Monsieur,
Je ne vous le cacherai pas, je vous écris en désespoir de cause. De tous les responsables de corps constitués qui ont eu à se prononcer sur le dossier du CHUM, vous êtes un des rares chez qui je vois encore luire une parcelle de courage et d’intégrité intellectuelle. Je m’adresse à vous parce que je pense que vos interventions ont jusqu’ici témoigné des qualités indispensables aux devoirs afférents à la fonction que vous occupez. Je pense cependant que vous n’allez pas au bout de vos raisonnements et je vous invite ici à vous tenir droit dans la logique et la responsabilité qui s’en dégagent avec clarté.
Devant l’aveuglement idéologique et l’incompétence mensongère du gouvernement Charest, vous seul et la Fédération que vous présidez pouvez encore faire valoir non seulement le sens commun, mais le bien commun, tel qu’il s’impose à n’importe quel peuple bien accordé avec son sens national. Vous avez le devoir de vous opposer à la marginalisation de la médecine francophone et de ses institutions. Vous avez déjà souligné que le projet du CHUM était trop petit et inadéquat. Le ministre Bolduc a retenu certaines de vos propositions et modifié le projet. C’était une demi-victoire puisque l’on apprend ce qu’il en coûtera : accroissement des coûts et report d’échéancier. Si tout va bien le projet sera complété en… 2018.
L’annonce de ce lundi n’est rien d’autre qu’un simulacre. Les sparages concernant l’appel de propositions ne sont que poudre aux yeux lancée par un gouvernement aussi usé que cynique. Navrant de voir qu’une large part de la classe politique et des élites montréalaises en particulier font semblant d’y croire. Désolant aussi de voir que le débat sur la formule PPP cache l’enjeu fondamental. Il n’y aura pas deux mégacentres hospitaliers universitaires à Montréal. C’est un dédoublement inacceptable qui engloutira des sommes faramineuses que nous n’avons pas les moyens d’y consacrer et qui ne donnera, en fin de compte, qu’un seul mégacentre et une patente inachevée, une espèce de bidule auquel feront semblant de croire les médecins francophones restés en rade. Les éléphants blancs n’arrêtent de grossir que lorsque la bêtise cesse de les nourrir. Nous savons depuis les Jeux olympiques que cela peut être long et coûteux.
Le projet du CHUM est fondamentalement vicié. Il repose sur un partage des ressources que rien ne saurait justifier. Cela n’a aucun sens de partager à 50-50 les fonds publics pour donner deux centres hospitaliers. L’Université de Montréal forme quatre fois plus de médecins qui pratiquent au Québec que McGill et elle se retrouvera avec des moyens qui ne seront même pas équivalents puisque McGill peut compter sur des revenus de sa fondation, auxquels s’ajoute une subvention supplémentaire de cent millions octroyée par la Fondation canadienne de l’innovation, une patente forgée pour soustraire la gestion des fonds publics à la reddition de compte et au pouvoir de notre Assemblée nationale. À sa face même, la proposition de construire deux mégahôpitaux est une injure et une injustice pour la médecine francophone et ses institutions. Elle les condamne à la sous-performance et les subordonne à un ordre des choses qui les voue au perpétuel rattrapage. Le partage inéquitable et les reports d’échéancier donnent à McGill un avantage structurel indu qui fera de la médecine francophone une médecine de deuxième ordre. On s’attendrait à ce que ses chefs de file soient plus combatifs – la tentation est grande de dire : responsables.
Vous êtes bien placé pour savoir ce que signifiera ce CHUM de la demi-mesure : les normes des meilleures pratiques, les équipements, l’innovation et les explorations du potentiel de toutes les disciplines et spécialités vont en souffrir. Le système public va en souffrir : McGill exporte la majorité ses diplômés pendant que nous manquons cruellement d’effectifs. Nous mettons en danger la santé publique en gaspillant des ressources pour engraisser la bureaucratie dédoublée au lieu de les affecter à la prestation des soins. Nous détournons des sommes qui ne seront plus disponibles pour relever le niveau du réseau en région, nous sabotons les équilibres linguistiques à Montréal, nous handicapons le développement des institutions de la majorité et le cadre national qui devait leur donner cohérence. Le dédoublement des projets ne sert qu’à financer une institution qui n’y concourt que sur ses bases à elle, en fonction de ses critères à elle alors qu’elle draine des fonds publics. Nous finançons la pénurie pour ne pas toucher à une vache sacrée : McGill et son privilège de développement séparé.
Je sais, vous avez toujours dit que la saine concurrence serait bonne pour les deux institutions. Je n’en disconviens pas. Mais pourquoi diable, ne pourrait-elle pas s’exercer dans le cadre d’une seule institution nationale sinon parce que McGill refuse obstinément de fonctionner dans un cadre commun ? Sinon parce qu’elle refuse de souscrire aux impératifs d’une planification nationale accordée à un partage équitable des fonds publics en fonction de la démographie. Cette émulation vaut-elle les milliards que nous lui consacrerons pour ne pas revoir le partage des ressources en fonction de critères objectifs tenant compte des besoins de l’ensemble de la population ? Le Québec est-il si riche qu’il puisse se permettre le luxe de laisser une telle institution continuer, avec nos taxes, de s’isoler dans sa superbe ? Le monde médical francophone est-il dupe au point de ne pas voir que les dés sont pipés, qu’il n’y aura pas d’émulation parce c’est une partie où les joueurs n’auront pas les mêmes moyens ?
Personne ici ne soutient qu’il faille réduire les soins aux patients anglophones. Il s’agit de doter le Québec d’une institution de pointe qui profitera à toute la population. Il s’agit de se doter d’une institution nationale qui travaillera dans la langue commune du Québec, qui sera administrée dans cette langue et qui articulera ses priorités en fonction des objectifs reliés à une juste allocation des fonds publics.
Vous savez comme moi que c’est là que le bât blesse. Vous savez que le projet ne vise qu’une seule chose : permettre à deux univers de cohabiter en s’ignorant le plus possible. Vous savez que McGill ne cherche qu’à minimiser son interface avec les institutions de la médecine québécoise et à s’affranchir le plus possible des déterminants qui pèsent sur son développement et sur la nature des choix de santé publique inhérents à notre situation nationale. Vous savez que cette institution n’a plus la démographie de ses prétentions et que le projet de mégahôpital séparé ne vise qu’à lui permettre de soutirer de la population du Québec les ratios épidémiologiques requis pour maintenir son enseignement séparé et continuer de se définir en fonction des universités américaines pour mieux s’autoproclamer de « classe mondiale » parmi les pittoresques institutions de la majorité.
Il n’y aura pas deux centres à Montréal, mais bien un navire amiral et une chaloupe à la dérive. En refusant d’aller au fond des choses, vous cautionnez les manœuvres politiques qui ne serviront, à terme, qu’à satelliser le monde médical francophone. Il n’en restera qu’une médecine qui ne se définira plus qu’en fonction de ses pénuries et des torts qu’en subira la population québécoise. En maintenant cette hypothèse folle des deux projets, vous condamnez les institutions médicales à sombrer dans la spirale de la résignation. Le temps, les tourments financiers et les contraintes budgétaires s’accumulant, il ne restera du CHUM qu’un compromis bancal. Il sera alors trop tard pour se plaindre du manque de ressources de la Faculté de médecine de l’Université de Montréal et d’un CHUM inachevé et poussif. Il sera trop tard pour rougir de la comparaison avec le palace de McGill. Le temps sera venu alors de la prostration pour une profession qui aura recommencé d’intérioriser l’idée que l’excellence ne s’atteindra plus dans les institutions francophones. Et continueront les sarcasmes et l’auto-dénigrement en s’extasiant devant le complexe de la cour Glen.
Docteur Barrette, ce n’est pas à vous que j’apprendrai ces choses : il y a des abcès que l’on doit crever, sinon c’est la gangrène qui menace. Vous pouvez rendre un grand service public en brisant les alibis. La médecine québécoise s’en portera d’autant mieux que vous permettrez ainsi qu’une discussion ouverte se fasse sur son avenir. L’intérêt national n’en sera que mieux servi parce qu’une cohésion d’ensemble pourra alors être envisagée pour le développement d’un système institutionnel d’enseignement et de recherche accordé aux besoins. Il faut un seul CHU qui réponde aux priorités de l’ensemble des citoyens plutôt qu’aux privilèges hérités d’une structure sociale vétuste. Le Québec a besoin d’une institution nationale forte et il serait normal qu’il puisse compter sur les chefs de file de la médecine pour la lui donner.