EREMO – Roulis vers le désert (extrait inédit)

Eremo, roman de Louky Bersianik (extrait)

Chapitre I
Roulis vers le désert

1

Quand furent « révolus » ses trois pieds et demi, les parents de Sylvanie Penn l’endormirent après lui avoir confié la mission d’entretenir, de soigner et de faire croître trois belles plantes en pot.

Sylvanie Penn ne fut pas longue à se réveiller. Elle était assise dans un train roulant vers le désert, toute seule avec ses huit ans et demi dans la gorge et ses trois plantes précieuses sur les genoux. Elle voulut croire que son père, resté sur le quai de la gare après avoir crié « All aboard », l’attendrait là jusqu’à son retour. Mais quand serait-elle de retour ? Et reviendrait-elle jamais ?

Et comment faire croître des plantes dans un désert quand on ne connaît rien au désert, ni aux plantes ? Sylvanie se rappela une phrase de maman Lou à propos d’amphibies égarés dans le jardin d’été, près de la rivière : « le besoin crée l’organe ». Papa Lou avait confirmé cette information plutôt farfelue, non sans l’avoir assortie d’un commentaire éclairant sur la double vie des grenouilles.

 

Il vint donc à Sylvanie, pour la circonstance, des fistules lacrymales supplémentaires comme des larmiers de luxe pour des épiphoras nocturnes. Ces larmiers remplirent leur office. Les trois plantes survécurent, elles devinrent même fort présentables à la fin de leur séjour qui dura soixante-douze mois.

Qui sait, l’une d’elles était peut-être d’une espèce carnivore, ce qui aurait pour effet de la mettre à l’abri des prédateurs. Sylvanie avait toujours en mémoire ce qu’avait dit maman Lou, à savoir qu’il valait mieux pour sa santé être un champignon vénéneux qu’un champignon comestible.

Sylvanie aurait bien voulu devenir un champignon vénéneux mais elle n’avait pas appris comment s’y prendre, même après en avoir longuement discuté avec Espéranza à Permafrost[1], deux ans auparavant.

2

Est-ce qu’on trouve des champignons en plein désert ? Papa Dou lui avait expliqué que le nom de ce couvent était une appellation latine qui signifiait désert. Ce latinisme de bon aloi avait déjà donné en français le mot ermite. C’était donc un nom lourd de conséquences.

Et comment parvient-on au désert ? Par une grosse machine à vapeur qui ne cesse de cracher des nuages sombres. Des cumulonimbus qui hurlent à en perdre le souffle, annonçant dans le ciel l’orage ou la tempête selon la saison. Un hurlement plus effrayant que le tonnerre, un cri plus désespéré que l’âme en exil des futures couventines, plus insolite que le coeur vagabond du petit « couventin ».

Les parents de Sylvanie lui avaient bien recommandé de faire passer ses frère et soeurs pour plus jeunes encore qu’ils ne l’étaient en réalité, afin qu’ils bénéficient de places à tarif réduit et même d’une place gratuite en ce qui concernait le plus petit.

Ainsi, Marie-Ambre qui avait six ans et demi devait avoir l’air d’un an plus jeune pour obtenir la réduction de vingt-cinq pour cent accordée aux enfants de quatre à cinq ans. Sandrine qui avait quatre ans, bientôt cinq, pouvait voyager à moitié prix si seulement elle n’avait que trois ans. Quant à Plum-Pudding qui avait trois ans, bientôt quatre, il devait passer pour un bébé de deux ans s’il voulait voyager gratuitement. Ce dont il se foutait royalement.

Quand le contrôleur arrivait dans leur compartiment, il trouvait trois enfants ramassés sur eux-mêmes, se baissant sur la banquette jusqu’à presque disparaître, alors que la plus grande qui avait huit ans et qui payait sa place au plein prix, arborait en tremblant quatre billets de différentes couleurs et chuchotait l’âge frauduleux des membres de sa petite famille.

Le contrôleur décidait de n’y voir que du feu, ému par ce groupe d’enfants perdus, comme abandonnés par leurs parents dans une maison roulante qui les menait on ne sait où.

Eremo ? Bien sûr, le chef de gare l’avait mis au courant. – Oui oui, je t’avertirai quand on y sera.

Il s’éloignait et Sylvanie poussait un gros soupir de soulagement, tandis qu’elle faisait émerger les jeunes têtes engoncées dans le dossier de la banquette, tout ébouriffées. Elle était fière de la réussite de ses mensonges. Avoir menti ne lui pesait pas. Elle mentait par obéissance, et si elle avait été prétentieuse, elle se serait dit que c’était par vertu.

Elle s’attendrissait en regardant ces jeunes plantes dont l’une avait l’âge qu’elle avait elle-même quand on l’enferma à Permafrost. Elle songeait avec tristesse que ces tout petits dont on lui avait confié la garde étaient déjà trop grands pour témoigner de la vérité toute simple de leur âge… Elle savait que ses parents s’étaient saignés à blanc pour les expédier par le train, au point qu’il ne leur fut pas possible de les accompagner.

Trois ans, quatre ans et six ans, c’était déjà trop vieux pour passer loyalement d’un monde familier dans un autre totalement inconnu. Mais ! Huit ans ! C’était exactement l’âge qu’il fallait pour devenir mère à l’étranger !

3

Huit ans ! C’était exactement l’âge qu’il fallait pour refouler le sentiment de désarroi face à une nouvelle séparation. C’était encore elle, Sylvanie, qui partait. Qui s’absentait des êtres qu’elle chérissait. Au moins, cette fois, elle en amenait trois dans ses bagages. Et elle ne reculerait devant rien pour les protéger et les mener à bon port. C’était peut-être cela avoir l’âge de raison…

On ne pouvait imaginer un plus beau « bébé » que Plum-Pudding, ni plus intelligent. Sa tête, presque aussi volumineuse que le reste de son corps, lançait le message suivant : « Moi, je suis dans la vie pour me servir de ma tête, qu’on se le tienne pour dit ! » Malgré cet impératif, Plum-Pudding souriait depuis sa naissance.

Il se mit à rire très fort lorsque le contrôleur disparut. Dans sa tête, il avait tout compris. Les deux petites aussi, car leurs rires fusaient de partout comme si elles avaient été cent. Sylvanie en fut tout étourdie. Elle fut tentée de les faire taire, ou du moins de leur demander de baisser le ton. Elle n’en fit rien, trop heureuse de les sentir libres du poids de la peine qui était tombée sur ses épaules depuis le matin. Elle lisait dans leurs yeux l’immense confiance que ces enfants mettaient en elle et un sentiment de fierté l’envahit, fut plus fort pendant quelques secondes que le Troubli creusé par son séjour à Permafrost, où elle se voyait de nouveau précipitée.

Elle ne disait plus Marie-Ombre en parlant de sa cadette aux yeux noirs ni en s’adressant à elle. Sylvanie s’était réconciliée avec la réalité : sa place privilégiée entre son père et sa mère était définitivement perdue. Ni elle, ni même Marie-Ambre n’y pouvaient prétendre désormais. D’ailleurs, celle-ci avait cédé cette place encore plus vite que Sylvanie, à peine un an et demi après sa naissance, au profit de Sandrine qui, à son tour, la perdait au bout de onze mois seulement quand Plum-Pudding arriva dans ce monde déjà surpeuplé. Chacun devait céder sa place à tour de rôle. Et on ne savait pas quand cela finirait. C’était comme une cohorte ininterrompue de nourrissons dont les premiers basculaient dans le vide à mesure que les derniers se pointaient sur la ligne de départ. Sylvanie perdait pied dès qu’elle essayait d’imaginer cette scène cruelle qui était son destin. Elle se retrouvait dans le vide et elle savait mieux que quiconque à quel point le vide est dévastateur.

On disait qu’un autre enfant naîtrait au début de l’hiver. Géographie allait perdre sa place elle aussi encore si petite. Se rappelant Permafrost et la première visite de maman Lou, Sylvanie savait que le baromètre des naissances annoncées était le ventre de Lou, qui se gonflait à mesure de l’imminence de l’événement. Ainsi, la raison de leur éloignement à tous les quatre était identique à celle qui avait provoqué l’exil de Sylvanie et d’Alexandre à Permafrost. Il fallait faire de la place à la maison pour accueillir un autre petit frère ou une autre petite soeur. Pour Sylvanie, ces nouveaux venus n’étaient que de parfaits étrangers, inconnus de tout le monde. Et elle ne comprenait pas pourquoi on les accueillait avec tant d’enthousiasme.

Sylvanie détestait cette roue qui tournait et semblait ne devoir jamais s’arrêter. L’année précédente, il n’y avait pas eu de naissance. Elle avait eu la joie de la passer à la maison de L’Anneau d’Hier et de fréquenter l’école du coin. Année mémorable s’il en fut !

Avec l’enfant qui naîtrait cet hiver, Sylvanie compta cinq « usurpateurs » après elle, qui l’avaient imitée dans l’acte de venir au monde à travers maman Lou. Cinq oiseaux étrangers qui l’avaient poussée hors du nid. Avec les aînés, Coralie et Alexandre, la famille compterait bientôt huit enfants dont la moitié en très bas âge, et deux parents dans la trentaine ! Sylvanie avait maintenant huit ans et elle entrait une seconde fois au couvent telle une religieuse défroquée et repentie. C’était là le triste bilan de sa vie.

Cette fois, ses parents ne l’avaient pas oubliée, car ils lui avaient confié trois de leurs enfants. Avaient-ils l’intention de les perdre dans la nature et ainsi d’en jeter quatre d’un coup dans le Troubli, ou voulaient-ils vraiment que Sylvanie devienne leur mère de remplacement ? À la maison, c’était Coralie qui assumait cette fonction, avec une compétence inégalée… Sylvanie ne se sentait pas du tout à la hauteur. D’autre part, elle ne savait pas comment se créer des repères, à la manière du Petit Poucet, puisque la route qu’on lui avait fait prendre était toujours en mouvement. Comment aurait-elle pu revenir à la maison et ramener ses soeurs et son frère ? Le bruit non plus ne lui était d’aucun secours. Quand il ne criait pas comme un perdu, le train, monotone et berceur, signalait dans un leitmotiv ininterrompu la présence des rails et que le chemin était de fer.

4

La gare d’arrivée n’avait rien de commun avec celle de la ville. Elle était toute petite et n’abritait qu’un seul guichet ainsi qu’une patère où pavoisait le képi du chef de gare, quand celui-ci n’était pas en devoir.

Le « taxi » que les religieuses d’Eremo avaient envoyé à la gare pour cueillir les enfants de monsieur et madame Penn, était un char à bancs tiré par un canasson que faisait avancer péniblement un homme taciturne, de mauvais caractère et probablement sans coeur, se dit Sylvanie. C’était l’homme à tout faire du presbytère voisin du couvent. Les soeurs appréciaient sa rigidité et son efficacité. Le prix de la course serait réglé par la Directrice qui le porterait au compte des pensionnaires. Il finirait sur le bureau de papa Dou, déjà encombré de notes de cours et de factures de toutes sortes, ces dernières comme autant d’énigmes insolubles…

Contrairement aux autres enfants dont elle avait la garde, Sylvanie n’avait pas peur du cheval. Elle en avait vu d’autres ! Elle se souvenait en particulier du « cheval aveugle » de Permafrost qu’Espéranza lui avait enseigné à affronter sans trembler. De sorte qu’elle encouragea ses soeurs et son petit frère à monter dans la charrette.

L’automne ne donnait encore aucun signe de sa venue prochaine. L’après-midi était doux. Le soleil emplissait de lumière chaque pore enfantin qui lui était exposé et une sensation de bien-être envahissait les petits passagers de monsieur Croquemitaine. Ces jeunes plantes en croissance avaient déposé leur destin entre les mains de leur grande soeur Sylvanie et elles pouvaient envisager leur proche avenir sans trop d’appréhension. En chantant même ! Mais pas trop fort pour ne pas indisposer celui qui tenait les rênes et le fouet.

Cette brève randonnée aurait pu se dérouler comme un charme pour Sylvanie si elle n’avait pas eu la mort dans l’âme et une nouvelle chape de plomb sur les épaules. Sa robe noire était différente de celle de Permafrost mais tout aussi accablante. Le col était dur et en celluloïd lavable, d’une blancheur qu’il fallait garder immaculée, et dont les extrémités réunies en avant étaient masquées par un étroit ruban de velours noir. Ce col s’installait sur un empiècement du corsage taillé à la manière d’une large collerette à cinq ou six pointes dont celle du milieu était plus prononcée. Sous le ceinturon noir des jours de semaine, la jupe était plissée. Le dimanche, on portait un ceinturon bleu ciel. L’un et l’autre se fermaient avec un monogramme, en toc pour le ceinturon noir, en métal brillant pour le ceinturon bleu. Ce monogramme, appelé Maria, était composé de la double initiale entrelacée du nom de Marie.

Sylvanie regardait avec compassion ses toutes petites soeurs affublées de l’uniforme de celles qu’on enrégimente à l’aube de leur vie. Heureusement, Plum-Pudding n’était pas travesti en couventine. Il était simplement déguisé en jeune garçon de bonne famille, alors qu’il n’était encore qu’un bébé.

Elle s’inquiétait du sort qui les attendait. Et plus encore du sort de la terre entière. Hier, au petit déjeuner, elle avait entendu à la radio que la France et l’Angleterre venaient de déclarer la guerre à l’Allemagne. Ses parents étaient consternés. Elle ignorait que la guerre nécessitait avant de commencer qu’elle soit déclarée, comme on fait une déclaration d’amour avant d’embrasser quelqu’un pour la vie. C’était une préoccupation de plus. La guerre allait-elle se répandre comme une traînée de poudre au-delà des océans pour venir nous embrasser jusqu’ici ? Et ce baiser contagieux, allait-il durer toute la vie ?

L’équipage tourna dans l’allée du couvent d’Eremo et les sombres pensées de Sylvanie s’envolèrent momentanément.

 


 

[1] Cf. Premier tome des Inenfances de Sylvanie Penn, Éditions Leméac, Montréal, 1997.