Été 2021 – Place aux artisans du sens

2021maijuin250Les choses commencent à se tasser, la sortie de pandémie ne semble plus tenir du boniment de motivateur. Tant mieux si les choses continuent de s’améliorer. Mais il ne faudrait surtout pas que les appels au retour critique sur les événements restent lettre morte.

Les débats sur la reprise vont être intenses, les conflits de priorité ne vont pas manquer. La pandémie aura eu le dos large, les propositions de voies de sortie ne l’auront pas moins. Il faudra pourtant se rendre à l’évidence : des urgences plus urgentes que d’autres s’imposent. Ce sont celles du sens, des significations à accorder aux choix à naître qui devraient s’imposer.

Les pragmatiques ne manqueront pas de rappeler que le secteur culturel est celui qui répond le plus rapidement aux mesures de relance, qu’il est celui qui apporte le plus vite le retour fiscal qui en réduirait les coûts. Ils n’auront pas tort de réclamer un effort immense pour garder l’intégrité d’un complexe institutionnel très durement frappé et dont certains pans menacent même de s’effondrer. Il faudra pourtant aller au-delà de ces considérations pour éviter de passer à côté de l’essentiel : ce que la crise a révélé le plus durement, c’est la question du sens, de ce qui est essentiel au lien social. Autant dire que la pandémie aura fait des rappels en cascades du rôle vital de la culture.

Voilà déjà trop d’années que la réflexion publique est enlisée dans les schémas économicistes qui instrumentalisent les enjeux du développement culturel dans les considérations sur les industries culturelles, sur l’empire du divertissement et sur la soumission à l’uniformisation du monde par les géants de la culture de masse version globish et médiocrité. Les artistes l’ont dit de mille et une manières, c’est le lien qui a été blessé. C’est de lui qu’ils se sont languis.

Certes, cela les a privés de leur gagne-pain. L’état des théâtres, des salles de concert, des galeries est affligeant et des mesures importantes s’imposent. Il faut colmater les brèches dans les réseaux et infrastructures qui étaient déjà fragiles avant la crise et qui nécessitent des restaurations immédiates. D’autres secteurs, comme le livre et les librairies s’en sont mieux tiré et il faudra miser sur ce que leur succès a révélé. Car il n’y a pas lieu de se complaire dans l’idée de relance. La vie culturelle du Québec n’allait pas si bien qu’un simple retour au statu quo ante pourrait suffire à rassurer tout le monde.

Il faut reprendre l’immense chantier du développement culturel, le débarrasser des visions instrumentales et le raccorder avec ce qui peut donner une vision du monde et une qualité de vie marquées par la quête du sens, affranchies ou visant à s’affranchir du nihilisme marchand. Il faut penser des moyens qui favoriseront le contact le plus direct, le plus nourrissant aux œuvres de l’art, de la science et des techniques. Il faut les penser comme moyens de formation et d’élévation de l’esprit avant de les voir comme mesures du rendement et du retour sur l’investissement. Les enjeux d’accessibilité ne doivent plus être réduits aux objectifs de marketing et aux gadgets de développement des publics. Il faut penser et agir pour placer la culture au fondement de la sociabilité et de la citoyenneté. La référence commune est essentielle et c’est la culture qui en porte à la fois la pédagogie, le témoignage et l’exemplarité.

À l’école, cela voudra dire des réformes de programmes qui prendront des années à se mettre en place, mais il faudra surtout, le plus tôt possible, d’importantes initiatives pour favoriser les contacts directs avec les œuvres de l’esprit et ceux et celles qui les produisent. Il faut des programmes de rencontres avec les artistes, avec des scientifiques en exercice et des techniciens chevronnés qui témoigneront pour mieux partager. Chaque élève, chaque étudiant devrait être hebdomadairement exposé qui, à une lecture publique de poésie, qui a un concert intime, qui à la présentation des travaux d’un biologiste, à l’explication d’une maquette de barrage hydroélectrique, etc. Concerts, expo-sciences, excursions botanistes, il faut un foisonnement d’initiatives centrées sur l’expérience directe des artisans de la construction du sens dans l’engagement et la participation.

Il devrait en aller de même pour chaque adulte, chaque citoyen. Les bibliothèques publiques pourraient jouer un rôle clé. Il leur faudrait des moyens beaucoup plus substantiels pour mener des activités d’animation culturelle autour des livres et de leurs auteurs, autour de la vie des sciences, de l’héritage des arts et des enjeux technologiques. Les maisons de la culture pourraient connaître un deuxième souffle. Les musées devraient pouvoir mieux arrimer leurs activités aux programmations scolaires et parascolaires. Bref, il s’agit moins d’une relance que d’une refondation à réaliser en plaçant les œuvres au cœur de l’échange direct entre les créateurs et les citoyens. Ce qu’on reconnaît comme vertu aux arts vivants, il faut l’étendre à l’ensemble de la vie culturelle. Il faut surtout sortir du divertissement comme référent central. La culture reste l’horizon de l’épanouissement des personnes et des collectivités en même temps qu’elle en est le fondement. Elle est le lieu de l’homme, comme l’a si bien dit Fernand Dumont qui la voyait comme distance et mémoire.

Une petite nation comme la nôtre restera toujours prisonnière de la modestie de ses moyens matériels pour affronter la domination culturelle. C’est par la puissance de sa force créatrice qu’elle pourra perdurer en s’assumant. À la condition, toutefois, de l’exercer dans le registre du lien social, là où elle trouve sa fécondité, c’est-à-dire là où elle peut créer les conditions pour faire de la connaissance et de l’expérience esthétique des composantes essentielles de l’organisation de la vie en société.

À l’heure où les inquiétudes sur la situation du français se font de plus en plus grandes, alors que les risques de déclassement culturel sont agrandis par les ravages qu’aura faits la crise sanitaire dans les carrières et les circuits professionnels, il est temps de réaliser que le combat pour la langue est perdu d’avance s’il n’est pas aussi un combat pour la culture vivante. Le ministre Jolin-Barette devrait inscrire le partage de la culture québécoise comme l’objectif consubstantiel à la consécration du français comme langue officielle et commune.

La reconnaissance d’un tel principe devrait s’accompagner d’une vaste opération de développement culturel associant la citoyenneté à l’accessibilité aux œuvres de l’esprit comme ambition collective. La mobilisation est possible, elle est nécessaire et les forces du milieu sont prêtes et capables de grands dépassements. Il ne faut pas avoir peur des mots : sortir de la pandémie doit nous servir à mieux cerner notre projet de civilisation. C’est par lui et par ce que nous ferons de la culture dans notre qualité de vie et dans les conditions d’existence commune que nous ferons notre contribution au monde.

Robert Laplante
Directeur des Cahiers de lecture