Faire du pays le projet d’un peuple

Le 24 août 2022 soulignera le 100e anniversaire de naissance de René Lévesque. À travers, ses réalisations, ses écrits, ses discours, la création d’un parti qui a marqué l’histoire du Québec, ses réalisations comme chef d’un gouvernement, il a fait prendre conscience aux Québécoises et aux Québécois qu’ils formaient une nation. Il nous aura donné la fierté d’un projet d’émancipation nationale, d’un projet de liberté, d’un projet fondamentalement démocratique. On le célèbrera cette année à juste titre comme un grand patriote et un grand démocrate.

Malgré mon immense respect pour René Lévesque et ma sympathie envers André Larocque, je ne peux partager son analyse publiée dans L’Action nationale sous le titre : « Le rêve de René Lévesque abandonné par le Parti québécois sera-t-il réalisé par François Legault ? » On doit à la vérité de rappeler que c’est René Lévesque lui-même qui a abandonné en 1984 son rêve de souveraineté-association en s’engageant dans l’impossible renouvellement du fédéralisme. Cette décision, que j’ai contestée avec beaucoup d’autres, ouvrait une longue période où le parti qu’il avait fondé allait se détourner des exigences de la souveraineté nationale1.

Plus fondamentalement, je m’objecte à l’opposition entre indépendance et démocratie que développe André Larocque dans son texte. L’indépendance du Québec est projet démocratique d’émancipation qui ne pourra être que l’aboutissement d’une démarche démocratique du peuple québécois. L’indépendance constitue aussi la seule façon d’implanter une véritable démocratie au Québec en le libérant des entraves de la Constitution canadienne qui nous a été imposée sans aucun respect de la démocratie québécoise. Enfin, s’imaginer que François Legault sera celui qui réalisera le rêve de René Lévesque relève de la pensée magique où l’auteur semble prendre son désir pour une réalité.

Le rêve de René Lévesque

André Larocque rappelle au début de son texte que René Lévesque avait un rêve pour son peuple qu’il a exprimé d’abord par un manifeste, « Un Québec souverain dans une nouvelle union canadienne », rejeté par le Parti libéral en 1967. Il a par la suite publié un livre marquant, Option Québec, créé le mouvement souveraineté-association, puis le Parti québécois dont il a fait d’Option Québec le programme constitutionnel et celui de son gouvernement élu le 15 novembre 1976.

Je me suis pleinement engagé dans ce rêve. C’est René Lévesque qui m’a convaincu de m’engager en politique. Comme lui, j’ai d’abord été démocrate avant d’être indépendantiste, ou plutôt social-démocrate, conscient des injustices sociales. Sur les bancs de l’université, je devins d’abord membre du NPD-Québec de Robert Cliche. Ce qui m’indignait bien plus que la majorité des maisons de Mont-Royal occupées par des anglophones, c’était qu’il y ait de si grands écarts de richesse à Montréal. Les écarts entre les pays riches et les pays pauvres, les famines dans le tiers-monde m’indignaient, en accord avec le René Lévesque de l’émission Point de mire à Radio-Canada.

Je suis devenu indépendantiste, non pas en consultant Option Québec, mais en lisant le livre de Marcel Chaput, Pourquoi je suis séparatiste. Scientifique comme moi, sa démonstration était convaincante : « les Canadiens français forment une nation, l’État du Québec est leur état national et, pour progresser, les Canadiens français devaient être maîtres chez eux, non plus minoritaire dans un plus grand pays, mais majoritaire dans leur pays, le Québec ». À ce moment en 1966, je n’étais pas encore militant de l’indépendance, mais désormais, je lisais les journaux et je regardais la télévision d’un œil indépendantiste, favorable à la montée du Rassemblement pour l’indépendance nationale, le RIN. La social-démocratie, la justice sociale passaient par l’indépendance.

C’est René Lévesque qui est responsable toutefois de mon engagement politique indépendantiste. En 1967, l’histoire s’accélérait et il y était pour beaucoup. Il avait réussi à regrouper dans un même parti politique la très grande majorité des indépendantistes, mais aussi des militants sociaux et syndicaux qui donnaient au programme du Parti québécois une couleur résolument sociale-démocrate et progressiste. Jeune professeur au Collège de Maisonneuve, ma lutte avec les étudiants et les professeurs pour la démocratie interne dans cette institution, l’occupation du collège et les débats sur la démocratie en éducation qui avaient lieu chaque soir avait mis fin à mon attentisme politique. Après avoir vibré en écoutant René Lévesque à la télévision, stimulé par sa vision de l’avenir du Québec, je décidai de m’engager à fond pour l’indépendance au sein de son parti. J’allais devenir le président de mon comté et de ma région, conseiller au programme à l’exécutif national, succédant d’ailleurs à André Larocque, puis député et ministre dans le gouvernement de René Lévesque à partir de 1976.

La promotion de l’indépendance se faisait attendre à l’approche du référendum de 1980, les ministres étant presque totalement accaparés par le gouvernement de la province. Ayant compris cette dynamique, avec mon collègue Jean-Pierre Charbonneau, nous avons décidé, à la fin de l’automne 1978, de nous consacrer prioritairement à publier un ouvrage de fonds qui serait intitulé simplement L’Option. Ma contribution a consisté à définir les principes et le contenu du nouveau régime politique qui serait proposé au référendum, décrivant concrètement ce que serait la souveraineté-association. La description de l’association économique se fondait sur des exemples de communautés d’États souverains dans le monde en les adaptant à la réalité du Québec et du Canada. Le contenu concret de la souveraineté-association était consolidé et vulgarisé pour la première fois.

Le lancement de L’Option eut lieu le 20 novembre 1978 en présence de René Lévesque qui avait accepté d’en écrire la préface. Le premier ministre écrivait : « À un moment stratégique, alors que va s’activer comme jamais le débat national sur l’avenir du Québec, on y trouvera une double synthèse, impressionnante par son ampleur autant que sa rigueur. » Il concluait :

Ce sont, non pas deux partisans butés, mais deux Québécois à l’esprit ouvert et chaleureux qu’on rencontre dans ces pages. Deux hommes dont l’approche, tout en étant nourrie de conviction inébranlable, sait demeurer tolérante et fraternelle. Je leur souhaite non seulement beaucoup de lecteurs, mais également, sur ce dernier point, beaucoup d’imitateurs !

La publication de ce livre fut abondamment commentée dans les médias. C’était un livre attendu. Peu après sa publication, L’Option avait fait son entrée en première place du « palmarès du livre », dans la catégorie « Essais », place qu’il allait occuper dans cette catégorie pendant 11 semaines. Par la suite, le premier ministre m’inviterait à faire partie du comité de préparation de la campagne référendaire. Le programme du Parti québécois adopté en juin 1979, puis le document de base de la campagne référendaire, « La nouvelle entente Québec-Canada », allaient reprendre en bonne partie le contenu proposé dans L’Option.

J’ai raconté tout ceci pour bien faire comprendre que je n’ai pas épousé « le rêve de René Lévesque » à demi, mais à fond, tout comme je l’ai fait pendant la campagne référendaire qui a suivi. J’étais convaincu à l’époque que la souveraineté-association était la façon la plus directe et la plus sensée de réaliser l’indépendance du Québec et de donner au peuple québécois, les moyens d’une véritable démocratie sociale et économique.

Ce n’est qu’après le référendum de 1980, la trahison du rapatriement de la constitution en 1982, et ce qu’on a appelé « la nuit des longs couteaux », que j’ai compris qu’il n’y aurait jamais de souveraineté-association sans d’abord réaliser l’indépendance du Québec, tout comme je savais depuis longtemps qu’il n’y aurait jamais de fédéralisme renouvelé. La majorité canadienne et son gouvernement, quels que soient les partis, y étaient brutalement opposés, définitivement engagés dans une direction opposée qui exigeait, chose inacceptable, que le peuple français du Québec se comporte comme une minorité dans le grand tout multiculturel pancanadien. La thèse de la fondation du Canada par deux nations était un mythe définitivement mort et enterré.

Je peux témoigner qu’après ces évènements, René Lévesque lui-même a abandonné le trait d’union entre souveraineté et association qu’il avait mis au cœur d’Option Québec et de la question référendaire de 1980. Son rêve s’est transformé, non dans son objectif final, mais dans la démarche pour y parvenir. Peu de commentateurs l’ont noté, mais la proposition de révision du programme du parti telle qu’approuvée en 1982, approuvée par Lévesque suite au référendum interne du parti, énonçait que « l’association économique ne serait plus liée à la souveraineté par un trait d’union et celle-ci serait le thème de la prochaine campagne électorale ; cependant, il faudrait obtenir la majorité des suffrages exprimés avant de proclamer l’indépendance et de faire une offre d’association économique au reste du Canada2. »

En 1982, le « rêve de René Lévesque », la souveraineté et l’association se réaliserait en deux temps. D’abord la souveraineté du Québec approuvée démocratiquement par le peuple du Québec, qui permettrait dans un deuxième temps seulement de réaliser une association économique, laquelle se ferait tôt ou tard, car inscrite dans la réalité économique du nord du continent.

Qui a démissionné en 1984 ?

Ce rêve de souveraineté, et cette offre d’association économique avec le Canada, René Lévesque devait le mettre de côté pour s’engager dans le soi-disant « beau risque » de 1984, autrement dit dans une réforme du fédéralisme. C’est au contraire ce même rêve de souveraineté et d’offre d’une association économique qu’allait reprendre, et presque réaliser, Jacques Parizeau et le Parti québécois lors du référendum de 1995. Tout n’est donc pas aussi simple que le laisse supposer le titre de l’article d’André Larocque. Le Parti québécois n’avait pas abandonné le rêve de René Lévesque, et ce, malgré lui.

André Larocque présente ce virage à 180 degrés de 1984 comme nécessaire pour « rester fidèle au verdict démocratique populaire de 1980 ». Cela ne tient pas la route ! Tant qu’à faire, le Parti québécois aurait-il dû abandonner la souveraineté pour le fédéralisme, en constatant que cette dernière option était nettement majoritaire dans la population lors de l’élection de 1970 où il n’avait obtenu l’appui que de 23 % des électeurs à son option ? Dans les faits le gouvernement du Parti québécois avait respecté scrupuleusement le verdict démocratique populaire à toutes les élections. À la suite du verdict de 1980, il avait même dépassé le simple respect en promettant de ne rien entreprendre en vue de la souveraineté au cours du mandat qu’il obtiendrait à l’élection de 1981.

Cela n’empêchait pas toutefois le Parti québécois de continuer à promouvoir la souveraineté. Lors des célébrations au Canada suite au rapatriement de la constitution à Ottawa, le Parti avait organisé une grande manifestation à Montréal pour protester contre cette trahison à l’égard du peuple québécois. Plus de 25 000 personnes marchèrent dans les rues à son appel. En août 1982, l’exécutif national du PQ publia un document de réflexion sur la crise politique et économique intitulé « La souveraineté : outil de développement économique ». Je l’avais rédigé en compagnie Pierre Harvey. Au sortir de la rencontre annuelle du caucus des députés du Parti québécois, le premier ministre Lévesque appuya publiquement ce document qui « faisait partie du processus de préparation à la prochaine élection qui se tiendra sur la souveraineté du Québec ». Le Devoir titra alors : « Un outil contre la crise économique : le PQ relance son option3. »

Chaque fois qu’il en avait l’occasion, le premier ministre défendait publiquement la position du congrès post « rénérendum » sur la souveraineté et l’association. Évoquant la position de René Lévesque à la fin de l’année 1983, son biographe Pierre Godin raconte : « L’avenir du Québec serait décidé par une élection référendaire. Et depuis le congrès de 1982, c’est devenu son mantra. Il l’a servi encore dernièrement à la presse italienne : les prochaines élections porteraient sur l’indépendance et il suffirait de 50 pour cent des voix plus une pour l’enclencher. […] “Un vote indépendantiste à 50 pour cent : Lévesque y croit” titrait La Presse à la suite d’une entrevue4. »

L’année 1984 allait cependant marquer le début d’un virage dans l’esprit de René Lévesque. Martine Temblay le souligne : « Déjà en février 1984, dans le cadre d’une entrevue avec un journaliste de l’hebdomadaire français Le Point, le premier ministre avait, pour la première fois, formulé publiquement ses interrogations sur la question. Même s’il était encore déterminé à l’époque à placer la souveraineté au cœur de la campagne électorale, il ne se faisait pas d’illusion sur la rapidité du changement5. ».« C’est un projet [la souveraineté], dont je ne verrai probablement pas la réalisation. En tout cas, pas comme membre du gouvernement. Même si nous gagnons les prochaines élections, on ne sera pas mûrs pour passer le cap tout de suite. Comme disait je ne sais plus qui [c’était en fait Claude Morin], ce n’est pas en tirant sur les fleurs qu’on les fait pousser plus vite6. »

Cet interview avait stimulé l’aile provincialiste du parti, opposée à la remise en marche vers la souveraineté et favorable aux élections de « bon gouvernement ». Pierre Marc Johnson estimait essentiel que le Québec ne sorte pas plus faible du prochain scrutin, prévu pour 1985. Dans ce langage sibyllin qui lui était propre, cela signifiait qu’il n’était pas prêt à prendre le risque d’une élection portant sur la souveraineté. Pour lui, ce serait affaiblir le parti et ses chances de réélection. Il nous révélait ainsi qu’il voyait la souveraineté et l’association, donc Option-Québec, comme un boulet électoral pour le Parti québécois, un boulet dont il fallait se défaire.

En préparation du congrès national qui venait à grands pas, en juin 1984, il devenait donc nécessaire de clarifier à nouveau le sens de la prochaine élection. Je préparai une résolution pour l’exécutif national affirmant qu’un vote pour le Parti québécois serait interprété comme un vote en faveur de la souveraineté du Québec, puisque les élections porteraient principalement sur la souveraineté. René Lévesque participait à la réunion de l’exécutif où on devait adopter cette résolution avant de l’envoyer au congrès. Je lui demandai : « Vous êtes sûr d’être d’accord avec cette résolution, monsieur Lévesque ? » Il répondit : « Ouais, ça va… c’est comme porter une ceinture avec des bretelles », laissant entendre à tous les membres présents qu’il était toujours d’accord avec les orientations qu’il avait maintes fois réaffirmées au cours de l’année précédente.

Rendu au congrès cependant, quand la résolution fut discutée en atelier, l’ancien ministre Jacques-Yvan Morin l’attaqua de front, la présentant comme un ultimatum arrogant et suicidaire qui revenait à dire à la population, « si vous n’êtes pas d’accord avec la souveraineté, ne votez pas pour nous ». René Lévesque était ébranlé, mais il n’alla pas au micro du congrès de juin 1984. La résolution fut approuvée par une large majorité des délégués qui trouvaient normal, comme pour les autres partis, que le PQ demande à la population une approbation de tout son programme, y compris de son article 1 sur la souveraineté et l’offre d’association.

Dès la fin du congrès, les ministres qui souhaitaient au fond une nouvelle mise en veilleuse de la souveraineté se déchaînèrent : « Suicide collectif programmé, antidémocratique ! », tonnait le ministre des Affaires culturelles, Clément Richard. Le ministre Michel Clair n’avait jamais vu des dindes avoir si hâte à Noël. Pierre Marc Johnson s’interrogeait : « Comment un simple congrès peut-il définir la nature d’une élection7 ? » Surpris du caractère hargneux de ces réactions, je commençais à mieux comprendre à quel point mes collègues craignaient de ne pas être réélus ou surestimaient le tort causé au Québec par une éventuelle défaite électorale du PQ. À quel point aussi ils avaient peu de respect pour la base militante du Parti qui les avait fait élire.

Ce clan, que les journalistes qualifieraient plus tard de « révisionniste », était prêt à remettre en question les fondements souverainistes du parti, quitte même à se passer de René Lévesque si nécessaire, chose que je découvrirais plus tard après mon départ du conseil des ministres. Les révisionnistes allaient prendre de l’ascendant dans le Parti avec l’élection de Brian Mulroney à Ottawa qui offrait de réintégrer le Québec « dans l’honneur et la dignité ».

Le 22 septembre, lors d’une conférence de presse, le premier ministre s’éloigna lui aussi de ses positions antérieures favorables à une élection sur la souveraineté en s’exprimant ainsi : « Si la collaboration du gouvernement conservateur devait s’améliorer, cela ne risquerait-il pas d’étouffer notre option fondamentale et de renvoyer la souveraineté aux calendes grecques ? De toute évidence, il y a un élément de risque, mais c’est un beau risque8. ». Ce mot porteur de division était lancé ! Le risque d’enterrer l’option fondamentale du parti était tout sauf un « beau risque » à mes yeux et à ceux de l’aile indépendantiste du parti. Pire qu’une autre mise en veilleuse de l’option, comme à l’élection de 1981, c’était s’engager dans l’illusoire réforme du fédéralisme canadien.

N’ayons pas peur des mots, René Lévesque nous invitait à une démission à l’égard de la raison d’être de notre engagement politique. C’était totalement inacceptable !

Le conseil des ministres était désormais divisé presque moitié-moitié sur cette question. Deux mois plus tard, le premier ministre décida de mettre fin au débat qui secouait son parti et son gouvernement. Le 19 novembre, il publiait un texte explosif, « Pour que la discussion prenne fin ». Il tranchait dans le vif, refusant à certains de ses proches d’atténuer un paragraphe où il parlait « de cet État-nation que nous croyions si proche et totalement indispensable ». Ce « croyions », qui signifiait clairement son abandon de l’objectif de la souveraineté, fit que Jacques Parizeau prit la décision de démissionner du conseil des ministres. Dans une autre section de son texte, monsieur Lévesque désavouait complètement le congrès de son parti et toutes les tentatives de compromis que nous lui avions proposées pour garder le parti uni. Il écrivait : « Pour la prochaine élection […] la souveraineté n’a pas à être un enjeu : ni en totalité ni en parties plus ou moins déguisées ».

Selon Martine Tremblay, « ce n’est pas seulement parce qu’il y voit un suicide politique à court terme que René Lévesque écarte le scénario d’une élection sur la souveraineté. C’est surtout parce qu’il le trouve complètement décroché du “pays réel”, ce qui le pousse à développer le deuxième élément important de sa déclaration, où il martèle avec force son obsession démocratique9 ». Manifestement, cette obsession démocratique ne s’appliquait pas à la démocratie interne dans son parti puisque, pour la deuxième fois, il allait refuser un vote démocratique de son congrès et convoquer un nouveau congrès pour défaire en janvier ce que le congrès de juin avait décidé. Cette obsession démocratique était toutefois profonde, mais elle avait évolué, le Parti québécois s’étant éloigné progressivement de la social-démocratie et du préjugé à l’égard des travailleurs que le premier ministre avait affichés clairement dans son premier mandat. Le souci d’une démocratie plus pleine devait être maintenu et il n’interdisait nullement que l’on fasse la promotion d’une idée porteuse de démocratie comme la souveraineté du Québec, même si elle était encore minoritaire dans la population.

Par ce virage à 180 degrés, René Lévesque avait démissionné du combat pour la souveraineté du Québec. Cette démission allait susciter d’autres démissions à l’égard de la souveraineté qui se poursuivraient jusqu’à tout récemment, y compris celle de l’actuel premier ministre du Québec, François Legault, déclarant après avoir fondé son propre parti qu’il voterait NON s’il y avait un autre référendum sur la souveraineté.

Au conseil des ministres suivant, René Lévesque nous rappela aux devoirs de la solidarité ministérielle. Le message était clair, il fallait nous taire ou démissionner. Sept des douze ministres opposés au « beau risque » fédéraliste, Jacques Parizeau, Camille Laurin, Denis Lazure, Denise Leblanc-Bantey, Jacques Léonard, Louise Harel et moi-même, ainsi que quatre députés, Pierre de Bellefeuille, Jules Boucher, Jérôme Proulx et Denis Vaugeois, démissionnâmes du gouvernement ou du caucus du Parti québécois.

Nous ne pouvions pas nous taire devant cette inacceptable démission. À l’émission Le Point de Radio-Canada, le lundi 26 novembre je crois, en tandem avec Camille Laurin, nous eûmes droit à une heure d’entrevue où nous avons répondu aux questions des commentateurs pour expliquer notre décision. La rupture était consommée, non pas avec René Lévesque, car nous lui garderions toujours un immense respect, mais avec sa démission du combat pour la souveraineté.

Je croyais toujours à ce rêve initié par René Lévesque et j’allais désormais le poursuivre autrement. Dans ma lettre de démission du conseil des ministres, je lui écrivis notamment :

Pour vous, la souveraineté politique n’est plus un moyen indispensable. Elle finira par s’imposer dans le temps avec la maturation de notre société au rythme où se construira le « pays réel ». En attendant, elle constitue une « police d’assurance » dont on espère ne jamais se servir et dont il ne faut surtout pas parler, d’ici et pendant la prochaine campagne électorale, et au cours du prochain mandat si nous sommes réélus. […] Contrairement à ce que véhiculent nos collègues révisionnistes, le goût du Québec, lui, n’a pas reculé, et il est tout à fait inexplicable, et inexpliqué dans votre texte, que nous privions ce 40 % de Québécois qui ont répondu oui au référendum de » 80, du parti qui véhicule leurs aspirations10.

Indépendance, projet démocratique

André Larocque est loin de la vérité lorsqu’il oppose indépendantisme et démocratie. Comme point de départ de son argumentation, il cite cette phrase de René Lévesque : « l’idée de l’indépendance a besoin d’apprendre à patienter, à durer jusqu’au jour où elle reposera non plus sur un mouvement, si vaste soit-il, mais carrément sur un peuple11 ». N’était-ce pas justement ce que nous avions entrepris de faire jusqu’à cette rupture de 1984, soit obtenir démocratiquement l’appui majoritaire du peuple québécois à son indépendance. De 23 % à la première élection, à 40 % au référendum de 1980 et à 49 % à l’élection de 1981, on était en bonne voie d’y parvenir lorsque René Lévesque voulut mettre fin à cette démarche.

L’accession du Québec à son indépendance a toujours été un projet résolument démocratique, non seulement à cause de l’autorisation majoritaire demandée au peuple québécois, mais parce qu’un peuple qui laisse contrôler ses affaires de l’extérieur ne vit pas vraiment en démocratie. Faut-il rappeler ici que le peuple québécois a été intégré de force à l’Empire britannique puis au Canada ? Jamais il n’a été consulté par la suite sur les constitutions qui l’ont régi. Celle de 1982 lui a été imposée sans référendum, malgré l’opposition de tous les partis politiques au Québec. Elle a permis et elle permet toujours d’invalider régulièrement les lois de notre Assemblée nationale, même les plus nécessaires à notre progrès démocratique.

André Larocque affirme que « privé de René Lévesque, le PQ entreprend sa descente en chute libre ». Il passe sous silence que Jacques Parizeau obtint une remontée de 38 % à l’élection de 1985 sous Johnson, à 45 % d’appui à l’élection de 1994 en promettant un référendum sur la souveraineté dans les premiers dix mois s’il était élu. En 1995, lors de ce référendum, le « rêve de René Lévesque » obtint près de 50 % d’appui de la population et de 60 % des francophones du Québec. En 1995, la souveraineté, suivie d’une offre d’association (ou de partenariat avec le Canada), était devenue le projet non plus d’un mouvement, mais de tout un peuple, même si René Lévesque n’était plus de ce monde.

J’ai expliqué dans mon ouvrage Le sens du pays comment le Parti québécois avait entrepris cette descente en chute libre, non parce qu’il avait abandonné l’idéal démocratique de René Lévesque, mais parce qu’il avait suivi la voie de la démission que celui-ci avait commencée en 1984. En fait, lors des élections tenues après le second référendum, les successeurs de Parizeau ont mis en veilleuse toute démarche vers l’indépendance et cessé la promotion d’un projet de pays.

Le Parti québécois a atteint les tréfonds de sa démarche démissionnaire lorsque son chef Jean-François Lisée a déclaré lors de la campagne à la chefferie de 2016 : « Pendant ces quatre ans-là [le mandat 2018-2022], il n’y aura pas de référendum, sous aucune considération, il n’y aura pas de démarche gouvernementale vers l’indépendance, il n’y aura pas un dollar de fonds publics donné à l’indépendance du Québec12. » Plus tard, pendant cette course à la chefferie, il devait en rajouter : « L’engagement de tenir un référendum dans le premier mandat est suicidaire pour le Parti québécois ; si on s’entête, nous serons le troisième parti au Québec en 2018. On se sera marginalisé. Ce sera très dur pour la suite13 ». Comme on le sait, ce qui est arrivé est encore bien pire. En abandonnant l’option, loin de considérations démocratiques. Comme tous les autres partis, le Parti québécois voulait gagner les élections à tout prix quitte à mettre de côté son projet démocratique le plus fondamental : faire du Québec un pays.

Ce qui explique la descente en chute libre du PQ, ce n’était pas qu’il était privé de René Lévesque, mais parce qu’il suivait son exemple de 1984. De « beau risque » fédéraliste plus ou moins renouvelé, en élections nationalistes « d’affirmation nationale »,en mises en veilleuse dans l’attente de « conditions gagnantes », le Parti en était arrivé à faire le jeu des adversaires en qualifiant de « suicidaire » sa proposition centrale de faire du Québec un pays.

On avait progressivement oublié qu’un parti de changement comme le Parti québécois doit précéder l’opinion publique majoritaire tout en respectant les décisions de la population. Sans de tels partis, une société se sclérose, emprisonnée dans les choix du passé. L’indépendance du Québec est ce type de profond changement de société, non seulement de loi constitutionnelle ou de régime politique, mais un changement de culture et d’attitude chez un peuple habitué à la défaite et à la résignation. Il demande l’affirmation et la prise en charge d’une responsabilité de son destin démocratiquement assumée. Voilà pourquoi, même après deux référendums non concluants, il fallait et il faut continuer sans relâche à faire en sorte que l’indépendance, de projet d’un mouvement, redevienne le projet de tout un peuple, pour reprendre les mots de René Lévesque. Cela va demander bien autre chose que la déification nostalgique des précurseurs, même si nous leur devons beaucoup.

Legault successeur de Lévesque ?

André Larocque pense que François Legault n’attend qu’une occasion pour relancer la démarche du Québec vers l’indépendance. Manifestement, il est très loin d’une telle audace, lui qui a pourtant déjà été indépendantiste et qui a actuellement tout l’appui populaire qui lui permettrait de le faire.

André Larocque espère, comme plusieurs péquistes, que François Legault prenne « la succession réelle de René Lévesque ». Il rappelle plusieurs déclarations du chef de la CAQ, notamment l’une d’elle en réponse à une question d’un journaliste à l’élection de 2018 à l’effet qu’il faudrait pour gagner un référendum sur la souveraineté trois choses : « il nous faut prendre le contrôle de l’immigration ; il nous faut renforcer la position de la langue française ; il nous faut prendre davantage conscience de notre identité nationale ». André Larocque affirme que ces orientations ont été mises en marche par le gouvernement Legault. Il suppose qu’un échec probable de ces mesures devant la Cour suprême du Canada ou le gouvernement canadien serait souhaité par Legault, suite auquel « la souveraineté risquera de paraître comme la solution naturelle ».

Rien pourtant ne laisse présager un tel plan stratégique crypto-indépendantiste de la part du premier ministre. Pour le moment, le positionnement « nationaliste » de son gouvernement respecte scrupuleusement le cadre constitutionnel centralisateur qui nous est imposé par le Canada. Dans son premier mandat, il n’a pas contesté les décisions canadiennes qui ont contré les lois du Québec. Il est vrai que les mesures qu’il met de l’avant réveillent une certaine fierté dans la population, mais elles sont de l’ordre de l’image. Rien de concret n’a été accompli dans le sens d’une autonomie accrue du Québec. Le Québec est tout aussi dépendant qu’avant. L’effet réel le plus néfaste du discours gouvernemental est de conforter la majorité de la population dans le régime canadien en faisant croire que tout pourrait être fait dans ce cadre et que l’indépendance n’est aucunement nécessaire pour contrer le recul du français au Québec ou l’établissement d’un État québécois laïc.

En réalité, le projet de loi 96 évite toutes les mesures les plus structurantes en faveur du français, soit parce que le gouvernement du Québec n’en a pas les compétences constitutionnelles, soit par crainte de susciter trop d’opposition au Québec comme au Canada. Ce projet de loi refuse de fixer un objectif clair et mesurable de francisation et ne contient aucune mesure concernant l’immigration. Il est muet quant à l’affichage des commerces ou la langue des tribunaux qui vont demeurer en deçà de la loi 101 originale. L’article sur les municipalités assure le bilinguisme de celles où les anglophones sont minoritaires. La duplication des réseaux en matière de santé et de services sociaux va se poursuivre et s’étendre. En éducation, le projet garanti à la communauté anglophone le surfinancement de leurs collèges et de leurs universités qui prévaut actuellement.

La loi 96 et la loi 21 sur la laïcité de l’État québécois seront contestées devant la Cour suprême au cours des prochaines années et probablement charcutées comme l’a été la loi 101, révélant l’impuissance de l’État québécois, même lorsqu’appuyée par une forte majorité de la population. Il faut mettre fin à cette situation antidémocratique. Surtout que pendant toutes ces années où les batailles juridiques retiendront l’attention, l’État canadien poursuivra sa politique d’immigration massive, ouvrant les valves de l’immigration devant un gouvernement du Québec incapable d’en orienter le flot, poursuivant la détérioration du caractère français du Québec.

***

Contrairement à ce que pense André Larocque, se faire dire NON à Ottawa, sur des projets comme la langue, la laïcité ou l’immigration, est surtout générateur d’impuissance et de résignation, tout le contraire d’un réveil indépendantiste.

Nous aurons besoin, le plus tôt sera le mieux, de proposer à la population à chaque élection, un projet de pays mobilisateur pour résoudre le défi écologique, assurer le caractère français et laïc du Québec, accélérer le développement économique des régions et réduire les inégalités sociales, ainsi que pour prendre notre place sur la scène internationale en fonction de nos valeurs. Ces défis exigent que le Québec se donne les moyens d’un pays.

Pour quitter la spirale descendante, « provincialisante », dans laquelle le mouvement indépendantiste s’est engagé depuis longtemps, et où François Legault s’est lui aussi engouffré, il n’y a qu’un seul moyen : reprendre le débat public sur l’indépendance du Québec en proposant un projet de pays à chaque élection. Pour remettre en marche le projet d’indépendance et surtout être écouté largement par les médias et par la population, il faut prendre le risque de perdre des élections pour se donner la chance de gagner un pays.

En cette année du centième anniversaire de René Lévesque, ne serait-ce pas la meilleure façon de reprendre le rêve de René Lévesque ? En le faisant franchir le reste du chemin !

 

 


1 Dans mon ouvrage Le sens du pays – Refonder le combat indépendantiste, j’ai expliqué et documenté ce véritable détournement qui a fait qu’en 50 ans, seules les deux années préréférendaires ont été consacrées à la promotion de l’indépendance, les autres campagnes électorales, parfois nationalistes, mais jamais souverainistes ayant porté sur la gestion de la province de Québec.

2 G. Fraser, Le Parti québécois, p. 335-336. Cette proposition avait rallié les deux camps lors du « renérendum ». Elle provenait de l’exécutif national dont j’étais membre. Je l’avais rédigée en collaboration avec Pierre Harvey qui était alors conseiller au programme, lequel s’était assuré de son approbation par René Lévesque.

3 Pierre O’Neil, « Le PQ relance son option, un outil contre la crise économique », Le Devoir, 2 septembre 1982

4 Pierre Godin, René Lévesque, l’homme brisé, p. 317.

5 Martine Tremblay, Derrière les portes closes, p. 409.

6 Interview Le Point, « La crise nous fait mal », 6 février 1984.

7 P. Godin, René Lévesque, l’homme brisé, p. 340-341.

8 Robert Lefebvre, « Négocier avec le gouvernement Mulroney constitue un “beau risque”, dit Lévesque », Le Devoir, 24 septembre 1984.

9 Martine Tremblay, Derrière les portes closes, p. 408.

10 Gilbert Paquette, « Les faits récents réfutent la conception mythique de l’autre souveraineté », texte intégral de ma lettre de démission, Le Devoir, 28 novembre 1984

11 René Lévesque. Attendez que je me rappelle, Québec Amérique, 1986, p. 26.

12 G. Lajoie, « Pas de référendum avant 2011 », Le Journal de Québec, 16 mai 2016.

13 G. Paquette, « Positions démissionnaires », Vigile.quebec, 3 juillet 2016.

* Professeur émérite à la Téléuniversité, militant du Mouvement Québec indépendant, ex député et ministre du Parti québécois.