Génération 2012

Maîtrise science politique, UQAM

En 2012, une génération qu’on disait endormie se serait réveillée. Sans crier gare, elle aurait pris le chemin de l’existence. Cette génération était donnée pour morte, enterrée sans avoir vécu. Entre autres choses, on disait d’elle qu’elle n’avait pas l’esprit de groupe. Les forces jeunes se seraient alors déployées : elles devaient propulser une génération hors des mains rugueuses de celui qu’elle croyait être un parâtre, Jean Charest. Au Québec, un mythe s’est construit autour de l’année 2012, surtout dans l’esprit des étudiants, mais aussi dans l’imaginaire populaire. Je n’entends pas ici faire le récit de la plus importante grève étudiante de l’histoire du Québec. Cette suite d’événements est à la fois un départ et un sommet dans le parcours de cette génération à laquelle j’appartiens par acte de naissance. Une conscience qui s’éveille ne sait pas tout du monde qui l’entoure. Le récit qui précède cette prise de conscience générationnelle importe en ce qu’il permet d’éclairer le rapport de la « génération 2012 » à la société québécoise.

Je suis né en 1993 dans une bourgade de la Beauce, où les arbres côtoient le ciel, l’embrassent et souvent l’ensevelissent sans jamais perdre de vue qu’ils sont complémentaires l’un avec les autres. Cela signifie que j’avais 18 ans en 2012. J’ai passé mon enfance sans avoir entendu parler du Québec, de son histoire, de ses traditions. Avec mes parents, je me rendais à l’occasion dans sa capitale du même nom pour les Fêtes de la Nouvelle-France – une occasion de me déguiser. Être né à cette époque, c’est avoir aperçu un soleil fuyant dès sa naissance. Notre génération est née en fin d’après-midi – François Ricard disait des baby-boomers qu’ils sont nés « au matin du monde1 ». Si nous sommes nés en après-midi, c’est que le soir devait venir ; son image en était alors incertaine, le temps était suspendu, les certitudes aussi, les possibilités étaient ouvertes. Le soir devait nécessairement venir : le temps des grandes paroles, des grandes décisions, des choix que la société devrait alors assumer. Un soir de quelle envergure ? Mais l’enfance est tendresse, innocence, pure tranquillité ; elle ne sait rien ni des tourments qui la menacent, ni des promesses qui pèsent sur elle, ni des difficultés qui l’environnent.

Près de 25 ans s’étaient écoulés depuis la fin de la Révolution tranquille, et ses promesses fondaient comme la banquise au printemps. À ce moment précis, être né dans cette société, c’est avoir subi les retentissements d’un drame conjugal qui prenait l’allure d’un malentendu historique. L’histoire est connue, je ne l’évoque en surface que pour mémoire. Après un drame originel qu’on a depuis lors minimisé, la Conquête, « deux solitudes » avaient été contraintes de s’épouser et d’emménager ensemble, sans nuit nuptiale, sans le moindre accord sur quelque sujet que ce soit, sans le moindre langage commun hors celui de l’indifférence et du mépris. Un peu avant ma naissance, le divorce entre les deux nations fondatrices du Canada était une option probable. Contre toute attente, les deux parties sont parvenues à une entente en 1987. Comme toutes les petites nations, le Québec est depuis toujours exposé à la disparition. Avec l’Accord du lac Meech, il devait être reconnu comme une « société distincte ». L’honneur et l’enthousiasme étaient les mots d’ordre : c’était une signature historique qui allait réconcilier le Québec et le Canada.

La parole donnée n’a pas été respectée. L’Accord du lac Meech est devenu caduc en 1990 parce que les parlements du Manitoba et de Terre-Neuve-et-Labrador ne l’ont pas ratifié, malgré leur engagement à le faire dans les délais prescrits. Notre plaie collective s’est rouverte aussitôt. Cette fois nous pouvions cicatriser notre blessure selon nos propres termes. La souveraineté devenait une probabilité. Plus jamais l’avenir de notre peuple n’allait être scellé au Manitoba, à Terre-Neuve ou dans quelque autre contrée. C’est précisément ce qu’avait déclaré Jean Duceppe le 25 juin 1990. Tout le Québec avait bu ses paroles en croyant que l’avenir lui donnerait raison. Rien n’était certain, mais tout était possible : l’air qui circulait était celui de la Reconquête. Deux fils du peuple s’affrontaient par-delà la rivière des Outaouais, l’un du Saguenay, l’autre de la Mauricie : Lucien Bouchard et Jean Chrétien. À Montréal, les Canadiens avaient remporté la Coupe Stanley. Pour un peuple vaincu, cet événement, dénué de conséquence politique, était une véritable victoire compensatoire. Ce n’est que quelques mois après le défilé de la rue Sainte-Catherine que j’ai ouvert les yeux. À peine un an plus tard, en 1994, un gentilhomme issu d’une bonne famille d’Outremont, Jacques Parizeau, prenait les commandes du gouvernement, notre radeau qui navigue dans un environnement incertain.

Au cours de l’histoire, des générations s’étaient agrippées à ce radeau, les pieds dans l’eau, dans l’attente d’arriver à bon port : un désir d’achèvement traverse l’histoire du Québec. La démarche qui aurait dû être promue est celle de la liberté politique et de l’inscription de notre culture dans une forme politique. La souveraineté des dédoublements ministériels et de la rentabilité commerciale ne pouvait pas nous porter bien loin. Selon le mot de Jean Larose, c’est d’une « souveraineté rampante2 » qu’il s’est agi. En pleine mer, les conditions étaient adverses, un mauvais temps s’abattait sur nous. Il devenait capital de mettre pied à terre et de trouver une issue qui nous permettrait d’avoir un toit à notre mesure. On disait de Parizeau qu’il connaissait une voie sûre pour trouver la terre ferme. Pour un peuple marin, l’échec du référendum sur la souveraineté, en 1995, était une catastrophe navale.

Pour une nation, le fait de n’avoir pas transposé son existence sur le plan politique laisse des traces. Nous avons grandi dans le spectre de celui que Christian Saint-Germain a osé appeler le « vice-consul des Indes britanniques », Jacques Parizeau. Le temps de ceux qui l’encensent d’un côté, ou le défendent, et de ceux qui le fustigent, de l’autre, est terminé. Nous devons prendre la mesure du geste posé et de ce qu’il représente. Ce même Saint-Germain s’est efforcé de le faire. Dans L’avenir du bluff québécois, il écrit : « personne ne prit la mesure sur le coup la mesure exacte des effets politiques incalculables de sa défection spontanée non plus que ses conséquences historiques permanentes3. » Il est rentré dans ses terres, écrivait-il aussi, comme un enfant gâté. Je parlerai sans ambages : ce Québécois était comme tous les autres, ce qui n’est pas un défaut. En son for intérieur, il avait les forces et les faiblesses de son peuple. La démission précipitée du premier ministre exprimait une propension des Québécois à la défaite. Nous devons retenir que nous avons grandi avec cette démission et cette défaite au-dessus de nos têtes. Sous notre gorge, la phrase de « l’argent et des votes ethniques » était comme un véritable couteau pour quiconque voulait afficher une certaine fierté. Si cette démission donnait un coup dur au mouvement souverainiste, la phrase que Parizeau a prononcée devait imprégner la société québécoise tout entière d’une mauvaise conscience qui ne s’est peut-être jamais estompée.

En bon démocrate, Lucien Bouchard s’était empressé de reconnaître le résultat référendaire négatif auprès de ses troupes, comme si perdre au bingo était de la même facture. Il fallait se réjouir du grand exercice démocratique qui venait de se tenir ; les Québécois, disait-on, viennent encore une fois de prouver qu’ils sont profondément démocrates et pacifistes. Pourquoi les Québécois tendent-ils à minimiser leurs défaites, sinon à les oublier ? Dans le Québec contemporain, la Conquête de 1760 ne serait qu’une date, au mieux un changement de régime. L’Union de 1840 ne serait que le prélude à l’obtention du gouvernement responsable huit ans plus tard. Lambton n’est-il qu’un village de l’Estrie ? Le caractère dramatique de certains événements qui ont ponctué notre vie politique est gommé dans l’enseignement de l’histoire.

Le ménage avant le retour de l’hiver

La période qui commençait lors de l’après-1995 avait un caractère morne. Nous étions encore très jeunes, nous marchions à peine. Le temps pressait. L’insalubrité de la maison Québec était telle, disait-on, qu’une autre décennie à ne rien faire en saperait les fondations. Avant le retour de l’hiver, le temps était au ménage pour Lucien Bouchard, devenu chef du Parti québécois et premier ministre en 1996. On disait qu’il s’était débarrassé de sa chambre, devenue trop encombrante, et que, comme Popa et Moman de La Petite Vie, il dormait sur un lit pliable qu’il rangeait sous son bureau quand la Vieille Capitale se réveillait. En effet, Lucien Bouchard dormait dans son bureau. Au terme d’un ménage rigoureux des finances publiques, il a fini par se départir de sa vadrouille et de son vinaigre. Cet exercice s’accordait difficilement avec les « conditions gagnantes » dont parlait alors le chef du Parti québécois. En étant obligés de se serrer la ceinture, comment les Québécois pouvaient-ils avoir envie d’embrasser la liberté politique ?

Sede vecante. Bernard Landry a remplacé Lucien Bouchard après être passé dans un conclave sans cardinaux, c’est-à-dire sans avoir passé le test de l’élection générale. Cela a-t-il eu pour effet d’engendrer un pontificat sans Saint-Esprit ? Landry ne voulait pas partir à la recherche d’une voie maritime pour notre radeau sans avoir « l’assurance morale » de voir au loin la terre ferme. Une élection générale s’est tenue deux ans après son élection à la tête du Parti québécois et, de facto, de sa désignation comme premier ministre. C’est un événement dont l’issue a été décisive pour la suite de notre monde. Plus jamais les souverainistes ne prendraient-ils durablement le pouvoir, si l’on fait fi de l’intermède du gouvernement Marois (2012-2014). Durant l’élection de 2003, caméras, microphones et appareils photo ont assailli le visage de Bernard Landry. « Audi alteram partem ! », leur a-t-il dit un nombre incalculable de fois. Venu des Cantons-de-l’Est, un quadragénaire agité à la chevelure libre, Jean Charest, qui parlait sans cesse de santé, a profité des circonstances qui lui étaient favorables et a remporté l’élection. La santé, en effet, deviendrait notre seul projet collectif. Audi alteram partem ? Les Québécois n’écouteraient plus que les autres pour une période indéterminée, redevenant peu à peu périphériques à eux-mêmes alors même que la Révolution tranquille devait consolider la centralité de leur existence.

Les années « Tacherest » ou l’enracinement du statu quo

Notre enfance était derrière nous. En 2003, je me souviens du sourire de Jean Charest au débat des chefs. Cette image est mon premier souvenir de l’univers politique québécois. Notre entrée dans l’adolescence et au secondaire s’est faite avec cet homme. Six ans après avoir investi la politique provinciale, le principal intéressé avait réussi son pari. L’arrivée d’un ancien vice-premier ministre du Canada et de l’un des principaux tenants du fédéralisme canadien ne pouvait susciter aucune pelletée d’espoirs. Hormis la « réingénierie de l’État » qui était sur toutes les lèvres, le statu quo, qu’on ne nommait pas, mais qui était soigneusement appliqué, prenait racine pour la première fois depuis très longtemps. Pourquoi Charest aurait-il cherché à secouer un édifice qui lui plaisait tant ? Avec Charest, écrit Marc Chevrier, « le statu quo devient une option en soi, un mode d’existence politique, une forme de provincialisme satisfait, heureux de son petit fief, qui s’exprime avec un sans-gêne grandissant sur toutes les tribunes, même à l’étranger4 ». Je dois lui donner raison : c’est à ce moment que nous avons abandonné toute aspiration politique qui prendrait forme à l’extérieur de la représentation folklorique que nous avions de nous-mêmes. Nous sommes-nous résignés à être petits ?

Nous retiendrons de cette ère, nous qui n’étions que de jeunes adolescents, une mollesse ambiante, une morosité pernicieuse, un à quoi bon sans borne… Aussi retiendrons-nous, bien sûr, l’odeur des scandales de corruption qui s’était transformée en parfum collectif. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai emprunté l’expression des années « Tacherest » à Chevrier qui, dans le même ouvrage, rappelle, par cette désignation qui fait sourire, un certain nombre de parallèles entre les gouvernements de Jean Charest et de Louis-Alexandre Taschereau : « Les années Charest rassemblent de plus en plus aux années Taschereau : un libéralisme affairiste, des soupçons de corruption sur fond de dépression civique en l’absence d’un projet politique porteur. Ce sont les années “Tacherest”5. » En cinquième année du primaire, où j’ai aperçu le visage blafard de Jean Charest pour la première fois à la télévision, je n’aurais jamais imaginé qu’il serait toujours en poste à mon bal de fin d’études et lors de mon arrivée au cégep. Je ne crains pas de le répéter : sur le plan politique, notre génération a été élevée par ce qui nous apparaissait être un parâtre. Est-il besoin de mentionner que nous croyions qu’une famille « monoparentale » sans père nous aurait été plus commode ? Dans La ligne du risque, Pierre Vabeboncoeur écrit de sa génération qu’elle a grandi « dans l’atonie spirituelle et le vide des idées6 ». Malgré l’accessibilité croissante aux études supérieures, notre génération est-elle si différente ?

L’entrée dans l’âge adulte

En 2012, nous avons obtenu notre majorité sans attendre la moindre attention de la société qui nous avait vus naître. La question de la responsabilité du citoyen envers la société, ou de celle-ci envers celui-là, ne se posait pas. Notre rapport à la communauté politique ou à quelque entité que ce soit était inexistant. D’une façon ou d’une autre, la fameuse déclaration de John F. Kennedy, du 20 janvier 1961, était venue à nos oreilles : « Ask not what your country can do for you; ask what you can do for your country. » Que pouvions-nous faire et pour quoi ? Malgré notre histoire riche, nous n’avions aucune figure historique à laquelle nous rattacher. Au Québec, la culture américaine dans son ensemble était un chapeau de rechange, et particulièrement dans la Beauce ; nous le portions dès qu’une mauvaise image de notre société était véhiculée ici ou là-bas.

Pourtant, notre peuple n’avait pas l’apanage des embûches ni des erreurs, mais nous ne le savions pas. Si nous avons vu le jour dans un enthousiasme contagieux, nous avons passé notre adolescence à ne côtoyer que le statu quo. Nous étions comme un livre que nul n’osait ouvrir par omission ou par dédain ; nous étions en fait une page blanche qui ne semblait pas près d’être noircie. Un demi-siècle de reprise en main et de regain de fierté n’avait servi à rien, sinon à avoir créé des emplois dans l’administration publique. Nous n’étions fiers ni de nous-mêmes, ni de nos parents, ni de nos grands-parents ; encore moins, a fortiori, de la langue qui nous avait été transmise. Elle nous a été transmise comme l’on transmet un vilain secret. À nos yeux, notre parlure roulait en calèche tandis que celle de nos voisins d’expression anglaise roulait en voiture de luxe. Du début du XXe siècle à aujourd’hui, la langue anglaise est demeurée une marque de distinction. Encore aujourd’hui, quiconque ne connaît pas cette langue n’est pas pris tout à fait au sérieux. N’est-il pas curieux que j’eusse pu écrire cette phrase, signée par Fernand Dumont dans les premières pages de Genèse de la société québécoise, si on me l’avait demandé : « Dans la localité, parler l’anglais était considéré comme le comble du savoir, presque l’accès à la métaphysique7 » ? Nous n’attendions rien de la part de notre société, et pas même sa reproduction.

Pour la suite de notre monde

Il est vrai que je n’ai pas abordé la chronologie de la grève étudiante, mais je n’ai pas ressenti le besoin de revenir sur des événements très connus. En 2012, d’aucuns diraient que nous avons appris que l’État détient le « monopole de la violence physique légitime8 », pour reprendre la formule de Max Weber. Nous avons plutôt appris les rouages du monde, la centralité du conflit et du rassemblement, le caractère inexorable de la déception dans une communauté politique. Je n’ai que faire aujourd’hui des espoirs que nous avons nourris hier, puisque la sortie d’un mutisme ne peut faire autrement qu’engendrer un certain nombre d’attentes. Nous avons pris conscience de notre existence dans la feuille de route collective, ne serait-ce que pour un instant. Nous sommes nés en après-midi. Pouvions-nous faire autrement ? Ce printemps étudiant n’a été qu’un épiphénomène, à tout prendre une pause euphorique. Il a interrompu le sommeil de notre société pour mieux l’y plonger. Toutefois, je puis concéder sans complexe que, sans ce printemps, je ne me serais jamais intéressé à autre chose qu’à ma culture comme milieu, et non pas à la culture comme horizon. Nous avons appris à lier notre milieu à un horizon. N’est-ce pas un gain considérable ?

Qu’on le veuille ou non, la question essentielle à laquelle notre génération devra répondre est celle de la culture québécoise et de la forme politique qui devra lui être associée. Fernand Dumont a naguère posé une question grave à laquelle nos parents n’ont pas répondu. Dans Raisons communes, il s’est demandé : « une nation comme la nôtre vaut-elle la peine d’être continuée9 ? » Nous sommes la dernière génération à pouvoir y répondre. C’est en soirée que nous devrons le faire. L’après-midi est terminé.

 

 

 

1 François Ricard, La Génération lyrique. Essai sur la vie et l’œuvre des premiers-nés du baby-boom, Montréal, Boréal, coll. « Boréal compact », 1992, p. 17.

2 Jean Larose, La souveraineté rampante, Montréal, Boréal, 1994.

3 Christian Saint-Germain, L’avenir du bluff québécois. La chute d’un peuple hors de l’Histoire, Montréal, Liber, 2015, p. 20.

4 Marc Chevrier, La République québécoise. Hommages à une idée suspecte, Montréal, Boréal, 2012, p. 198.

5 Ibid., p. 199.

6 Pierre Vadeboncoeur, La ligne du risque, Montréal, Bibliothèque québécoise, 2010 [1963], p. 38. L’essai « La ligne du risque », l’un des textes qui composent ce recueil d’essais, a d’abord paru en 1962 dans la revue Situations.

7 Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, coll. « Boréal compact », 1996 [1993], p. 11.

8 Max Weber, Le savant et le politique, Paris, La Découverte/Poche, préface, traduction et notes de Catherine Colliot-Thélène, 2003 [1919], p. 118. L’italique est de Weber.

9 Fernand Dumont, Raisons communes, Montréal, Boréal, coll. « Boréal compact », 1997 [1995], p. 79.