Gilles Bibeau
Les autochtones : la part effacée du Québec
Montréal, Mémoire d’encrier, 2021, 356 pages
Voilà un livre qui plaira à Valérie Plante et à Denis Coderre qui, dans leur excès de bien-pensance, ne manquent pas une occasion d’affirmer que Montréal se trouve en territoire non cédé. Gilles Bibeau, auteur de plusieurs livres dont celui-ci est le troisième chez un éditeur doté d’une mémoire qui se veut sélective, estime que les Québécois sont imprégnés d’un mythe qui aurait structuré notre récit national. Nous serions nombreux à croire (j’en fais partie) que les pionniers qui accompagnaient Champlain auraient étés : « bons, conciliants et pacifiques en créant des réseaux d’alliances qui profitèrent aux Autochtones » (p. 321). Nous aurions tort d’occulter notre colonialisme à leur égard. Sorti des presses en pleine tourmente initiée par le tragique événement de la mort de Joyce Echaquan auquel s’est ajoutée la découverte des restes d’enfants autochtones décédés à travers le pays dans les pensionnats, l’auteur, professeur émérite de l’Université de Montréal, se laisse parfois emporter par la vague « woke » qui nous vient des États-Unis. En effet, nos ancêtres n’auraient fait rien moins que déposséder les territoires des premiers occupants de ce qui deviendra le Québec.
Territoires non cédés ou dépossession territoriale ; il en est question du début à la fin. Ceux qui ont aimé le magistral ouvrage sur Champlain de David Hackett Fisher risquent d’en prendre pour leur rhume. Ce fut mon cas. D’autant plus que je venais, avant d’ouvrir ce volume, de lire Kukum de Michel Jean en plus d’avoir visionné Le peuple invisible de Richard Desjardins. Avec ces deux références, il s’avère effectivement difficile de nier la dépossession dont les Innus et les Algonquins furent victimes. Mais, comme l’auteur lui-même admet que les Autochtones étaient très peu nombreux sur le territoire qui constitue le Canada d’aujourd’hui (autour de 500 000 p. 120), il n’y a pas lieu de s’étonner qu’en Europe d’autres que les Espagnols et les Portugais souhaitent en fouler le sol. Champlain, on le sait, ne voulait en rien reproduire le modèle mis de l’avant par ses contemporains dans ce qui deviendra l’Amérique latine. Mais, selon l’auteur, il aurait refoulé les Innus pour faire place aux dizaines de pionniers qui donnèrent naissance à Québec, comme si l’espace manquait.
Il faudra au lecteur de nombreuses pages de lecture pour se dégager du préjugé négatif suscité par un rapide coup d’œil à l’introduction et à la conclusion. Heureusement, dès le premier des six chapitres « Chercher l’Asie, rencontrer l’Amérique », la grande érudition de l’auteur se manifeste. Ses informations prennent appui sur une abondante et très sérieuse documentation. D’aucuns apprécieront l’hommage rendu à mère Marie de l’Incarnation vue par Gilles Bibeau comme une relationniste hors pair. Avec le chapitre suivant « Depuis le lointain », il souligne le caractère anti-iroquois du régiment Carignan-Salière. Est-ce à dire que la présence de ce régiment n’était pas justifiée ? Nos historiens auraient exagéré la peur de l’Iroquois « l’hydre cachée en bordure des bois et prête à prélever ses victimes dans les fermes isolées » (p. 113) ?
Pourtant, elle était bien réelle et non sans fondement cette menace qui mettait en tout temps en péril la jeune colonie. Sinon, pourquoi le nouveau gouverneur Pierre du Bois d’Avaugourt aurait-il fait appel à Pierre Boucher pour lui confier la tâche de plaider auprès Louis XIV une assistance militaire. Ennobli en Messire Pierre Boucher de Gros Bois pour avoir protégé la colonie contre l’ennemi commun, l’intendant de Trois-Rivières est parvenu à gagner la confiance de Colbert et ainsi obtenir un long entretien avec le Roi-Soleil. Ce dernier se laissera convaincre du fait que l’avenir de la Nouvelle-France était en jeu15.
Le lobbying de Boucher a eu pour conséquences la venue d’un régiment et des quelque 670 Filles du Roy. C’est dans ce même chapitre et au chapitre 4 « Un monde religieux étranger à la bible » que notre anthropologue cherche à rendre la situation moins tragique qu’elle ne l’était en s’en prenant à François-Xavier Garneau et à Lionel Groulx qui auraient exagéré l’image du guerrier. Pourtant, la crise d’Oka de 1990 a bel et bien mis de l’avant le concept de Warriors. Rapportons-nous au très beau film Hochelaga de François Girard avec cette scène où Cartier met un crucifix dans les mains d’une mère de clan. En voyant le Christ en croix, celle-ci évoque la scène familière d’un guerrier faisant face à la mort sans gémir. Or, quand l’auteur souligne le mythe entourant les saints martyrs canadiens favorisés à ses yeux par les croyances ultramontaines du XIXe siècle (p. 227), il évite de faire allusion à une pratique courante, du moins chez les Iroquoiens, qui, avec le recours à la torture, offraient à leurs prisonniers une façon de « mourir dans la dignité16 ».
Le titre du chapitre 3 se veut à la mesure du ton employé par l’auteur : « Au commencement, une conquête coloniale ». En exergue on trouve un extrait d’un poème de l’Innue An Antane Capes qui commence ainsi : Pour quelle raison es-tu venu ici sans être invité et se termine par : Tu as préféré me voler rien que pour pouvoir t’appeler QUÉBÉCOIS. Pour ce qui regarde l’absence d’invitation, ce n’est pas une excuse, mais on admettra qu’Alexandre-le-Grand, César, Guillaume-le-Conquérant, Cabral et autres Cortes, n’en avaient pas obtenues… je crois savoir. Par ailleurs, quant au vol, j’admets que les coupes à blanc sur un territoire de chasse pourraient se mériter le titre peu glorieux de crime contre une communauté.
La dépossession territoriale débute avec le dialogue de sourds entre Cartier et le chef micmac Donnacona qui n’aurait pas apprécié (s’il l’a comprise) la déclaration accompagnant l’implantation de la croix à Gaspé. Pour l’auteur, cette première rencontre entre ces deux personnages historiques aurait marqué d’une empreinte indélébile l’avenir des relations entre Autochtones et Français (p.133). Gilles Bibeau résume les trois voyages de Cartier en évoquant « son échec dû à l’incapacité de comprendre que les terres sur lesquelles il voulait établir la colonie appartenaient aux populations locales » (p. 155). Ces dernières, dont le nombre était inversement proportionnel à l’étendue du territoire, à mon avis, devaient faire croire au Génois qu’il pourrait y avoir de la place pour tout le monde.
Le chapitre 4 ayant trait à la religion m’a particulièrement intéressé. Car, je me suis toujours demandé comment les missionnaires s’y prenaient pour faire accepter aux Autochtones les dogmes de la religion catholique tout en leur inculquant la peur de l’enfer. Nos jésuites, tels leurs homologues en Amérique du Sud, ont vite compris qu’il valait mieux favoriser la sédentarisation plutôt que de toujours courir derrière des nomades en trimballant la quincaillerie et la garde-robe servant aux offices religieux. L’auteur s’interroge sur les raisons qui ont incité les Autochtones à adopter le christianisme quand on sait que leur récit de la création de l’Amérique après l’intervention de la Grande Tortue vaut bien celui de la Genèse. Pour les Autochtones, il n’y a pas eu à l’origine une femme tentatrice donnant lieu au péché originel (ce que les trois grandes religions monothéistes feront bien payer à ses descendantes). Je me pose les mêmes questions à propos de l’adoption du christianisme de la part des esclaves venus d’Afrique, que ce soit au Brésil ou chez nos voisins. Pourquoi adopter avec autant de convictions la religion de ceux qui les ont dépossédés ? Pour les Autochtones : « Cette question fait l’objet de nombreux débats et reste pour l’essentiel non résolue » (p. 240).
Le chapitre 5 se rapporte aux femmes, autochtones et de la Nouvelle-France. La section « Sauvagesses et Filles du Roy nos mères » apporte de l’eau au moulin à ceux (comme mon aumônier scout et d’autres auteurs) qui prétendent que du sang indien coule dans les veines de 40 % des descendants des pionniers. Le confirmer s’avère difficile quand on sait, comme le signale l’auteur, que trop souvent les actes de mariage camouflaient le nom autochtone de l’heureuse élue du cœur d’un blanc. D’aucuns apprécieront la sous-section « Femmes écrivaines innues, aujourd’hui », oui, un monde à découvrir. On retrouve, An Antane Capesh cette fois entourée d’une gamme d’auteures que l’on gagne à connaître dont Joséphine Bacon qui s’est distinguée cette année avec son percutant film Je m’appelle humain.
Le dernier chapitre « De l’Amnésie à l’effacement de l’autre » touche au sujet de l’heure : la réconciliation. Pour y parvenir, le lecteur le devinera, il faudra « décoloniser ». Beau programme, qu’on en juge : « elle ne sera possible qu’en prenant au sérieux [sic] la question de la dépossession territoriale qui est l’injustice fondamentale dont ont été victimes les peuples autochtones » (p. 315). Le tout se termine par la proposition justifiée de faire du 21 juin un jour férié. En attendant, je ne saurais trop recommander cet ouvrage que les lecteurs apprécieront à sa juste valeur tout en y apportant les nuances inspirées de leurs perceptions et informations sur un sujet qui nous concerne tous.