Gérard Bouchard : un historien sans Histoire

L’auteur est politologue (Ph. D. sc. politique)

Pour Gérard Bouchard (La Presse, 1er mai), la « culture politique » des Québécois est peu portée vers les solutions radicales, les grands épanchements collectifs et les grandes révolutions. L’historien affirme que ce peuple n’est rien d’autre que « petit » face à ses voisins puissants et dominants, dont aucun ne parviendrait à dormir s’il advenait qu’un jour ce petit peuple devait secouer ses chaînes. Le Québécois moyen, c’est connu, fuit les débats, les désaccords d’opinion. Pour lui, toute idée n’est qu’idéologie, et toute idéologie n’est que radicalisme. Adorateur de la tarte aux pommes, ce peuple se veut le plus soumis possible devant ses maîtres de manière à obtenir les meilleurs restes de table qu’ils lui consentiront, éventuellement, tantôt par charité, tantôt par mégarde.

Ce peuple a pu subir le mauvais sort dans la plupart des provinces canadiennes. Il a pu souffrir des décisions économiques d’un Canada anglais qui ne gouvernait que pour lui-même. Il a pu avoir été refoulé au bas de l’échelle sociale chez lui, y occuper l’un des derniers rangs parmi tous les groupes ethniques qui y vivent, et voir cette situation perdurer encore aujourd’hui… Ce peuple a pu être trompé lors des référendums, se voir imposer une nouvelle Constitution hostile, subir un partage des pouvoirs désormais figé, des tribunaux contrôlés par la majorité anglophone, des lois protégeant l’anglais plutôt que le français au Québec, se voir interdire de décider de son avenir… et faire face à une « Culture politique canadienne » intolérante, même incapable de négocier quoi que ce soit avec les fédéralistes québécois, les alliés du régime…

Malgré cette histoire lamentable de défaites, de tromperies, de domination et de pauvreté, pour Gérard Bouchard et autres, la « Culture politique du compromis » a été bénéfique pour les Québécois : elle leur a permis de se développer. Cette culture politique « triomphe » – modestement – là où les Québécois sont divisés, peinant à se regrouper pour atteindre quelques objectifs. Ceux-ci ont néanmoins compris qu’elle reste leur meilleure voie de développement. De là leur adhésion modérée au Régime.

Une telle compréhension de la vie politique québécoise devrait déclencher le réflexe premier du chercheur : rien dans toute cette « Culture politique du compromis » ne saurait être considéré « normal ». Rien ne devrait être pris pour la nature intrinsèque des Québécois, leur quintessence fondamentale, leur substantifique moelle. Puisqu’il le faut, revenons à la base des choses.

Quand un historien emprunte un concept tel que la « Culture politique » à la science politique, il devrait référer au domaine qui l’a défini. Ce n’est qu’en l’absence de telles références que la « Culture politique » surgit mystérieusement des profondeurs, sans causes ni origine, et chose pire encore pour un historien, sans histoire. La « Culture politique » se rapporte aux valeurs, aux attitudes, aux comportements qu’adoptent par nécessité les individus pour répondre aux pressions du système politique dans lequel ils structurent leur vision du monde, pensent et agissent. Toute « Culture politique » est humaine, variable dans sa nature, le temps et l’espace. Aucune ne saurait être comprise en dehors des conséquences politiques des institutions qui les déterminent.

Le Québec est doté d’un régime parlementaire qui concentre le pouvoir entre les mains d’un seul et de ses aides immédiats. Pour arriver à rendre stable ce qui ne l’est pas, c’est-à-dire la gouverne de l’État par quelques individus, ce système de gouvernance d’une autre époque nécessite un mode de scrutin adapté, c’est-à-dire capable de fabriquer artificiellement une majorité d’élus là où il n’existe jamais de majorité dans l’électorat pour un parti dominant. Le Québec est doté d’institutions politiques qui comptent parmi les plus conservatrices et les moins démocratiques de tous les pays démocratiques. Peut-on être plus clair ?

La nation québécoise n’est pas unifiée politiquement. Elle est notamment traversée de part en part par un clivage opposant des groupes dont l’allégeance nationale est soit québécoise, soit canadienne. Même la magie est incapable d’inclure les non-francophones aux francophones dans un grand tout uniforme, citoyen, dont l’ancrage identitaire est unique. Pour les historiens, l’un des défis majeurs consiste à dresser l’histoire des relations entre francophones et non-francophones, tout comme ils le font avec raison pour tous les autres groupes particuliers, qu’il s’agisse des classes sociales, de la bourgeoisie et des syndicats, des femmes, des gays et des lesbiennes, des jeunes, des aînés, des citadins et des ruraux, des handicapés, des immigrés, des autochtones, des régions, etc. Pour le scientifique, rien ne devrait être tabou, et toutes les histoires sont valables et méritent d’être étudiées. Pourquoi en serait-il autrement pour l’histoire des rapports entre francophones et non-francophones ?

Cette histoire des rapports entre francophones et non-francophones insiste naturellement sur l’impact considérable du mode de scrutin, en particulier depuis l’arrivée en scène d’un parti indépendantiste (le Parti québécois en 1968). Par peur de toutes mesures de protection des francophones, depuis les mesures externes visant à protéger l’État du Québec contre le gouvernement fédéral et la volonté du Canada anglais, jusqu’aux mesures internes visant à favoriser la protection du français par le gouvernement provincial, les non-francophones ont continuellement opté pour le Parti libéral (du Québec – PLQ – sur la scène provinciale, du Canada-section Québec – PLC – sur la scène fédérale) et quasi unanimement contre le PQ et tous les autres partis francophones (créditistes, Action démocratique du Québec de Mario Dumont, Coalition avenir Québec de François Legault). Même dans un Québec indépendant, ce même clivage existerait et refoulerait les partis nationalistes à la marge.

À la marge ?

À la marge. Ce vote bloc des non-francophones fait face au vote divisé de la majorité francophone, ainsi qu’il est naturel que le fasse tout groupe démographiquement majoritaire dans une société démocratique. Le mode de scrutin majoritaire récompense les non-francophones lorsqu’ils sont suffisamment nombreux pour faire la différence dans chaque circonscription.

Cette interaction dans le cadre du mode de scrutin majoritaire se traduit ainsi : localement, dans chaque circonscription ; à l’échelle nationale, dans l’ensemble des circonscriptions ; temporellement, dans un ensemble donné d’élections ; et finalement structurellement, dans les systèmes de partis.

  • localement : les non-francophones font toujours la différence lorsqu’ils constituent au moins 10 % des électeurs votants hors Montréal, et 20 % dans la région métropolitaine de Montréal. En gros, dans les situations les plus favorables aux partis nationalistes, il faut six francophones pour équivaloir au vote d’un non-francophone ;
  • au niveau national : ces succès des non-francophones se reproduisent dans une proportion de 35 % à 45 % des circonscriptions selon les événements. Dans la hiérarchie du pouvoir, plus on monte vers le pouvoir, vers les postes de ministres, vers les postes les plus importants, et plus la présence des élus redevables ou marqués par le poids du vote des non-francophones tend à dépasser les 90 % ;
  • dans des périodes données : depuis 1985, on ne compte aucun gouvernement libéral majoritaire chez les francophones. Ni le gouvernement Bourassa de 1989, ni les gouvernements Charest de 2003, 2007, 2008, ni le gouvernement Couillard, en 2014, n’ont obtenu une majorité ou une pluralité des votes chez les francophones ;
  • dans le système de partis : les perspectives actuelles font du PLQ le parti habituel du pouvoir, laissant très peu de possibilités d’accès au pouvoir en solitaire pour un parti indépendantiste ou nationaliste. Pis, afin d’éviter l’arrivée au pouvoir d’un parti nationaliste, un PLQ chassé du pouvoir pourrait même s’allier à un tiers parti semblable à la Coalition avenir Québec de François Legault afin de bloquer l’arrivée au pouvoir au PQ. Si bien qu’un éventuel accès au pouvoir du PQ risque de plus en plus de ressembler à un accident de parcours.

Si le Québec est désormais rouge mur à mur, davantage campé à droite (parce que les libéraux francophones sont menés par l’élite économique et financière), si ce Québec fait dorénavant ouvertement la chasse au nationalisme, fort d’une Assemblée nationale anti-nationaliste chez tous les partis, faut-il croire qu’il s’agit d’une « Culture politique » naturelle, innée ? Cette nation où les partis sont soit fédéralistes ou indépendantistes, mais tous anti-nationalistes, ne génère-t-elle pas une « Nouvelle Grande Noirceur », le retour aux tares pré-Révolution tranquille, et l’attente d’une nouvelle conjoncture susceptible d’unir les non-francophones aux francophones dans un projet d’État démocratique, mais toujours anti-nationaliste ?

Ce n’est qu’en étudiant ce clivage que les chercheurs ont pu montrer que les non-francophones ne rassemblaient pas tous les immigrés puisque nombre d’entre eux étaient francophones, francisés ou issus de pays tournés vers le français (francotropes) et qu’ils se comportaient comme tous les autres francophones. Cette idée s’applique tout autant au débat sur le voile et sur la Charte de la laïcité lors des élections de 2014. Tous les immigrés francophones, francisés francotropes ont été nettement plus favorables à la Charte, au contraire des plus récemment arrivés et des anglophones, anglicisés ou issus de pays tournés vers l’anglais (anglotropes). Au final, le « rejet » de la Charte ne s’est pas traduit par des reculs du PQ chez les francophones, les francisés et les francotropes, ni aux voix ni aux sièges.

À l’image de cette problématique, les idées erronées pullulent :

  • l’idée d’un échec du PQ auprès des allophones depuis sa fondation n’est qu’un des pires lieux communs affligeant la compréhension de l’évolution politique contemporaine, où l’on confond allègrement immigré et allophone. Cette idée a néanmoins servi d’assise aux accusations de racisme et de xénophobie qui ont entaché tous les nationalistes au Québec comme à l’étranger ;
  • de même, l’idée que l’échec référendaire de 1995 était attribuable au vote immigré était également fausse : elle était d’abord et massivement attribuable au vote des non-francophones. Le quart des immigrés étant francophone, francisé ou francotrope, ils ont été aussi nombreux à voter comme les natifs francophones ;
  • si les libéraux ont réussi à accéder au pouvoir en 2003, en 2007, en 2008 comme en 2014 (ainsi qu’en 1989), ils ne l’ont réussi qu’avec l’appui des non-francophones, et non en raison du vote des francophones. De même, l’adoption de mesures d’atténuation de la portée de la Charte de la langue française (la loi 101) est en lien direct avec la dynamique électorale : un PLQ contrôlé par les non-francophones et un PQ anti-nationaliste sont dans les gênes du système de partis actuel. S’en prendre à la fierté des francophones à l’égard de leur langue et négliger l’importance du politique dans la mise en place d’un cadre de francisation sont autant d’idées compatibles avec la dynamique électorale. La liste des mesures anti-nationalistes aberrantes est infinie… ;
  • enfin, il est clair que la hausse des volumes d’immigration depuis 20 ans a anéanti l’idée d’un troisième référendum. Aucun chef de gouvernement du PQ n’osera désormais aller dans cette direction, surtout en l’absence de rapports significatifs opposant le Québec français au Canada anglais (telles des négociations constitutionnelles aboutissant à un nouvel Accord du lac Meech). Il suffit d’étudier les nombres…

Quand on est historien, comment ignorer l’impact du facteur institutionnel sur l’expression des rapports francophones/non-francophones ? Comment ravaler les politologues au rang de stricts conseillers du prince ?

 

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