité sans borne à pratiquer le déni, le gouvernement Legault distille la médiocrité avec constance et acharnement. La détérioration des services publics n’est plus maquillable et pourtant ce gouvernement de comptables n’en finit plus de refaire ses professions de foi dans les tableaux de bord, comme si les chiffriers Excel faisaient office de Tables de la loi. Les données priment sur les résultats : l’hôpital Maisonneuve tient avec de la broche, comme le cégep Saint-Laurent et celui de Bois-de-Boulogne et peut-être d’autres, le monde de la culture crie famine, des milliers de gens couchent dehors, les écoles doivent combattre les coquerelles et vivre avec des taux de décrochage encore plus élevés que les déficits d’entretien, la liste est interminable. De Santé Québec à Mobilité Infra, les idéologues du management s’en donnent à cœur joie.

La tentation est grande pour les partisans du « moins d’État » d’y trouver la matière et les prétextes pour montrer que le Québec n’a plus les moyens de se payer ses choix de développement. Ainsi La Presse+ s’est-elle fendue d’un grand dossier sur l’État Providence et sur les choix en matière de services de santé. À grands coups de comparaisons scandinaves a-t-elle taillé les termes d’un débat soi-disant nécessaire pour trouver des solutions qui affranchiraient le Québec de sa trop lourde bureaucratie. La pédale était cependant plus douce lorsqu’il s’est agi de regarder les privilèges indécents de la rémunération des médecins-entrepreneurs incorporés ou encore de la place du privé dans les modèles d’organisation des services, etc.

Personne ne niera que les logiques bureaucratiques doivent être combattues et sans cesse remises en cause. La tentation centralisatrice, le foisonnement des procédures et la dilution de la responsabilité sont des tendances inhérentes. Personne ne niera non plus que cela contribue pour une part non négligeable aux maux qui affligent les services publics. Mais il y avait quelque chose de l’indigence intellectuelle à lire ces reportages et les commentaires qu’ils ont inspirés un peu partout à entendre des ratiocinations sur les compressions budgétaires et sur les ressources de l’État qui ne fournissent plus à assurer le minimum acceptable. C’est cependant une indigence bien compréhensible dès lors qu’on refuse de voir l’éléphant dans la pièce : un régime politique qui engendre les distorsions, institutionnalise les conflits d’orientation et empêche le Québec de pleinement maîtriser les ressources dont il aurait besoin pour s’acquitter convenablement de ses responsabilités et satisfaire les attentes des citoyens. Cela n’a rien à voir avec le soi-disant réflexe de dire c’est-la-faute-à Ottawa. Une contrainte de régime est un fait de structure qui reste en tout temps efficace, qu’on en accepte les limitations ou qu’on s’inflige des mouvements d’humeur ou qu’on se soulage en désignant des coupables ou des lâches.

Dans la santé sans doute plus que dans n’importe quel autre domaine des services publics, le statut du Québec est le facteur le plus déstructurant. En raison d’un mode de financement qui accorde au gouvernement du Canada le pouvoir de rationner les moyens financiers, d’imposer des priorités via des structures comme la Fondation canadienne de l’innovation ou encore par la détermination des transferts affectés au financement des services, le Québec est structurellement condamné au bricolage. Il gigote dans une camisole de force. Jamais il ne peut privilégier la solution cohérente, toujours il doit composer avec les moyens que le Canada lui laisse. L’architecture générale de notre système est bancale et condamnée à le demeurer. Même avec beaucoup d’imagination et de la débrouillardise, il se trouve qu’il y a des limites à composer avec des ressources qui ne sont pas seulement rares, mais délibérément raréfiées par les décisions et les choix budgétaires d’un gouvernement fédéral pour qui les priorités québécoises ne sont jamais que des compromis à faire, des concessions à accorder.

Les impasses du système de santé ne sont que l’illustration la plus cruelle de l’impasse canadian où le Québec s’enfonce. La crise de régime s’aggrave et ses conséquences sont de plus en plus néfastes. Pour refuser de tirer la conclusion qui s’impose, le gouvernement caquiste multiplie les contorsions en les enrobant, au surplus, dans une gangue idéologique du tout-au-marché. L’accroissement du secteur privé en santé, les bricolages centralisateurs et le bidouillage de structures pour tenter de faire croire que les forces du marché et le « réalisme budgétaire » vont compenser pour les lacunes du régime politique pourrissent le débat public. Ils en détournent à la fois le sens et le cours en plus d’engager le Québec sur la voie de l’aliénation marchande. Le régime fait un lit douillet pour les idéologues néolibéraux.

L’administration provinciale ne peut jamais agir sur les fondamentaux. Le régime politique définit les conditions nécessaires à respecter, la gouverne provinciale reste condamnée à tenter de trouver dans l’espace qu’il lui laisse les alibis qui lui permettent de présenter ses compromis comme des conditions suffisantes. C’est évidemment un leurre. Mais c’est surtout une logique qui impose un effet dépresseur assuré. Un effet qui mine la confiance dans nos moyens, qui sape progressivement la légitimité de l’État du Québec et sa capacité à servir l’intérêt et les attentes de la population.

Sans surprise, l’autonomisme caquiste sert ainsi à renforcer la démonstration que la province n’est pas capable, qu’elle est incompétente et inapte à affronter les défis que lui pose son développement. Cela nourrit un cynisme croissant, une attitude d’autodénigrement et de mépris de soi. Loin de se laisser aller à la résignation et au défaitisme, des pans de la population commencent à regimber sérieusement. Mais il faudra se méfier des efforts de propagande des idéologues du régime qui ne reculeront devant rien, sinon pour désamorcer la colère, du moins pour la retourner contre nous-mêmes en tentant encore une fois de l’engager dans de nouvelles impasses. C’est ce à quoi nous assistons depuis l’arrivée d’une brute à Washington alors que nombre de voix se mobilisent pour tenter de convaincre les Québécois que la fusion à « l’équipe » Canada plutôt que la négociation des conditions d’une alliance avec lui servirait mieux le Québec. L’incompétence et la servilité ne paveront pas la voie du développement, surtout pas en se laissant définir par un régime qui n’a de cesse d’orchestrer notre minorisation.

Chaque tournant de conjoncture est à chaque fois présenté comme un motif renouvelé pour tourner le dos à la question nationale. Chaque fois les savants propos fusent pour renvoyer aux Québécois l’image de la vulnérabilité et de la fragilité. Qu’il s’agisse de l’état des services de santé ou du rétrécissement de l’espace de la politique commerciale, la posture est essentiellement la même. Il s’agit toujours d’en rajouter sur l’effet dépresseur, pour mieux réaffirmer plus ou moins implicitement que la voie canadian est celle du redressement.

Gérard Bouchard qui ne cesse d’exposer son désenchantement et sa perplexité devant l’état de la nation en appelle à un regain de fierté, au dépassement de soi. Il aura suscité une réaction enthousiaste de la part d’un groupe très diversifié de citoyens qui ont trouvé dans La Presse+ un lieu pour partager le goût d’en finir avec la morosité et la résignation. « Soyons extraordinaires », disent-ils en appelant à sortir de la torpeur et de l’apathie. On ne peut qu’applaudir à leur initiative et, surtout, à leur goût du dépassement.

Mais il faut prendre garde de s’imaginer que la solution est d’abord une affaire d’attitude. La sortie de crise et le sursaut national ne se dessineront pas seulement dans le registre culturel et les discours sur l’estime de soi. C’est certes une condition nécessaire, mais c’est très loin d’être une condition suffisante. C’est dans le procès du régime qu’il faut inscrire le mécontentement et la colère tout autant que les appels au dépassement. C’est en imaginant des solutions qui n’intériorisent pas les limitations que ce procès fera des démonstrations convaincantes.

Il faut régler la question nationale.

Les alibis, les voies d’évitement, l’autonomisme rhétorique et l’enflure patriotarde ne feront que nous enliser davantage. Il y avait quelque chose de singulièrement désolant d’entendre la ministre St-Onge plaider pour la souveraineté culturelle du Canada. Encore une autre manière d’enfirouâper les Québécois en retournant contre eux la pirouette dilatoire de Robert Bourassa. Et avoir l’outrecuidance de la proposer alors qu’Ottawa a tout fait pour nous la refuser. Chaque crise majeure donne au Canada la matière et l’occasion de nous phagocyter davantage. Les élucubrations sur les vertus du commerce interprovincial ne servent qu’à paver la voie à des mesures d’uniformisation qui donneront au Canada les moyens d’une centralisation qui renforcera son caractère unitaire. Et d’intégrer davantage le Québec dans un espace économique qu’il ne contrôlera pas. La sortie de crise canadian ne doit pas servir de voie d’enfermement. Pour le Québec, sortir de la crise c’est nécessairement sortir du Canada.

L’indépendance est la seule voie honorable. Et c’est à cette hauteur qu’il faut situer nos débats. Et surtout, c’est dans ce registre que les appels à la fierté et au dépassement peuvent être féconds. Nous avons ce qu’il faut, les compétences, les moyens et les talents pour venir à bout des défis que nos turpitudes politiciennes transforment en calamité.

Nous ne sommes pas condamnés à voir l’avenir en comptant les civières.

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