En fin de session, juste avant son départ pour Copenhague, Jean Charest s’est surpassé. On l’a vu en conférence de presse-bilan nous étaler tout son talent. Du grand art. L’employé du Parti libéral joue bien sa partition. Il connaît la musique. Et il est bien décidé à faire danser la province entière sur les rigodons de la démanche. Il est payé en cachette depuis des années ? Il avoue et se cabre devant l’évidence. C’est une affaire privée entre lui et son employeur, il a besoin de cet argent, c’est ce qu’il lui faut pour vivre, a-t-il sèchement répondu aux journalistes trop insistants. Une affaire privée ? Quelle outrecuidance ! Notre premier sous-ministre n’a pas le moindre respect pour nos institutions.
Qui nous dit qu’il est le seul inscrit de son gouvernement sur la liste de paie discrète du Parti libéral du Québec ? Quand on sait l’aptitude de ce parti à garnir ses coffres, il est bien difficile de croire qu’il soit le seul à avoir négocié « ce qu’il lui faut pour vivre ». On est pris de compassion pour tous ceux-là qui vont devoir casquer lors des prochaines négociations du secteur public. Ils vont servir, eux aussi, à une autre diversion, bien mise en scène par le roman-panique sur les finances publiques. Où se tourneront-ils pour obtenir ce qu’il faut pour vivre ? On l’aura compris, il est des besognes où il faut ce qu’il faut. Et ça se paie.
Jean Charest se cramponne et gagne du temps. Il ne veut pas d’enquête publique et il est prêt à payer cher politiquement pour tenir sa position. Il le sait, une telle chose lui fera perdre tout contrôle sur l’agenda politique. Le jeu en vaut donc la chandelle. Il a tant à faire pour normaliser la province. Il n’a donc rien à perdre à tenter la diversion.
Copenhague lui en a fourni une occasion inespérée, le calendrier jouait en sa faveur. La fin de session avait été difficile. Rien de mieux que le numéro du roquet nationaliste pour vous refaire une vertu. On l’a vu en piste. Presque crédible avec son histoire des deux Canada. Presque, seulement. Car, bien sûr, cela n’était que rhétorique : il est un inconditionnel du Canada et rien ne sera jamais trop cher payé pour continuer de s’y dissoudre. Le désastre albertain, subventionné à bloc depuis des lustres à même nos impôts, les pertes gigantesques occasionnées par le changement de l’année de référence pour le calcul des émissions de carbone, l’humiliation subie de voir le Québec rangé parmi les plus sinistres, rien n’y fait.
Jean Charest gagne du temps. Il faudrait être bien naïf pour imaginer que son cabinet se tourne les pouces en attendant que la tempête se calme. Ils sont déjà à l’œuvre les hommes de l’ombre pour concocter une solution de repli. Si jamais la chose devenait absolument inévitable tout devra être prêt pour s’assurer que le mandat de l’enquête soit assez étroit et le mandataire assez sûr pour éviter tout débordement. En ces milieux on a beaucoup appris de la commission Gomery. La guerre de clans qui opposait les partisans de Martin à ceux de Chrétien aura somme toute été bien inoffensive. C’est vrai que l’image du parti en a pris tout un coup, mais l’essentiel a été préservé : pas de responsables politiciens mis en cause, pas de vue d’ensemble du système de financement, rien de clair sur la mise en œuvre et le financement des pratiques illégales et clandestines pour casser le Québec. Que de la belle ouvrage. Une preuve de plus qu’il faut faire confiance aux institutions canadian. Et quelle bouille ce bon juge ! La vertu fédérale incarnée. On n’a aucun mal à le voir en mentor du prochain mandataire de secours.
Jean Charest gagne du temps. C’est une denrée précieuse dans l’univers de la corruption. Le temps de se pousser. Le temps de détruire des preuves. Le temps de couvrir les pistes. Le temps d’en fabriquer de fausses. Le temps de mettre au point des alibis. Le temps de se mettre en bouche les bons discours.
À l’heure où le gouvernement du Québec se lance dans des chantiers de plus de 40 milliards de dollars, les écarts de 25 à 35 % dans le coût des travaux ne sont pas des vétilles. Il y aura beaucoup de monde autour de l’auge. Et pas que la mafia. Cela devrait suffire pour allumer tous les feux rouges. Et pourtant, l’indignation reste une affaire de conversation de cuisine. Le cynisme bon chic bon genre remplace le courage.
Les coûts des projets de mégahôpitaux explosent, les appels d’offres pour les travaux publics ressemblent à des simulacres, la Caisse de dépôt s’enlise, Hydro-Québec se prend pour le Enron du Nord, les élections municipales se négocient, notre gouvernement est aux affaires !
La chose semble difficile à envisager mais c’est pourtant la vérité. La corruption est un mécanisme fort efficace de folklorisation. La normalisation canadian du Québec passe par la destruction de sa capacité de cohésion nationale et par la déliquescence de notre État, notre principal instrument. C’est ce que fait la corruption. Qu’elle soit planifiée, encouragée ou simplement tolérée ne change rien à l’affaire. Seul le résultat importe ici. Et ce résultat se dessine déjà, comme il se lisait aussi entre les lignes du rapport Gomery et dans ce qui a fait la trame du scandale des commandites : tout est permis et tout est accepté pour mettre le Québec au pas. C’est la ligne qui a été franchie en 1995.
Les inconditionnels du Canada ne reculeront devant rien. Surtout pas devant le pourrissement de nos institutions nationales. Si la corruption peut s’installer comme elle semble l’avoir fait, c’est qu’il n’y a plus de projet suffisamment fort pour donner à la vie politique son sens, son code d’honneur et son élan. Gérer la normalisation tranquille ne conduira nulle part ailleurs que dans l’univers glauque de la médiocrité des patroneux. Le sens de l’État sera bradé pour les calculs de boutiquier. Un peuple aura été poussé à la dérive. Gouverner le Québec dans le Canada est devenu un projet ouvertement liberticide.
Cela se paie. Comme ça se vend.