Les commémorations élaborées de la guerre de 1812 que le gouvernement conservateur de Stephen Harper a décidé de déployer s’attirent nombre de critiques au Québec. Cette commémoration se déploie en conjonction avec le jubilé de la reine Elizabeth II que le gouvernement fédéral a choisi de souligner en grande pompe et, il faut le noter, avec un vaste revival des symboles monarchiques dans l’appareil gouvernemental et les activités symboliques qu’il finance (comme la Fête du Canada). On est pourtant en droit de se demander si le Québec, paradoxalement, n’aurait pas à y gagner une vision plus claire de lui-même. C’est ce qu’il nous faudra tenter d’exposer.
Que symbolise la guerre de 1812?
D’emblée, la représentation historique mise de l’avant pour la commémoration de la guerre anglo-américaine de 1812 soulève des questions. La rhétorique qui y est associée présente la guerre de 1812 comme la véritable naissance du Canada et/ou de l’identité canadienne, avant les deux dates que l’historiographie canadienne-anglaise a privilégiées depuis quelques décennies : soit la Confédération et la Première Guerre mondiale.
La guerre de 1812 aurait rassemblé les Canadiens de diverses origines, anglophones, francophones, indiens, noirs, (catholiques comme protestants, serait-on tenté d’ajouter, mais on insiste moins sur cet aspect aujourd’hui), dans un commun rejet de l’annexion américaine. Pourtant, il faut rappeler que l’identité des « United Empire Loyalists » demeure tout de même britannique, comme celle du Canada pendant encore plus d’un siècle. Le changement de l’identité canadienne-anglaise, de britannique à canadian, n’est alors qu’embryonnaire ; bien souvent, le plus important pour leur identité est de se reconnaître à la fois WASP et loyaliste.
La question est délicate car, au fond, l’identification britannique perdure jusqu’aux deux guerres mondiales, et même jusqu’aux années 1960 lors du fameux débat dans la Chambre des communes qui opposa Pearson et Diefenbaker au sujet de l’adoption de l’unifolié comme drapeau du Canada, abandonnant le Red Ensign et son Union Jack dans le coin supérieur gauche. Le changement ne put qu’être graduel. En revanche les Canadiens (c’est seulement plus tard qu’on dira Canadiens français) s’identifiaient déjà depuis longtemps comme tels ce qu’il ne faut pas confondre avec Canadians.
D’ailleurs, les histoires du Canada en langue anglaise, jusqu’au milieu du XXe siècle, commençaient principalement à la Conquête à une époque où l’identité britannique du Canada demeurait primordiale.
En somme, il serait difficile d’affirmer qu’il s’agissait clairement pour les anglophones de l’Amérique du Nord britannique de défendre le Canada plutôt qu’un territoire de l’Empire – l’Amérique du Nord britannique – dans un conflit qui opposait avant tout Londres à Washington. On la nomme bien « guerre anglo-américaine », en anglais comme en français. Les Américains y ont trouvé un renforcement de leur identité distincte de l’Angleterre – leur hymne national a d’ailleurs été inspiré par des batailles en sol américain durant cette guerre. À l’inverse, les Canadiens anglais ne pouvaient y trouver que la réaffirmation de leur loyalisme – ce qui n’était pas encore l’affirmation d’une identité nationale bien distincte de la Grande-Bretagne.
Ajoutons que les indiens du Midwest menés par Tecumseh ne se sont alliés au Canada britannique que pour défaire un ennemi commun, jamais par adhésion à une identité, ni même à une souveraineté, britannique ou canadienne, puisque leur but était un territoire indien indépendant (ou à la rigueur sous protectorat britannique).
De même, l’engagement des « Canadiens » (qu’on n’appelait pas encore Canadiens français) n’était pas sans quelques distances : une réticence de plusieurs à servir dans une guerre, comme en 1775-1776, qui ne devait pas sembler être la leur, ou une distanciation chez les membres des élites qui se sentaient une plus grande obligation à le faire, comme le rappelle le cas de Jacques Viger exhumé récemment par Bernard Andrès[1]. Celui qui allait devenir le premier maire de Montréal en 1833 a servi comme officier de la milice (lieutenant puis capitaine des Voltigeurs) durant la guerre, et spécialement à la bataille de Sackets Harbor dans l’État de New York. Viger s’efforcera de faire honorer Salaberry et les Voltigeurs à propos de la victoire de Châteauguay (bataille à laquelle il n’a pas participé). Néanmoins, dans son texte satirique recueilli dans sa Saberdache en 1816, La République des Maringouins, il se moque de ce conflit. Un sentiment patriotique pancanadien ne transparaît bien sûr pas dans un tel texte. L’historien Fernand Ouellet voulut en faire un élément loyaliste, et l’engagement des Voltigeurs une manifestation de loyalisme canadien-français. Mais Viger est aussi un patriote, un partisan modéré du parti de Papineau, qui préside le premier banquet de la Saint-Jean en 1834[2].
L’engagement des Voltigeurs, leur réussite à Châteauguay, me semble avoir été retenu un temps par notre historiographie et notre mémoire (jusque dans les illustrations d’Henri Julien), avant de sombrer dans un oubli graduel après la Première Guerre mondiale, pour répondre à deux besoins : 1. Une volonté politique : le Parti canadien réclamait à l’époque des droits politiques égaux à ceux des sujets britanniques en métropole. 2. La nécessité d’avoir des figures masculines modèles à proposer, sans iconoclasme, dans notre système scolaire catholique qui tenait à ne pratiquer qu’un loyalisme discret. Bref, l’exemple des Voltigeurs et de Salaberry pouvait servir tactiquement dans ce contexte à rétorquer aux arguments des loyalistes du Bas-Canada qui réclamaient l’anglicisation de la province et dénonçaient les risques de toute concession aux « nouveaux sujets » de Sa Majesté britannique. Politiquement, la guerre eut des effets au Bas-Canada avant même son déclenchement : le gouverneur Craig, manifestement « gallophobe », qui avait choisi l’affrontement avec le Parti canadien, et enfermé abusivement les rédacteurs du Canadien, fut rappelé en 1811 et remplacé par Prevost, un francophone protestant, qui se montra beaucoup plus accommodant pour la majorité, qu’il tenta de mener à l’assaut du territoire américain. Malgré l’embellie politique qu’il obtient au Bas-Canada[3], sa retraite jugée à la bataille de Plattsburgh entraînera son rappel.
Voici ce qu’en dit L’Encyclopédie canadienne, dans un article certainement antérieur au programme de commémorations actuel :
Il réussit à apaiser les politiciens canadiens les plus influents et obtient la confiance de l’Église catholique, si bien que lorsque la guerre contre les États-Unis est déclenchée, les habitants s’empressent de s’enrôler en grand nombre dans la milice et de participer aux dépenses nécessaires à la défense de leurs terres[4].
De récentes recherches permettent de nuancer cette affirmation quant aux Canadiens[5]. Malgré quelques discours ampoulés, le loyalisme des Canadiens est souvent circonstanciel et tiède. Tout au long du XIXe siècle, depuis le mouvement canadien-patriote du début jusqu’au nationalisme catholique de la fin du siècle, ils s’attachent surtout à défendre et affirmer leur nationalité. D’ailleurs, contrairement à celles des Canadiens anglais, leurs institutions se nomment toujours plus volontiers « nationales » que « royales » ou « impériales ». Il n’empêche, on constate ici sur quelle base le gouvernement de Stephen Harper a pu se fonder pour développer cette vision de deux Canadas unis dans leur rejet de la République américaine (de la Révolution) aussi bien que de l’annexion.
Certes, la guerre de 1812 s’y prête mieux que l’invasion de 1775-1776, par exemple, qui concerne avant tout les Québécois (les « Canadiens » de la province de Québec), faute d’Anglais présents. Néanmoins, pareille représentation soulève autant de questions que le choix de la Première Guerre mondiale et en particulier de la bataille de Vimy que précédemment – dans une optique qu’on peut sans doute associer davantage au courant libéral – on présentait comme le creuset d’une nouvelle identité nationale, canadienne, partagée par les différents peuples du Canada (anglophones et francophones en particulier), en voie de se démarquer de l’identité britannique et impériale. Le fait le plus marquant quant à l’unité de la Confédération, durant cette guerre, la crise de la Conscription, qui oppose violemment le Canada français au reste du Canada y compris chez les libéraux de Laurier qui perdent leurs appuis anglophones et leurs députés le temps de cette crise, se voyait gommer par ce mythe d’une nouvelle identité qui s’impose grâce à l’engagement, au courage et à la réussite de frères d’armes de partout au Canada qui deviennent l’expression non plus, supposément, des forces de l’Empire, mais bien d’un Dominion en processus de maturation. À côté du mythe de Vimy, sur le plan de la constitution d’une nouvelle identité, les conservateurs espèrent développer celui de 1812.
Quelle est donc la valeur ajoutée que pourrait apporter une redécouverte de 1812 ? Je crois qu’il est impossible de dissocier l’intérêt pour 1812 de l’intérêt renouvelé pour les symboles monarchistes que démontre le gouvernement conservateur. D’ailleurs, cette année, les célébrations de la Fête du Canada sont concentrées sur le jubilé de la reine ou l’anniversaire de la guerre de 1812. Il y a là beaucoup plus qu’une coïncidence fortuite entre deux anniversaires.
Résurgence de l’identité canadienne-anglaise
En réalité, le renouveau de l’intérêt pour la guerre de 1812 et pour les symboles de la monarchie britannique témoignent d’un phénomène identitaire et politique : la réaffirmation d’une identité canadienne-anglaise de plus en plus décomplexée. Il s’agit d’un retour aux sources, concernant ce qui distingue le Canada anglais des États-Unis, après des décennies d’accentuation du caractère social-démocrate du Canada, d’une part, et d’une identité bilingue et biculturelle, puis multiculturelle, d’autre part.
Comment se définissait le Canada anglais traditionnellement ? Face au Canada français, c’était simple, il était anglo-saxon (à tout le moins germanique), de langue anglaise, protestant. Mais pour bien le définir vis-à-vis des États-Unis, dont l’identité WASP fut fortement affirmée jusqu’à l’élection de John F. Kennedy au moins, un élément apparaissait comme central : le loyalisme, c’est-à-dire le rejet des idéaux démocratiques, républicains et indépendantistes américains. Le Canada anglais valorisait donc un éthos plus conservateur, laissant plus de place aux valeurs hiérarchiques, aristocratiques, sur le modèle britannique, que la culture américaine, plus populaire, égalitaire, moins traditionaliste.
Cette différence a bien sûr eu du mal à se maintenir au XXe siècle, sous la pression combinée de deux courants. D’une part, sur le modèle de la Grande-Bretagne marquée par un mouvement syndical vigoureux relayé par des intellectuels sociaux-démocrates, et surtout par les gouvernements travaillistes et le triomphe du keynésianisme, le Canada, même anglais, évolua de plus en plus vers la gauche. À l’époque de la naissance du CCF, durant la Grande Dépression, le Canada l’était toujours moins que les États-Unis du New Deal, sous Roosevelt. C’est véritablement suite à la Deuxième Guerre mondiale que la Grande-Bretagne et le Canada vont changer. On pourrait croire que le caractère « plus aristocratique », moins populaire et démocratique des institutions canadiennes pouvait se convertir aisément au caractère « plus technocratique » qui marque les démocraties d’Europe de l’Ouest, Royaume-Uni y compris, après 1945, laissant les États-Unis développer une voie quelque peu originale, plus libérale et à droite que le reste de l’Occident après cette date. Même depuis la « révolution conservatrice » pratiquée simultanément au Royaume-Uni et aux États-Unis dans les années 1980, sous Thatcher et sous Reagan, la différence en termes de services sociaux restait importante entre les deux États, le Royaume-Uni demeurant plus proche du « modèle européen » que du modèle américain[6]. Le Canada a suivi une évolution social-démocrate après 1945 qui le rapprochait de la Grande-Bretagne et l’éloignait des États-Unis, les gouvernements, libéraux surtout, reprenant beaucoup des idées mises de l’avant par le CCF. Tant et si bien que l’assurance-maladie, mise en place dans les provinces et renforcée par la loi canadienne sur la santé, a revêtu les oripeaux d’un symbole identitaire fort du Canada, spécialement dans l’opinion canadienne-anglaise.
D’autre part, le parti libéral au pouvoir le plus souvent au Canada entre 1896 (élection de Laurier) et 2006 (premier gouvernement de Stephen Harper), s’appuie durant les premières décennies de cette période, sur de forts appuis québécois (plus précisément, canadiens-français, même en dehors du Québec), sensibles au nationalisme canadien-français, et canadien, mais peu sensibles, bien sûr, aux symboliques impériales et loyalistes. Les crises de la conscription en ont donné une illustration saisissante.
Or, la pression du nationalisme canadien-français puis québécois s’est faite de plus en plus pressante à partir du milieu du siècle. Les élus québécois ou canadiens-français du parti libéral fédéral furent enclins à favoriser une émancipation toujours plus poussée du Canada non seulement du statut colonial, mais de la symbolique coloniale, pour l’amener à intégrer les symboles du nationalisme québécois originel, le nationalisme « canadien » au sens ancien du terme : castor, feuille d’érable, hymne Ô Canada, et à ajouter à cela un changement plus que symbolique des institutions fédérales et des lois pour faire une place aux francophones et à la langue française, avec la politique sur le bilinguisme. Le changement majeur en termes de statut est certainement survenu en 1931 avec le Statut de Westminster qui accordait aux Dominions la souveraineté en matière de politique étrangère. Pourtant, le Canada continuait de se présenter et de s’affirmer comme britannique. Ses forces étaient intégrées aux forces britanniques durant la Deuxième Guerre mondiale. Ce n’est qu’au lendemain de la guerre que le Canada implantera une citoyenneté proprement canadienne puis mettra fin aux appels aux Conseil privé, accordant à la Cour suprême le statut de dernier recours juridique pour les citoyens de la confédération. Dans les années 1960, le drapeau unifolié est adopté. Ce n’est qu’en 1980 que le Ô Canada, un hymne composé par Calixa Lavallée sur un poème de Basile Routhier dont la première avait marqué la Saint-Jean-Baptiste de 1880, un hymne originellement issu du nationalisme canadien-français comme l’expriment clairement ses paroles originales (en français seulement), remplaça le God Save the Queen/King, l’hymne national britannique qui était aussi celui du Canada.
Il apparaît évident que les conservateurs fédéraux aimeraient s’éloigner de ces deux fondements identitaires pour se rapprocher du modèle américain. Cela les incite, en plus de la tradition conservatrice canadienne-anglaise qui y ramène naturellement, à redécouvrir un modèle originel de distinction vis-à-vis des États-Unis, l’identité loyaliste.
C’est l’identité originelle du Canada anglais et cette mythologie y conserve par conséquent des racines profondes. Si c’est la Conquête qui fait du Canada un territoire britannique, annexant la Nouvelle-France à l’exclusion de la Louisiane, vidant l’Acadie de ses habitants, c’est l’exode des Loyalistes en 1783 qui amène véritablement une population de langue anglaise à s’enraciner ici. C’est surtout vrai des deux Canadas, mais aussi du Nouveau-Brunswick et d’une bonne partie des Maritimes. Cette culture s’est déplacée vers l’Ouest, en Colombie-Britannique et dans les Prairies. La Colombie-Britannique a été colonisée très tardivement, au XIXe siècle, alors que l’Empire britannique était à son apogée. Les symboles impériaux, en parfait accord avec le loyalisme canadien-anglais, s’y retrouvent donc avec force : dans le nom de la capitale (Victoria), le nom de la colonie, qui signifie « Amérique britannique », son drapeau (qui intègre l’Union Jack), etc. Dans les Prairies, les origines variées des colons ont amené beaucoup d’observateurs, dès le début du XXe siècle, à faire la comparaison avec l’identité américaine. Mais dès l’acquisition du territoire, en 1869-1870, la première rébellion des Métis, à la Rivière Rouge, les oppose aux colons et officiels ontariens, orangistes pour la plupart, chez qui le loyalisme est un élément identitaire déterminant. Ce sont eux qui pilotent le fondement des premières institutions des provinces des Prairies. Les colons originaires de partout s’intégrèrent donc à ce moule institutionnel.
La prétendue ambivalence des Québécois
Imagine-t-on les campagnes référendaires avec l’hymne God Save the Queen ? Tous ces changements sur le plan de la symbolique et de l’identité canadienne, du visage que renvoie le gouvernement fédéral, comme de la place qui y est faite au français et aux francophones, débutés sous Pearson, se sont accélérés sous Trudeau après l’adoption de la loi sur le bilinguisme en 1969. Il serait difficile de soutenir que ces changements n’eurent aucun effet dans le débat constitutionnel qui mobilisa le Québec depuis la fondation du Parti québécois en 1968. Le fait même que le Canada fût dirigé par des chefs québécois, des libéraux ayant implanté ces réformes, Trudeau puis Chrétien, ne pouvait que peser dans les débats sur la question nationale.
Le débat aurait été complètement différent s’il avait opposé un Lévesque à un chef canadien-anglais comme le leader des conservateurs sous Trudeau, Robert Stanfield, à la tête d’un parti plus attaché à l’identité loyaliste du Canada et plus attiré par la reconnaissance du biculturalisme et des deux peuples fondateurs que par la politique du bilinguisme de Trudeau. Trudeau pilotait ce qui avait toute l’apparence d’un changement d’identité du Canada. Les libéraux après l’irruption des « trois colombes », présidaient à ce qui pouvait ressembler, aux yeux des Canadiens anglais, à une québécisation du pays, laquelle ne put que rendre ce pays plus acceptable aux Canadiens français inquiets du changement constitutionnel proposé par un parti associé au gauchisme échevelé, le PQ. C’est un phénomène capital pour comprendre l’issue de ces campagnes référendaires, la division de l’opinion francophone, que de rappeler que contrairement à ce qu’on observe auprès de plusieurs petites nations occidentales qui ont obtenu leur indépendance, les Québécois ont eu à choisir entre deux chefs nationaux forts défendant des projets opposés. La fin de non-recevoir exprimée par Trudeau mettait le projet de souveraineté-association de Lévesque en difficulté.
Beaucoup d’observateurs en ont conclu que l’ambivalence caractérisait les Québécois. Est-ce un choix privilégié par eux ? C’est la thèse de Jocelyn Létourneau. Est-ce le résultat d’un manque de maîtrise de leur destinée ? C’est la thèse défendue par Yvan Lamonde à l’occasion d’un débat avec Létourneau. Lamonde rappelait que les Québécois ont été placés en situation coloniale sous le régime britannique, avant d’être concrètement mis en minorité dans l’Union puis la Confédération, sans la prise sur leur destinée qui leur aurait permis de formuler une autre aspiration avant la période récente, du moins à la suite de la répression du mouvement patriote. L’échec des Patriotes, leur situation d’infériorité économique, leur isolement sur la scène internationale, l’absence d’alliés solides au sein de ce qui était le plus grand empire du monde à l’époque, ne leur laissait guère d’autres options. Le nationalisme s’est donc longtemps concentré sur la reconstruction des forces de la nation, en attendant un éventuel affaiblissement de l’Empire britannique. L’Action française espérait déjà, en 1922, un effondrement de ce dernier qui offrirait l’occasion de réaliser l’indépendance du Québec.
Cette ambivalence ne serait donc pas un choix privilégié, une préférence des Québécois, mais le résultat d’une longue habitude au manque de choix, à la crainte de risques réels pesant sur une nation bien petite (surtout au XIXe siècle et au début du XXe siècle). Nous avons tâché de soumettre un nouvel élément d’explication ici : l’importance du changement de l’image du Canada, de son changement identitaire, l’éloignant des symboles loyalistes autant que de l’unilinguisme, pour y ajouter une plus grande présence canadienne-française et de langue française à partir des années 1960, par les libéraux.
Dans Le confort et l’indifférence, Denys Arcand montre un René Lévesque faible, et une population faiblement remuée par la question de l’identité. S’exprime surtout une inquiétude matérielle, dépourvue d’états d’âme sur le plan identitaire. Mais dans ce contexte nouveau créé par les gouvernements de Pearson et de Trudeau, la question identitaire ne se posait plus dans les mêmes termes : il n’y avait plus d’un coté, un pouvoir canadien-français et, de l’autre un État massivement canadien-anglais et loyaliste comme c’était encore le cas sous Duplessis. Comme le rappellent plusieurs extraits de discours de Chrétien et de Trudeau durant la campagne référendaire, les chefs libéraux pouvaient clamer que le Canada, avec ses immenses richesses, « c’était à nous » : leur pouvoir à Ottawa, en français, donnait de la crédibilité à cette affirmation, que n’aurait jamais pu mettre de l’avant un gouvernement comme celui du premier ministre conservateur Diefenbaker, ni non plus ceux des libéraux d’avant ces changements majeurs des années 1960.
Car il vaut la peine de le rappeler : une très forte majorité de Québécois sont en fait attachés à l’identité québécoise, son affirmation et sa continuité. Au cours des années 2000, au moment où le gouvernement Harper adoptait une motion reconnaissant la nation québécoise, des sondages montrèrent qu’environ 72 % des Québécois considéraient que le Québec est une nation ; un nombre quasi équivalent étaient en faveur de la constitution d’une équipe nationale de hockey du Québec pour les tournois internationaux. Ce printemps, Le Devoir publiait des sondages montrant que 71 % des Québécois aimeraient que le débat constitutionnel soit relancé et que la constitution du Canada adoptée en 1982 soit modifiée de façon à permettre l’adhésion du Québec.
Qu’en conclure ? Cela révèle sans doute davantage un attachement au « Québec d’abord ». Plus que le choix de privilégier l’ambivalence, on peut y voir l’échec de leaders nationalistes à fédérer leur camp, ou le succès d’anti-nationalistes à diviser les nationalistes en ralliant les plus mous par quelques concessions au nationalisme, comme les changements symboliques apportés par les libéraux et la politique du bilinguisme. Voilà qui permet aussi d’expliquer « l’indifférence » de plusieurs Québécois au « patriotisme ordinaire[7] » du discours du OUI en 1980. Le fait que seulement 40 à 49 %, et non 70 % ou 72 % des Québécois soient en faveur de la souveraineté doit en effet soulever des questions. En d’autres mots, de 20 à 30% de Québécois sont pour le Québec d’abord mais ne votent pas OUI. Pourquoi ? Par un fort sentiment attachement au Canada ? Chez certains, mais sûrement pas pour l’ensemble. L’inquiétude et le manque d’assurance (cultivés éhontément dans la campagne de 1980), l’espoir d’obtenir une réforme… Faire monter le pourcentage à 55 % ou 60 % implique d’en convaincre un plus grand nombre que c’est la meilleure voie, la plus réaliste, la plus souhaitable.
1. La transformation du Canada par les libéraux rendait le Canada plus québécois. 2. Son opposition à la souveraineté-association (refus de négocier) affaiblissait cette position. Cela étant en partie périmé, reste la confusion engendrée par l’affrontement entre deux grands leaders québécois. Il est plus facile de rallier les 70 % dans une position commune des nationalistes vis-à-vis le Canada anglais incarné par un chef canadien-anglais… Celle-ci ne put engendrer une confusion identitaire et politique, qui a de bonnes chances d’être en voie de se dissiper.
Le Canada anglais s’émancipe en ce moment du Québec un peu comme si le Québec était souverain. Mais c’est parce qu’il semble pouvoir se permettre de l’ignorer désormais, comme il ne le pouvait plus le faire au milieu du XXe siècle. Ce faisant, le vrai Canada, un Canada anglais, britannique dans ses origines, qui continue de se définir par opposition aux États-Unis, resurgi et peut se le permettre, sans complexe. Si une telle évolution se poursuit, la confusion identitaire des Québécois que le Canada des « trois colombes » visa à forger et à entretenir risque peut-être de se dissiper.
[1] Bernard Andrès, « 1812-2012 : Viger, Harper et la République des Marigouins », Cahiers des dix, no 65, 2011, p. 46-74.
[2] Pour ces renseignements sur Viger et Ouellet, voir Jean-Claude Robert, « Viger, Jacques », dans le Dictionnaire biographique du Canada en ligne : http://www.biographi.ca/009004-119.01-f.php?BioId=38357 .
[3] Voir à ce sujet les études que Gilles Gallichan a consacrées à Pierre Bédard, chef du Parti canadien emprisonné sous Craig de façon arbitraire puis nommé juge sous Prevost, notamment dans Les Cahiers des dix nos 63, 2009 et 64, 2010 (mais aussi le Bulletin d’histoire politique).
[4] Wes Turner et James Marsh : « Sir George Prevost », Encyclopédie canadienne : http://www.thecanadianencyclopedia.com/articles/fr/sir-george-prevost
[5] Voir notamment Luc Lépine, « Les cours martiales durant la guerre de 1812 », Cap-aux-Diamants, no 43, 1995, p. 32-35. Je remercie l’historienne Béatrice Richard qui m’a fait découvrir cette étude.
[6] Reste à savoir si les réformes entamées sous le gouvernement de David Cameron, à la faveur de la crise de 2008, amèneront un changement plus profond à cet égard.
[7] Pour reprendre le concept mis de l’avant par Mathieu Bock-Côté dans Fin de cycle. Aux origines du malaise politique québécois, Montréal, Boréal, 2012.
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