Emmanuel Lapierre. Le duel culturel des nations

Emmanuel Lapierre
Le duel culturel des nations
Montréal, Les éditions du Boréal, 2023, 198 pages

Né au Pérou d’un père péruvien, l’auteur a grandi au Québec avec sa mère québécoise dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve. Il a toujours souhaité qu’on ne le voie pas comme un immigrant, mais son entourage le renvoyait souvent à une culture péruvienne dans laquelle il ne se reconnaissait pas. À l’école, on tenait absolument à célébrer sa « différence », ce qui, à force, l’a conduit à un questionnement sur son « identité » ; et, de là, à une réflexion sur le nationalisme. La première partie de l’ouvrage se penche justement sur le nationalisme.

Lapierre réfute la thèse de « la dichotomie de Koln » – un intellectuel juif né en 1891 en Bohême (aujourd’hui la République tchèque) – selon lequel seul le nationalisme des grandes nations est civique et valable, alors que celui des petites nations serait ethnique et condamnable. Hans Koln est l’auteur de L’idée du nationalisme, un ouvrage devenu classique, publié en 1944. Jusqu’à la fin de la Grande Guerre, il a vécu dans la communauté allemande, minoritaire à Prague, mais puissante, et il a fait sienne cette langue dominante alors que les Tchèques, pourtant majoritaires, devaient, eux, maitriser les deux langues. Après l’indépendance de la Tchécoslovaquie en 1918, la minorité germanophone a perdu ses privilèges, et Koln s’est mis à se sentir étranger dans la ville où il avait vécu sans avoir jamais eu l’idée de s’intégrer à la culture majoritaire. Cela a marqué sa vie personnelle et imprègne son ouvrage, peu amène envers les petites nations qui relèvent la tête. Au moment de la publication de celui-ci, Koln connut la gloire. Sa conception des deux nationalismes – d’un côté, le bon, celui des nations puissantes et ouvertes, et de l’autre côté, le mauvais, celui des petites nations ratatinées dans l’ethnicité et vindicatives – s’est maintenue longtemps chez les universitaires, et elle continue à bien servir les intérêts de toute nation dominante engagée dans un duel culturel avec les nations qu’elle veut continuer à dominer.

Lapierre estime que « la dichotomie de Koln se déploie de manière à élever moralement les États-Unis, la Grande-Bretagne ou le Canada au-dessus des autres nations » (p. 80) et il déplore que ce mythe du nationalisme répulsif des petites nations soit toujours aussi bien enraciné. Il réfute l’idée selon laquelle certaines nations élues comme Israël, l’Angleterre, ou les États-Unis se seraient développées grâce à un bon nationalisme, tandis que d’autres auraient vu leur développement compromis à cause de leur nationalisme étroit. En fait, il rappelle la thèse de Arendt sur le rapport entre nationalisme et nazisme, selon qui ce sont justement les forces qui œuvraient contre le nationalisme qui ont entrainé l’émergence du nazisme en Allemagne (voir Les Origines du totalitarisme). Par ailleurs, encore en prenant appui sur les analyses de Hannah Arendt et de Johann G. Herder avant elle, Lapierre démontre par de nombreux exemples que tout nationalisme comporte une dimension ethnique, et pas seulement, tant s’en faut, celui des petites nations dominées.

La seconde partie de l’ouvrage porte sur le duel culturel des nations. Expliquant le nationalisme et les façons dont il se matérialise, Lapierre cite Renan, pour qui « la nation prend forme dans les têtes grâce à la langue ». Il constate que lorsque deux langues cohabitent, les gens finissent toujours par utiliser la plus pratique, voire la plus forte. « L’état de bilinguisme n’est donc ni stable ni permanent. Il débouche fatalement sur l’extinction de la langue et de la culture locales ». Dans les chapitres 11 à 14, il utilise des exemples tirés de la littérature pour illustrer comment ce duel a été gagné par la langue anglaise au pays de Galles, en Irlande et en Écosse. Pour le Canada, il cite Antane Kapesh, une pionnière de la littérature innue, qui raconte le duel entre sa culture et celle des blancs sur la Côte-Nord, région appelée jadis le Nitassinan, puis Domaine du Roy, puis comté de Saguenay. Lapierre reprend aussi les constats de Jean Bouthillette sur la dépossession psychologique vécue par les Canadiens français devenus Québécois, qui se sont fait voler jusqu’à leur nom, et il souligne à quel point le duel culturel qui est engagé entre la nation québécoise et la nation canadienne a pu être dans le passé et est redevenu dépolitisé. Concernant le terme « canadien », qui désigne de nouveau de plus en plus deux appartenances, Lapierre note : « comment signifier que l’on constitue bel et bien un peuple à part entière quand notre nation porte le même nom qu’une autre sur le même territoire ? » (p. 162).

C’est notamment à travers la langue que la nation cherche à se matérialiser. Le groupe national dominant cherche donc férocement à étendre l’usage de la sienne. Mais cette férocité, habituellement, ne paraît pas tant que cela : tant de facteurs non politiques concourent à assurer la suprématie de la langue dominante que cette domination semble s’expliquer naturellement sans que personne ne pousse en ce sens. Lapierre cite un document de l’UNESCO qui prévoit que, d’ici la fin du XXIe siècle, 50 % à 90% des six mille langues parlées actuellement dans le monde risquent de disparaitre, et que 25 langues meurent chaque année ! En fait, « les peuples qui survivent sont ceux qui réalisent une forme d’indépendance politique » (p. 107). La souveraineté, pour un peuple, est le meilleur prédicteur de la survie de sa langue.

Comme les nations non souveraines n’ont que des symboles culturels pour exprimer leur existence (drapeau, chansons, romans, films, équipes sportives, etc.), ces symboles nationaux deviennent des enjeux. Lapierre s’intéresse particulièrement au rôle des équipes sportives. Le gouvernement canadien refuse obstinément de créer une équipe de sport proprement québécoise au Canada. La volonté profonde de la nation canadienne-anglaise d’assimiler ou de marginaliser la nation dominée – le Québec – ne s’exprime pas explicitement sur la place publique, car, après tout, « les génocides culturels ouvertement déclarés constituent l’exception » (p. 96). Mais il n’empêche que le Canada fait absolument tout pour priver le Québec de symboles grâce auxquels son existence serait renforcée aux yeux de tous, à commencer par ceux des Québécois. Les nations dominantes, dont le Canada, ne se décrivent pas comme nationalistes ; au contraire, elles déprécient le nationalisme. Et pourtant, elles le sont, elles le sont totalement. Et leur nationalisme, en plus, comporte lui-même une forte connotation ethnique puisqu’il repose notamment sur une langue qu’elles cherchent à imposer à tous ceux qui vivent sur le territoire. À Toronto ou à Ottawa, on a beau croire que la nation canadienne est inclusive et sans dimension ethnique, c’est faux, démontre Lapierre.

Son dernier chapitre est consacré au club le Canadien de Montréal. Maurice Richard a été « l’idole de tout un peuple, mais lequel ? » se demande Lapierre. Ce club, explique-t-il, a fait office d’équipe nationale par défaut des Canadiens français et Québécois jusque vers 2010 ; puis les joueurs francophones se firent rares. Résumant les conclusions de son étude publiée dans la revue Globe en 2012, Lapierre a pu vérifier que « lorsque Le Canadien était composé à plus de 50 % de joueurs francophones, il a remporté la coupe Stanley presque une fois sur deux. Les partisans projetaient alors plus ou moins inconsciemment sur les joueurs francophones leurs désirs de libération, et cela portait les joueurs eux-mêmes ». En terminant, Lapierre fait part de son rêve de l’indépendance du Québec et de « la douleur de l’inachèvement ».

L’étude de Lapierre rappelle ce qui, aux yeux des lecteurs un peu âgés, paraîtra des évidences. Mais il est bon qu’un auteur plus jeune, dans des mots qui parlent à sa génération, redise ce qui, de nos jours, est de nouveau passé beaucoup trop souvent sous silence. Dans l’histoire, les nationalismes les plus mortifères ont bien souvent été justement ceux des nations qui se croyaient exemptes de nationalisme. Merci à Emmanuel Lapierre pour ses constats pertinents sur le fonctionnement du conflit national. Ils contribueront à la poursuite d’une réflexion politique pour dégager des pistes de sortie de l’impuissance politique du nationalisme québécois.

Robert Comeau
Historien, professeur à la retraite de l’UQAM

Mars 2024

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