Gérard Bouchard ou penser dans l’œil de l’autre

« Qu’est-ce que les autres vont penser ? ». Cette question, combien de fois l’ai-je entendue durant mon enfance et mon adolescence ? D’ailleurs, ce n’était pas du tout une question, mais plutôt la formule incantatoire par laquelle ma défunte mère tentait d’échapper, par le biais du langage, à la dure réalité qui l’accablait ; une parole de fuite qui l’aidait sans doute, en sublimant son malheur dans un « on » anonyme (les autres), à en supporter le poids. Je me souviens à quel point, à l’époque, ces mots-là me hérissaient, sans que je sache trop pourquoi. Plus tard, devenu adulte, j’ai compris que la question tout oratoire de ma mère traduisait au fond sa profonde aliénation. Prisonnière des habitus du milieu dans lequel elle avait grandi, elle ne pensait que dans l’œil de l’autre. À son insu, elle disposait toutefois d’un parfait alibi. Née en 1921 dans la pauvreté, elle avait dû quitter l’école en quatrième année pour travailler et subvenir aux besoins de ses onze frères et sœurs. Sa vie de Canadienne française ne fut pas facile, plus misérable et plus étouffante encore que celle des Belles-Sœurs de Michel Tremblay.

Où veux-je en venir avec cette évocation toute personnelle ? À Gérard Bouchard, rien de moins. À sa déclaration dans le cadre des consultations du projet de loi 21 : avec ce projet de loi, disait-il, « on a l’air de gens qui ne sont pas très sensibles aux droits fondamentaux. On a l’air d’une société pas très démocratique [en ayant] recours à la clause dérogatoire pour se soustraire à l’examen des tribunaux. On n’a pas l’air d’une société décente. »

Avoir l’air. Ne pas avoir l’air… Autrement dit : « Qu’est-ce que les autres vont penser ? » Par un curieux télescopage, les paroles de Gérard Bouchard m’ont effet ramené à ma mère, elles m’ont projeté soixante ans en arrière, dans ce Canada français qui cherchait chez l’autre la justification de son existence. Pourtant, l’historien-sociologue ne passe-t-il pas pour l’incarnation même du Québec moderne, pour l’un de ses intellectuels les plus éclairés ? Ne l’a-t-on pas choisi, avec le non moins éminent philosophe Charles Taylor, pour coprésider la fameuse commission sur les accommodements raisonnables ? Mais se pourrait-il que, sous son masque d’assurance et d’ouverture aux autres, se cachent les complexes ataviques du peuple que Bouchard prétend éclairer de ses lumières. Se pourrait-il que son discours, loin de nous sortir de la « grande noirceur », ne fasse au fond que nous y enfoncer, que renforcer en nous les obstacles à cet « agir par soi » que Maurice Séguin appelait naguère de ses vœux ? Se pourrait-il que son interculturalisme procède de ce que Jean Bouthillette nommait, dans Le Canadien français et son double, « la greffe psychique de l’Anglais en nous » ?

Depuis longtemps déjà, je me méfie de Gérard Bouchard (comme de son frère Lucien du reste…). Et je manque ici d’espace pour fournir tous les motifs de ma méfiance. Je me contenterai d’une anecdote. Elle remonte vingt ans en arrière, à l’automne 1999. Avec onze autres penseurs de la dite « nation québécoise », j’avais été invité à participer à un colloque ouvert au public à l’Université McGill. Pour mettre du piquant sans doute, on m’avait placé dans le même atelier que Gérard Bouchard et Charles Taylor. Le débat fut pour le moins houleux… Au cours du cocktail qui suivit le colloque, je me retrouvai par hasard en face de Gérard Bouchard, et voici ce qu’il me dit en substance à propos du portrait sans complaisance que Fernand Dumont (décédé deux ans plus tôt) avait brossé du peuple québécois dans Raisons communes : « Si vous saviez comme cela nous a fait du tort à l’étranger ! » Puis il ajouta ceci, qui me laissa littéralement sans voix : « Fernand Dumont méprisait son peuple. » Moi qui ai bien connu Fernand Dumont et qui publierai à l’automne un gros livre sur son œuvre, je crois pouvoir affirmer que non seulement il n’a jamais méprisé son peuple, mais qu’il en a même été le plus ardent défenseur. Mais, obnubilé par l’œil de l’autre, Bouchard ne voyait dans l’implacable lucidité de Dumont que le signe du mépris.

Gérard Bouchard s’oppose à l’interdiction des signes religieux pour les enseignants. Sur quoi se fonde son opposition ? L’interdiction des symboles religieux chez les enseignants, dit-il, « n’est appuyée par aucune donnée rigoureuse ou étude ». Mais leur acceptation non plus ne s’appuie sur aucune donnée rigoureuse. « Les tenants de la laïcité ouverte recourent souvent à l’argument qu’un enseignant portant un signe religieux n’a pas nécessairement une influence prosélytique sur les élèves. Il s’agit là d’abord d’une affirmation sans fondement scientifique », écrivait Guy Rocher.

Le fait est qu’il n’y a pas plus de fondement scientifique à une telle affirmation qu’il n’y en a à l’affirmation contraire, pour la simple et bonne raison que la question elle-même ne relève pas de la science, mais du jugement politique. Mais j’admets que la chose est difficile à entendre aujourd’hui, et que le lien intrinsèque entre éducation et autorité n’a plus pour lui la clarté de l’évidence. « Dans le monde moderne, écrivait Hannah Arendt, le problème de l’éducation tient au fait que par sa nature même l’éducation ne peut faire fi de l’autorité, ni de la tradition, et qu’elle doit cependant s’exercer dans un monde qui n’est pas structuré par l’autorité ni retenu par la tradition. »

Que faire dans ces conditions ? Renoncer à éduquer ? Ou tâcher de maintenir, en résistant au chant des sirènes de la doxa multiculturaliste qui nous ensorcelle, l’autorité qui rend possible l’éducation et qui préserve en nous l’idée d’un monde commun ? q

* Professeur de philosophie à l’Université du Québec à Trois-Rivières et chercheur au Centre interuniversitaire d’études québécoises.

« Qu’est-ce que les autres vont penser ? ». Cette question, combien de fois l’ai-je entendue durant mon enfance et mon adolescence ? D’ailleurs, ce n’était pas du tout une question, mais plutôt la formule incantatoire par laquelle ma défunte mère tentait d’échapper, par le biais du langage, à la dure réalité qui l’accablait ; une parole de fuite qui l’aidait sans doute, en sublimant son malheur dans un « on » anonyme (les autres), à en supporter le poids. Je me souviens à quel point, à l’époque, ces mots-là me hérissaient, sans que je sache trop pourquoi. Plus tard, devenu adulte, j’ai compris que la question tout oratoire de ma mère traduisait au fond sa profonde aliénation. Prisonnière des habitus du milieu dans lequel elle avait grandi, elle ne pensait que dans l’œil de l’autre. À son insu, elle disposait toutefois d’un parfait alibi. Née en 1921 dans la pauvreté, elle avait dû quitter l’école en quatrième année pour travailler et subvenir aux besoins de ses onze frères et sœurs. Sa vie de Canadienne française ne fut pas facile, plus misérable et plus étouffante encore que celle des Belles-Sœurs de Michel Tremblay.

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