Professeur de science politique à l’UQAM, Marc Chevrier est aussi essayiste. Début 2005, il faisait paraître aux éditions Boréal Le Temps de l’homme fini (lire l’article de Dave Anctil dans le numéro de février 2006 de L’Action nationale), recueil d’essais traquant les particularités de l’époque actuelle (triomphe de la science, du libéralisme démocratique, éclatement des valeurs, séparation radicale du beau et du vrai, etc.) à travers différents phénomènes tels que le défilé de la fierté gaie, l’inauguration du complexe cinématographique Ex-Centris ou encore la Symphonie du millénaire.
Précédemment, il publiait dans la revue Argument (vol.6, nos 1 et 2) De l’extrême Byzance, article en forme de dialogue traitant de « l’impuissance politique du Québec ». Très critiques, ses textes se démarquent par un style somptueux et un raffinement de pensée qui le placent, comme l’écrivait Antoine Robitaille, parmi les meilleurs auteurs de sa génération. Récemment, il a accepté de rencontrer L’Action nationale pour une entrevue.
Jean-François Cloutier : Marc Chevrier, je voudrais d’abord aborder les grands postulats qui sous-tendent Le Temps de l’homme fini. Ce titre fait écho à la pensée de Valéry voulant que nous soyons entrés dans le temps du monde fini, c’est-à-dire un monde où il y aurait eu « bornage définitif », un monde clos. N’exagérons-nous pas, pourtant, quand nous parlons d’une telle finitude ? N’y a-t-il pas là une phrase simplement littéraire ? Pour l’entrepreneur ou le financier, en effet, le monde n’a aujourd’hui rien de fini – c’est plutôt le contraire - ; pour le scientifique également, les récentes découvertes, en génétique notamment, semblent ouvrir des perspectives jusqu’à tout récemment impensables, de véritables « nouveaux continents »…
Marc Chevrier : Je vois ce que vous voulez dire, mais je ne pense pas qu’il soit exagéré de parler de monde fini ou encore d’homme fini, dans la mesure où les nouvelles découvertes dont vous parlez, en génétique par exemple, se font dans le cadre très restrictif de la science, qui exclut au préalable toute idée d’un « arrière-monde », où les lois découvertes par la raison cesseraient d’agir ou pèseraient moins sur le cours des choses. De même, pour l’entrepreneur qui va en Chine, il n’y a pas de danger de rencontrer une altérité radicale, comme il pouvait encore y en avoir au temps des premiers explorateurs, où les cartes géographiques étaient encore pleines de trous. Où qu’on aille, aujourd’hui, on sait que c’est toujours plus ou moins la même chose qu’on va trouver : un espace balisé par la technique moderne. Ce qui ne veut pas dire, remarquez bien, qu’on ne peut pas découvrir, à l’intérieur de ces limites, des objets d’investigation toujours renouvelés. Notre époque est marquée par le triomphe de la science, qui est aujourd’hui l’unique critère de vérité, et de l’image, au sens large, qui accompagne le discours scientifique. Dans une telle époque, il n’y a plus véritablement d’autre monde possible. C’est très différent du temps des Grecs, qui étaient habités par une cosmogonie forte et de plusieurs mondes. Il s’ensuit que notre monde, bien que nous souffrions plus que jamais d’isolement, est très anthropomorphique ; il n’est plus vraiment possible d’échapper à la présence humaine, d’y trouver l’ « absence », d’en sortir.
JFC : Avec ce triomphe de la science, vous constatez pour votre part la séparation marquée, aujourd’hui, du vrai et du beau.
MC : Oui. Cette séparation est maintenant complètement achevée. C’est ce qui explique le discrédit actuel de la littérature, qui est ramenée le plus souvent à un simple divertissement. La plupart des artistes contemporains eux-mêmes ne prétendent plus à aucune forme de vérité : ils n’en ont que pour l’authenticité. Entre l’opinion et la vérité scientifique, il n’y a plus place aujourd’hui pour le vraisemblable, auquel carburait la littérature, d’où la disparition d’un critère comme le goût et la difficulté de la délibération et de l’échange véritables : dès que la science n’est plus là pour nous éclairer, on tombe dans le relativisme le plus absolu. Jamais, dans notre monde, subjectivité et objectivité n’ont été si radicalement séparées. Depuis plusieurs années, nous nous sommes habitués à associer le savoir au pouvoir : tout discours invérifiable, « inutile », non positif, qui ne permet d’agir sans encombres sur le réel, est irrecevable pour les gens sérieux. Concrètement, tout savoir qui ne prouve pas son efficacité est un demi-savoir sans valeur.
JFC : L’image dont vous avez parlé vous semble toute-puissante. Qu’entendez-vous exactement par image ?
MC : Cela va de pair avec la montée en force de la science depuis 1945. Par image, je ne veux pas dire seulement les images au sens strict, mais aussi les schémas, tout produit de l’intellect, en fait. Or les images, par leur transparence, ne laissent aucune place au symbole, dont le propre est de ne pouvoir tenir lieu d’une autre réalité. J’ai été assez frappé par le livre de Daniel Boorstin, paru dans les années 60, qui a prédit exactement ce qui allait se passer dans nos sociétés étourdies par le virtuel. Regardez la jeunesse actuelle : elle est complètement « écranisée », avec ses téléphones portables, télévisions, ordinateurs… L’homme contemporain tolère de moins en moins la médiation du symbole qui lui permettrait d’atteindre quelque chose par la communion.
JFC : Encore là, n’exagérez-vous pas ? À L’Action nationale, il s’en trouve pour qui le drapeau fleurdelisé est encore, semble-t-il, un symbole très fort, capable d’engendrer une vraie ferveur…
MC : Certes, il est peut-être exagéré d’affirmer qu’il n’y a plus aucun symbole. Il reste encore des résistances, encore que j’aie senti plus de ferveur dans les défilés de la fierté gaie que dans ceux de la Saint-Jean-Baptiste – surtout chez les non-gais… Je constate pour ma part une renaissance des symboles dans l’engouement de la jeunesse pour un certain Moyen Âge héraldique. Il faut voir des adolescents jouer au mont Royal à Donjons & Dragons grandeur nature pour s’en convaincre : on en voit avec des épées luxueuses, des capes, des armures, des costumes complets, épousant des coutumes et des valeurs d’un tout autre temps, comme l’amour courtois, les serments : d’où peut donc venir cet engouement, surgi de nulle part ? Ce n’est sûrement pas l’école qui l’a suscité. On voit cela aussi dans la littérature populaire anglo-saxonne qui prise encore les symboles et les codes d’un certain Moyen Âge, au contraire de la littérature française qui exalte plutôt la modernité. Par ailleurs, si la modernité mène la vie dure aux symboles, pour ce qui est de la seule ferveur, Baudelaire avait déjà prédit qu’elle survivrait à la foi en la science, et notre époque n’en est pas exempte, comme on le voit tous les jours dans des émissions comme Star Académie et Loft Story par exemple.
JFC : Dans votre livre, vous n’êtes pas tendre à l’endroit du libéralisme démocratique, qui aurait engendré un monde où nous serions « esclaves » de notre liberté et, curieusement, moins indépendants qu’auparavant.
MC : Entendons-nous, je suis conscient des conquêtes inestimables que le libéralisme nous a permis de faire. Il ne s’agit pas d’être ingrat ; cependant, il faut le reconnaître, le libéralisme démocratique, tel qu’il est aujourd’hui, est un projet conçu pour les dieux. La prodigieuse liberté qu’il nous laisse, comme individus, déliés de toute contrainte, est effrayante et elle a paradoxalement pour conséquence de nous rendre conformistes, car nous ne pouvons faire autrement que de chercher à la restreindre en nous pliant à un certain nombre de règles convenues. Les sondages, qui ne sont rien d’autre qu’une collection d’opinions informes de gens isolés, en viennent à forger une toute-puissante opinion publique, à laquelle politiciens et citoyens de toutes tendances se sentent obligés de se rallier, en l’absence d’un meilleur critère de jugement, et ainsi une vraie opinion publique est-elle souvent à la remorque des sondages. Les médias n’offrent plus guère d’autres sources de jugement ; à travers les chaînes d’information continue, ils ne diffusent qu’une information neutre et sans relief, qui se veut néanmoins toujours plus photographique de la réalité vécue. Dans ce contexte, certaines images acquièrent une puissance énorme, capable d’influencer par effet mimétique des masses considérables ; les individus, perdus dans l’abîme de leur isolement, sont trop faibles pour se soustraire à la puissance captatrice des images. Et aujourd’hui, à peu près tout le monde communie à cet évangile du prétendu « libre choix ». La droite néolibérale et la gauche radicale se rejoignent dans une certaine idée du sujet qui repose sur un individualisme radical : pour les uns, il s’agit de donner l’entière liberté sur le plan économique ; pour les autres, c’est sur le plan moral, au nom de l’égalité de tous, qu’on ne saurait plus collectivement exercer la moindre pression. En fait, il n’y a étonnamment que les conservateurs pour affirmer réellement autre chose, eux qui défendent la force de la tradition et qui tiennent à une hiérarchie sur le plan des valeurs. Ce sont eux qui ont formulé la critique la plus étendue du monde tel qu’il est aujourd’hui, bien que beaucoup épousent en fait les mantras du libéralisme économique.
JFC : À ce propos, vous êtes particulièrement critique des effets que le libéralisme total a eus dans l’éducation.
MC : Oui, l’école est aujourd’hui le lieu de rencontre des principaux problèmes de notre société. Une conception rousseauiste et très libérale de l’éducation y prévaut, selon laquelle l’élève est d’ores et déjà maître de lui-même et le professeur n’est là que pour le guider. L’élève est placé, comme on dit, « au cœur du système ». Au Québec, cela est particulièrement vrai, parce qu’il n’existait pas de tradition scolaire antérieure forte pour s’opposer – ou à tout le moins le tempérer – au mouvement né dans les années 1960, qui s’est sensiblement accentué depuis et singulièrement avec la nouvelle réforme scolaire. Dans cette conception, le savoir du maître est haï, parce qu’il institue une distance intolérable entre le « s’éduquant » et ce dernier, distance qui risque d’humilier l’élève, et on en vient à vouloir former, au lieu de véritables maîtres, essentiellement des techniciens qui appliquent le programme et qui n’ont pas de connaissances spécifiques dans telle ou telle matière. Depuis la réforme Chagnon, il n’est pratiquement plus possible pour un diplômé de maîtrise en histoire, en physique ou en littérature d’enseigner au secondaire ; s’il veut le faire, il doit encore faire quatre ans de pédagogie ! N’est-ce pas aberrant ? On s’interdit avec une telle conception de transmettre quoi que ce soit et l’école, ainsi, ne distille plus qu’un vaste ennui. Le Parti québécois, d’ailleurs, est pour beaucoup dans cette évolution. De mèche avec certains syndicats et les chantres à gogo de l’école progressiste, il a formé ce que j’appelle le complexe « pédagogo-ministériel ». S’il pense qu’il va créer des esprits libres de la sorte, susceptibles d’embrasser la cause de la souveraineté, qu’il se détrompe ! C’est plutôt l’autoroute du statu quo qu’il construit ! C’est assez étonnant que ce rousseauisme triomphe sous couvert d’un socio-constructivisme lénifiant, alors qu’aucune étude n’a prouvé l’efficacité des méthodes et des concepts à la base de la réforme scolaire. Au contraire, il semble plutôt que ce soit la méthode traditionnelle – ou directe – qui donne les meilleurs résultats. Cela montre la force incontestée des postulats libéraux et égalitaristes dans notre vision du monde.
JFC : Puisque vous parlez du Parti québécois, venons-en – vous savez que cette revue n’y est pas indifférente -, à la question du Québec. C’était l’objet de votre long article dans Argument et dans L’Homme fini, quoique vous n’en traitiez pas spécifiquement, le Québec reste très présent. Je vous demanderais d’abord quelles sont vos grandes impressions sur le Québec actuel.
MC : Mon impression est qu’en dépit des multiples progrès, il y a encore ici un complexe collectif qu’on ne veut pas s’avouer. Prenez les récentes éditions de la Fête nationale dont on parlait plus tôt : on y a tout fait pour que le collectif n’apparaisse pas, parce que peut-être on aurait peur de ce qu’on verrait, ou honte. On préfère nous montrer la nation sous forme de fragments, soit à travers ses minorités de tout genre ou encore sous la forme de ses agents neutres : Hydro-Québec, Loto-Québec, la SAQ, etc. La Saint-Jean, par ailleurs, est l’une des rares institutions québécoises. Nous sommes une culture qui a rarement réussi, autrement, à se faire performative, c’est-à-dire, à réaliser sa définition par un acte collectif réussi.
JFC : Dans L’Extrême Byzance, c’est quelque chose que vous reprochez beaucoup au Québec, le fait de s’être contenté d’illusions, d’avoir enjolivé son régime politique, notamment avec l’idée du pacte fondateur égalitaire entre les deux nations, qui au fond n’a jamais existé que dans l’esprit des Canadiens français. Vous dénoncez ici un certain romantisme débonnaire.
MC : Oui. À ce romantisme débonnaire qui se perpétue aujourd’hui tant chez les fédéralistes que chez les souverainistes, sous un certain aspect, je préfère quant à moi la lucidité. Nous devons regarder la réalité en face : nous sommes un État provincial relativement pauvre. Nous recevons plusieurs milliards chaque année en péréquation. Je suis bien au fait des arguments des souverainistes : qu’on ne recevrait peut-être pas notre juste part d’investissement fédéral en recherche et développement et qu’il y aurait un certain déséquilibre fiscal, mais il reste que le manque à gagner n’approche pas l’ampleur des sommes qu’on espère récupérer par l’accession à l’indépendance. Or, depuis des années, on veut nous vendre la souveraineté comme un projet rentable, sans douleur, un projet de bénéfices économiques. C’est à mon avis illusoire. Si je ne suis pas contre la souveraineté, je ne crois pas cependant qu’elle puisse se faire sans sacrifices. Et puis, je partage la critique que Guy Laforest a faite de l’angélisme indécrottable de nos élites politiques, qui restent aveugles aux risques d’un référendum. En tant que nation faible, nous devrions être conscients des conséquences d’un autre échec, qui l’affaiblirait encore plus, et agir avec prudence. Pour le Canada anglais, chaque consultation est vue comme une révolte et après 80 (rapatriement de la Constitution) comme après 95 (Loi sur la clarté, commandites), nous y avons goûté. Également, nous nous berçons d’illusions quant à une éventuelle reconnaissance d’un Québec souverain. Les souverainistes ont accueilli le jugement de la Cour suprême sur le droit de se séparer quasiment dans la joie, alors qu’il contient des subtilités potentiellement venimeuses, et ils sont convaincus que la France et les États-Unis seront rapidement de leur côté si le Oui l’emporte. J’ai plutôt tendance à partager les idées d’Anne Legaré sur les dispositions des États-Unis, et je constate que la France est de moins en moins gaulliste, donc moins portée à embrasser la cause de l’émancipation des petites nations. Le Canada actuel fait bien son affaire, en tant qu’il est pour elle une porte d’entrée dans le m onde anglophone.
JFC : L’appel républicain au sacrifice patriotique et à la lucidité est noble, mais sur le plancher des vaches, pensez-vous vraiment qu’il soit possible, aujourd’hui, de réaliser l’indépendance en claironnant des vérités aussi désagréables à entendre ?
MC :Eh bien, si nous devons faire la souveraineté par des astuces et des enjolivements perpétuels, je ne crois pas que nous méritions d’être libres. Ce qui ne veut pas dire que dans l’arène politique, il ne faille pas recourir à la ruse. Par ailleurs, il faudrait bien que le PQ nous rappelle un jour pourquoi, aujourd’hui, nous nous devons d’être libres en tant que nation. La base de l’argumentaire souverainiste vient des années 60, tandis que le Québec était décrit comme peuple opprimé. Or les souverainistes ont cessé de tenir le langage de la décolonisation. Quelle est la nature de la domination aujourd’hui, qui justifie une telle action ? Le déséquilibre fiscal ? S’il n’y a pas de réelle domination, pourquoi faire l’indépendance ? Il faudrait bien que le Parti le précise.
JFC : Vous semblez bien pessimiste. Dans votre article, vous parlez du triomphe actuel de ceux que vous appelez les canadianistes, pour bien les distinguer des fédéralistes.
MC : Oui, les canadianistes sont ces Canadiens français, tels que Trudeau et Chrétien, qui ont fait acte d’allégeance inconditionnelle au Canada qui cherche davantage à se préserver qu’à épouser le principe fédéral. Ceux-là ont réussi un tant soit peu à faire avancer leurs idées, en parvenant par exemple à imposer un bilinguisme coast to coast dans les dix provinces égales. Ils ont eu et continuent d’avoir bien plus que leur part de pouvoir à Ottawa, par rapport à leur importance réelle, et on commence même, semble-t-il, à voir se réaliser leur rêve, avec des communautés réellement francophones, constituées de Québécois émigrés, qui prennent forme en Ontario, en Alberta, en Colombie-Britannique, à la faveur du boum économique. Quant aux fédéralistes québécois, aux authentiques fédéralistes, c’est-à-dire ceux qui croient à l’équilibre des pouvoirs entre les deux États du Québec et du Canada, il faut bien reconnaître qu’ils n’ont pas été beaucoup plus chanceux que les souverainistes depuis 40 ans. D’ailleurs, il faut remarquer que nos fédéralistes sont en général d’une espèce assez curieuse : je ne suis pas loin d’admettre que Trudeau n’avait pas tort lorsqu’il disait que tous les Québécois étaient plus ou moins des séparatistes latents. Tout se passe comme si le gouvernement fédéral était pour eux un gouvernement étranger, pour ne pas dire impérial, sous lequel il s’agissait seulement de s’abriter, parce qu’il est source de prestige et de puissance, en s’efforçant toutefois de partager le moins de choses possible avec lui, en allant seulement y chercher le plus gros « butin » possible. Or, le principe fédéral sous-entend normalement un dialogue et une réelle participation des instances étatiques au niveau fédéral. Remarquez, les Canadiens anglais ne sont guère mieux fédéralistes que les Québécois : là où ceux-ci insistent exclusivement sur la séparation des compétences législatives, ceux-là insistent totalement sur l’interdépendance entre les deux paliers de gouvernement, jusqu’à en oublier que ces deux-là sont distincts.
JFC : Comment, dans ces circonstances, envisagez-vous l’avenir du Québec et du Canada ?
MC : Pas plus qu’un autre, je n’ai de boule de cristal et tout me semble encore possible. Je me bornerai à évoquer le scénario que je crains le plus, celui de la « petite séparation ». C’est précisément ce qui se passe depuis 1995, c’est la poursuite du « ni oui ni non » où le Québec continue de réclamer son dû au gouvernement fédéral, sans y prendre vraiment part. Dans ce scénario, les souverainistes envoient un fort contingent de députés à Ottawa, sans que rien ne se règle. Le Québec se replie alors dans un monde parallèle ayant de moins en moins rapport avec la réalité. Je ne vois rien de plus pernicieux qu’une telle situation de protestation plus ou moins résignée, qui se paie de la reconnaissance symbolique de la nation. Dans notre histoire de nation « provincialisée », c’est-à-dire assujettie à l’imperium britannique, la quête de reconnaissance de notre spécificité a hélas pris le pas sur l’affirmation de notre liberté collective.
JFC : Dans son article, Dave Anctil aborde votre travail à partir du concept de génération. Vous-même consacrez quelques belles pages à la génération dont vous faites partie. Le moment où vous êtes né vous paraît-il quelque chose de crucial ?
MC : Je dirais que c’est quelque chose de marquant, mais pas de déterminant. En effet, il est certain que nous avons été marqués, nous de la dite « génération X », par un certain nombre de contraintes et d’événements qui nous a conféré une vision du monde particulière. Nous sommes une génération tardive qui a longtemps souffert de précarité intellectuelle. Nous avons été littéralement écrasés par le discours boomer sur la Révolution tranquille. En outre, nous avions 20 ans lorsque le Mur de Berlin est tombé et que l’URSS s’est effondrée. Par conséquent, nous sommes sceptiques à l’égard des grands systèmes collectifs et nous avons baigné dans une atmosphère de fin de l’histoire. Nous savons que nous vivons dans un monde relativiste. Nous peinons à avancer pour la plupart d’entre nous avec nos propres certitudes. Aussi, notre ambition est peut-être moins d’affirmer quelque chose que de restaurer la dynamique dialectique de la société. Nous sommes des libéraux, mais nous avons des réserves. Nous sommes acquis à l’idée d’égalité, mais nous réclamons en même temps un minimum d’autorité et nous nous opposons à une modernité radicale dépolitisante. C’est là à mon sens une entreprise de rénovation que nous tentons, par opposition à une entreprise révolutionnaire ou à une renaissance. Par ailleurs, je le répète, le concept de génération n’est pas absolument déterminant. Je partage beaucoup d’idées avec des boomers et je peux m’opposer aux thèses de gens de mon âge. Je me sens très près, par exemple, de quelqu’un comme Jacques Beauchemin.
JFC : De ce point de vue, vous me permettrez de suggérer que votre position sur le Québec soit marquée par votre âge. Si on vous sent fondamentalement sympathique à la cause souverainiste prônée par les baby-boomers, vous êtes aussi très critique vis-à-vis d’elle et vous êtes jaloux de votre indépendance. L’engagement ne semble pas votre valeur cardinale, non plus que l’enthousiasme contagieux votre plus grande qualité…
MC : Eh bien… Disons que pour l’instant je me borne à un travail d’explicitation de la société, qui me paraît salutaire car je trouve que nous sommes engoncés dans de très mauvaises grilles de lecture, particulièrement en ce qui concerne la politique québécoise. Je nous trouve en outre bien provinciaux : il y aurait des parallèles frappants à établir entre notre situation et celle, par exemple, de l’Écosse ou d’autres nations annexées. Je m’implique dans certaines causes, à un niveau local. J’ai fondé, avec Éric Bédard et plusieurs autres intellectuels, le Collectif pour une éducation de qualité, qui a secoué la morne unanimité de façade qui se faisait sur la réforme scolaire au Québec. De toute façon, je ne cherche pas à faire école. Ma devise est : Pense par toi-même, plutôt que de chercher un gourou.