Faut-il étouffer les passions politiques ?

C’est une erreur fatale : croire qu’une fois qu’on a lu un livre, on ne le relira plus, qu’on en a extrait ce qu’on pouvait en extraire, et qu’on doit simplement passer au prochain. Car souvent, ce n’est qu’à la relecture, en feuilletant un peu au hasard ce qu’on avait déjà lu le crayon à la main, qu’un passage génial peut nous frapper soudainement. De passage à la maison familiale, il y a quelques semaines, où j’entrepose, grâce au génie bibliothécaire de mon père (historien de profession, professeur de vocation, archiviste amateur par passion), une partie importante de ma bibliothèque, et surtout, mes collections de revues, je me suis mis à fouiller dans une récente livraison de Commentaire, l’excellente revue fondée par Raymond Aron. Elle demeure, encore aujourd’hui, avec Le Débat, une des rares revues indispensables pour comprendre la France et à travers elle, le monde contemporain.

J’y retrouve un passage que j’avais souligné dans un texte de Mona Ozouf, l’historienne française. Il s’agit d’un texte consacré à Pierre Brossolette, une figure éminente de la résistance dont les cendres ont depuis été transférées au Panthéon. Il s’agit du passage suivant.

Il y a dans la vie des peuples un élément passionnel irréductible qui détermine les grands sursauts collectifs. Il faut donc découpler les intérêts et les passions. Celles-ci n’annulent pas les intérêts, mais elles les débordent et leur survivent, en englobant les instincts de domination, de révolte, de refus, d’engouement, qui tiennent aux racines profondes de l’être (p. 812).

Il s’agit d’une réflexion absolument lumineuse qui tranche avec la sécheresse des analyses contemporaines du politique. Elle mérite qu’on s’y attarde et qu’on cherche à dégager tout ce qu’elle recouvre. À tout le moins, on peut suivre le chemin qu’elle nous suggère pour voir ce qu’on y trouvera.

Cette réflexion de Mona Ozouf, qui rappelle au détour des réflexions semblables de Pierre Ansart, de Jacques Julliard, de Bertrand de Jouvenel ou de Régis Debray, révèle indirectement la sécheresse existentielle de la conception, aujourd’hui dominante, du politique. On pourrait dire que chaque époque a sa propre compréhension du politique. Les sciences sociales, aujourd’hui, jouent un grand rôle dans la formation de l’esprit public. Je devrais plutôt parler d’une certaine vulgate sociologique qui croit nécessaire de nier l’existence de ce qu’elle ne parvient pas à conceptualiser adéquatement ou à quantifier. Cette sociologie se berce de l’étrange illusion de décrypter les codes les plus intimes de la vie sociale, alors qu’elle demeure trop souvent à sa surface. Pire encore : il lui arrive souvent de s’évader du réel pour se réfugier dans sa contrefaçon idéologiquement reconstruite. Cette sociologie malheureusement dominante dans les universités, souvent héritière d’un marxisme sommaire ou encore, d’un libéralisme moderniste à peine plus éclairé, est un obstacle à un renouvellement de la pensée politique.

Cette sociologie croit à sa toute-puissance conceptuelle et prétend nous présenter une société absolument transparente, sans mystère, sans profondeur existentielle, sans zones d’ombres : une société qu’on pourrait démonter et, conséquemment, remonter, comme s’il s’agissait simplement d’une construction artificielle et intellectuelle où les pièces s’emboîtent les unes dans les autres, pour peu qu’on sache bien en jouer. Elle est victime du vice intellectuel par excellence de l’esprit moderne : son constructivisme radical. C’est-à-dire qu’elle s’imagine la société comme une production artificielle, comme le pur produit d’une volonté humaine fonctionnant à partir d’un plan bien défini.

Cette sociologie politique fermée aux passions et à l’imagination, au poids de la mémoire (parce qu’elle nous rappelle que le présent n’est jamais autosuffisant) et à celui des idéaux (parce qu’ils nous rappellent que le présent est toujours gros d’autres possibles que ceux qu’il actualise pour le moment) et qui transforme l’homme en nain calculateur matérialiste jusqu’à l’abrutissement, nous propose une vision réduite, atrophiée, diminuée, appauvrie, de la réalité. On pourrait dire qu’il s’agit d’une conception technocratisée du réel, comme si la société se présentait désormais à la manière d’une construction sociale artificielle. Les sciences sociales prétendent alors fournir le mode d’emploi pour mener de bonne manière sa reconstruction.

C’est notre conception de l’action humaine qui en souffre : il ne s’agit plus d’aménager le monde, de le conserver, le transformer, s’il le faut, mais bien de le produire, comme s’il était exclusivement un produit de la raison humaine. On devine l’horizon de cette vision des choses : à force de toujours reconstruire la société, on finira bien par aboutir à la société idéale, qui sera parfaitement maîtrisable, parce qu’intégralement connue, dans ses moindres détails. L’utopie ne sera plus une fiction chimérique, mais le point d’aboutissement de l’aventure humaine, après un grand nombre d’expériences suivant le principe d’essais et d’erreurs. On sait qu’une telle manière de se représenter le développement des sociétés peut conduire au pire des fanatismes. Elle distingue finalement le monde en deux types d’hommes : ceux qui ont eu la révélation de ce qu’on pourrait appeler le caractère artificiel de la nature humaine (ils en appellent à la déconstruction de l’héritage historique de chaque société pour permettre à l’humanité de s’en délivrer et d’accéder à sa pureté universaliste – les particularismes seraient tout autant d’impuretés à nettoyer), et les retardataires, bientôt considérés comme des réactionnaires qu’il faudra conséquemment chasser de l’espace public puisqu’ils empêchent la société de se convertir pleinement au monde idéal qu’on lui propose. On le sait : celui qui doute d’une prophétie censée accoucher de l’émancipation humaine est dès lors considéré comme un ennemi de cette dernière.

Cette sociologie s’imagine scientifique : elle est tout simplement inhumaine, ou plus exactement, déshumanisante. Elle s’imagine que l’homme est intégralement connaissable. Rien chez lui ne résiste à ceux qui veulent l’enfermer dans une théorie : elle pave le chemin d’un totalitarisme qui dira ou non son nom, mais qui a conduit aux horreurs du communisme au vingtième siècle. D’ailleurs, pour elle, l’homme n’est plus un mystère et la condition humaine, encore moins une énigme. C’est ce qui fait, d’ailleurs, que le politique passe de l’art à la science, et du gouvernement toujours approximatif des hommes à la gestion rationnelle et technocratique d’une société où les individus sont neutralisés dans des structures sociales qu’on peut réformer à loisir. En fait, l’homme n’existe qu’à la manière d’un reflet de structures sociales, comme si une part de lui-même ne se dérobait pas inévitablement aux discours à prétention scientifique qui croient élucider complètement son mystère.

C’est pourtant dans ce fait tout simple que l’homme n’est jamais complètement un produit de la société, qu’une part s’y dérobe nécessairement, que se trouve les conditions de sa liberté, dans la mesure où c’est en misant sur cette part de lui-même qui n’appartient pas au social qu’il pourra toujours envisager son redressement, même sous la pire oppression. Cette sociologie constructiviste oublie, par ailleurs, que tout discours « scientifique » sur l’homme demeure fondamentalement inachevé, et qu’une bonne part de la réalité humaine n’est accessible que par d’autres moyens. On pensera par exemple aux grands romans (Les démons de Dostoïevski), aux livres d’histoire (évoquons simplement l’œuvre de Michelet) ou à la meilleure part de la philosophie politique (pourquoi ne pas mentionner l’œuvre capitale de Pierre Manent), cela va de soi.

Je parle d’une dérive propre à la sociologie, mais elle a aussi évidemment atteint la philosophie politique qui a poussé très loin le mythe contractualiste, jusqu’à vider la société de sa substance. Il suffit de fréquenter un peu la philosophie politique telle qu’on l’enseigne dans les départements universitaires pour voir à quel point elle assèche le politique en le transformant en pur domaine de spéculation, où elle s’amuse à construire des sociétés idéales qui n’ont absolument rien à voir avec la réalité humaine historique. On sait à quel point l’œuvre de John Rawls et surtout celle de ses commentateurs est devenue caractéristique de cette dérive philosophique. Elle a ravagé la philosophie politique, et par une étrange inversion intellectuelle, plusieurs s’entêtent à soutenir qu’elle en a en fait représenté la renaissance. Il faudrait pourtant leur rappeler qu’une société n’est pas qu’un assemblage rationaliste de règles et de procédures qu’il faudra ensuite soumettre à des philosophes qui jugeront de leur validité éthique. Le contractualisme radical pave le chemin pour le retour du roi-philosophe, qui est souvent un tyran inconscient de l’être. Il a eu une révélation sur l’organisation de la société, selon un plan rationnel qu’il est le seul à vraiment posséder et maîtriser, ce qui lui donne le droit de refonder toutes les institutions, une après l’autre. Il suffit de penser aux débats contemporains portant sur la diversité et le multiculturalisme, qui voit nos philosophes diversitaires défiler dans les médias pour nous expliquer le modèle de la société idéale qu’ils ont à nous proposer, pour vois jusqu’où iraient ces idéologues s’ils en avaient la possibilité. Ils se prennent pour des sages : ils ont pourtant la psychologie des démiurges. Ils veulent extraire la société de l’histoire, la refonder à partir de leur perspective, et soumettre ensuite la population à leur entreprise.

Qu’on ne me comprenne pas mal. Évidemment, la civilisation libérale, et la chose est globalement heureuse, a contractualisé une bonne part de l’existence sociale – elle l’a soumise aux exigences de la raison. Il ne s’agit pas de céder au mythe du vitalisme, aux séductions de l’organicisme. Il s’agit encore moins d’idolâtrer ce qu’on pourrait appeler l’irrationnel, et il est vrai que la critique du rationalisme radical peut conduire de temps à temps à de telles impasses ou, plus modérément, à la vénération de la coutume. Mais une fois que nous nous savons prévenus, on conviendra que de tels chemins sont rarement empruntés aujourd’hui. Ce qui guette la société contemporaine, c’est la généralisation du contractualisme à tous les rapports sociaux, qui entraine inévitablement une judiciarisation et une bureaucratisation de la vie sociale – et on pourrait ajouter, un assèchement des passions collectives. Et il y a grand risque à réduire les passions collectives, ou encore, le surgissement de la mémoire au cœur de la vie politique aux passions archaïques, coupables de provoquer une régression humaine vers un stade antérieur de développement démocratique. On oublie que ces passions peuvent irriguer pour le mieux la vie sociale, qu’elles peuvent redynamiser une société enfermée dans un cadre exagérément formel, devenu étranger aux hommes et aux femmes qui l’habitent, d’autant qu’ils ne parviennent plus à y investir leurs aspirations existentielles. Elles représentent, en quelque sorte, pour le meilleur comme pour le pire, la part de l’âme dans l’organisation sociale.

L’essentiel est là : toute représentation trop mécanique de la société ne parvient pas à comprendre le surgissement d’un événement imprévisible ou encore de passions refoulées, l’expression de désirs longtemps censurés, mais qu’un homme politique sachant faire un bon usage de la transgression peut révéler et canaliser. Comment dire ? Il y a une part inévitablement poétique en politique. La politique a besoin d’une charge sacrée, et chaque camp, pour s’inscrire dans la cité, a besoin de ce qu’Albert Thibaudet nommait son « spirituel », c’est-à-dire, sa conception de la vie. La politique a besoin d’un « légendaire », pour emprunter un terme à Raoul Girardet. Et c’est peut-être faute comprendre cela que la vie politique contemporaine est si désenchantée, si terne, si morne. Non pas qu’il faille vivre la politique comme un grand récit romantique exalté. Du moins, elle ne peut pas être que ça, elle doit réserver un tel souffle aux moments d’exception. Mais elle doit s’ouvrir à cette dimension, qui lui est consubstantielle. Il faut se rappeler, en quelque sorte, que la politique est, et doit être, en bonne partie, le théâtre des passions humaines, et s’il faut éviter qu’elle empiète sur toute l’existence, on ne saurait non plus l’oublier sans que l’homme n’en paie le prix. Un homme politique qui s’imaginerait que ces passions appartiennent à un autre temps, qu’elles n’existent plus, qu’elles ne sont désormais présentes que sous la forme de vieux souvenirs entretenus par les esprits mélancoliques qui tolèrent mal la prose démocratique et se tiennent tristement à la surface du réel.

J’insiste : il ne s’agit pas d’idolâtrer l’irrationnel, à la manière de la vérité cachée que la modernité occulterait, mais il s’agit de voir que ces passions permettent d’accéder à des ressources de sens vitales, sans lesquelles la rationalité moderne tourne à vide et se retourne contre les idéaux qu’elle prétend porter et accomplir.

J’en reviens à la réflexion de Mona Ozouf, à l’origine de ces quelques considérations sur la nature existentielle du politique. Elle nous éclaire aussi sur la manière qu’ont les politiciens eux-mêmes de penser le politique. Un homme politique qui se montre aveugle devant ces passions, parce qu’il est persuadé que la vie s’épuise dans l’existence quotidienne et ses préoccupations spécifiques, ne sera jamais rien d’autre qu’un gestionnaire égaré dans un univers auquel il sera toujours étranger. Un autre qui saurait qu’elles existent, mais qui voudrait les refouler systématiquement, et les assécher définitivement, comme si elles étaient nécessairement mauvaises, révélerait alors une conception déshumanisée de la collectivité qu’il voudra gouverner. C’est-à-dire qu’il l’enfermera dans un fantasme rationaliste, où l’homme abstrait devrait nécessairement abolir l’homme de chair, où l’individu désincarné et déraciné sera présenté comme un humain évolué par rapport à celui qui tiendrait encore à s’ancrer dans une culture, dans un monde de sens particulier.

Je l’évoquais tout juste : ces passions sont nécessaires, justement, parce qu’elles touchent aux fibres les plus intimes de la nature humaine : l’amour de la patrie, le désir de grandeur, le refus de l’humiliation, l’attachement à l’honneur, le sens de la survie collective. Elles connaissent aussi, cela va de soi, leur pendant négatif. Quiconque refuse de s’ouvrir à cette part de l’homme le mutile bêtement ou cruellement en croyant paradoxalement le délivrer de ce qui l’empêcherait d’accéder à l’universel. C’est la pente malheureuse de notre époque, il faut en convenir, qui croit libérer l’homme alors qu’elle l’étouffe, et qui s’imagine qu’en plongeant les individus dans une mondialisation où tous seront interchangeables, elle accouchera de la merveilleuse utopie d’une planète sans frontières, où chacun vaquera sur la planète, à la manière d’un touriste universel, en renonçant, toutefois, à la possibilité d’un chez soi.

On en revient à l’évidence absolue, qui échappe pourtant à nos contemporains pour qui le passé est le passé et est condamné à l’insignifiance, à moins de se réduire à un musée des horreurs : c’est à la lumière de l’histoire qu’on peut et doit méditer sur le politique. C’est dans l’histoire qu’on voit les passions humaines se déployer puis refluer, se réchauffer puis se refroidir. C’est par l’étude de l’histoire que l’on comprend qu’un peuple est davantage qu’un agrégat de consommateurs, qu’il s’agisse de services publics ou des produits engendrés par la société de consommation. C’est par l’étude de l’histoire, finalement, que l’on comprend que pour réveiller un peuple, ou encore, pour le mobiliser, il faut aller dans ses profondeurs, découvrir ses ressorts intimes, entretenir et alimenter sa culture, y trouver lorsqu’il le faut les significations enfouies et les faire rejaillir sur le présent. C’est aussi par l’étude de l’histoire que l’on comprend la nature tragique du politique : c’est seulement ainsi que l’on comprend que des choix fondamentaux, qui mettent en concurrences des valeurs également désirables, mais véritablement contradictoires, se présentent aux hommes. C’est par elle que l’on comprend aussi que certains efforts immenses sont condamnés à ne rien donner, parce qu’une situation historique particulière contribue au refoulement des passions nécessaires aux grandes actions, comme si la vie elle-même se retirait d’une société et que cette dernière, sans trop savoir pourquoi ni comment, en venait à consentir à ce qu’il faudra bien nommer son épuisement historique.

On se demandera avec raison si on trouve encore des hommes politiques qui devinent l’existence de ce qu’on pourrait appeler cette couche très profonde de la réalité. Mais on aura beau l’oublier ou la censurer, elle finira toujours par se rappeler à nous. J’espère que ces quelques réflexions contribueront à l’éclaircissement de la situation du nationalisme québécois : c’est bien évidemment en l’ayant à l’esprit que je les ai rédigées.