Gilles Bibeau. Une histoire d’amour-haine

Gilles Bibeau
Une histoire d’amour-haine : L’Empire britannique en Amérique du Nord
Montréal, Mémoire d’encrier, 2023, 410 pages

Avec son quatrième ouvrage publié chez Mémoire d’Encrier, le prolifique professeur émérite d’anthropologie de l’Université de Montréal offre cette fois une imposante description des « découvertes » dont les premières remontent à plus de mille ans.

Dans ma recension de son précédent ouvrage Les Autochtones, la part effacée du Québec publiée dans L’Action nationale (Novembre-Décembre 2021), les circonstances de l’époque et une malhabile allusion aux territoires non cédés (par les Mohawks) m’avaient conduit à associer Gilles Bibeau à l’idéologie « woke ». L’ironie du sort a voulu que nous fassions connaissance lors d’une conférence… contre le « wokisme ». Or, notre anthropologue n’est pas plus « woke » que son regretté bon ami Serge Bouchard. Les quelque quatre cents pages de son ouvrage sont dépourvues de flèches acérées à l’encontre du « blanc néocolonialiste » malgré certains faits susceptibles de justifier le recours à cette étiquette. Mais alors, dira-t-on, que vient faire, en toute première page (avant même la page de titre), en très gros caractères noirs, la diatribe suivante ?

Au lieu de se laisser transformer par les valeurs des sociétés autochtones, les empires coloniaux se sont parfois bâtis au prix de vies fauchées, de corps suppliciés et de terres volées.
Bon sang ! Il ne manque que l’expression : en bon entendeur, salut !

Heureusement, les onze chapitres ne sont aucunement à l’avenant.

Dans la toute dernière section du 11e chapitre « L’Amérique du Nord, une découverte ? » On remarquera le point d’interrogation. Bibeau ambitionne de sortir de l’oubli les rapports des premiers navigateurs. « En l’absence de récits produits par les Autochtones, il m’a fallu partir de récits des explorateurs pour essayer de mettre au jour leur parole » (p. 382). Pour ce faire, tel que précisé dans son premier chapitre, il adopte une démarche qui combine la géographie, l’histoire et l’ethnographie pour décrire les conditions qui ont fait de l’Angleterre et la France (bizarrement absente dans le titre) des nations rivales. Mais, le lecteur devra faire œuvre de patience, car le 4e chapitre qui aborde la question n’apparaît qu’à la page 99. Une patience récompensée par le récit des exploits de moines irlandais en quête du paradis. Dès le 5e siècle, sur leurs currachs, ces frêles esquifs gainés de cuir leur permettront d’atteindre les côtes islandaises. Ils seront suivis des Norrois, sur leurs beaucoup plus efficaces knörrs, en quête de nouveaux territoires où s’établir dont les sagas s’avéreront aussi intéressantes que les Relations de nos jésuites. On comprendra que notre anthropologue réserve le mot viking aux navigateurs qui iront semer la terreur en Angleterre et dans une partie de la France.

Dans cet imposant ouvrage, superbement documenté, le Nord occupe une place importante. Ce qui n’est pas sans me rappeler mon ancien recteur Louis-Edmond Hamelin qui reçoit ici un hommage bien mérité. « Le Nord peut-il revêtir la même signification pour l’ensemble des Premières Nations, pour celles de l’Arctique et pour celles du Sud ? » (p. 28). Cette interrogation a habité l’auteur tout au long de la rédaction de l’ouvrage en privilégiant les textes écrits lors des époques abordées. Ce faisant, Bibeau conservera toujours en tête la conviction de Tacite selon laquelle les empires se maintiennent partout par la force et la crainte qu’ils inspirent. Les Russes l’ont bien appris à leurs dépens suite aux conquêtes mongoles. Des siècles plus tard, c’est aux Indes que les Anglais donneront raison à l’historien romain. Pour leur part, les Français en feront autant en Indochine. Entretemps, ces deux nations auront l’occasion de se rentrer dedans.

Mais, avant de penser à Azincourt, à Orléans ou à Waterloo, l’auteur attire l’attention sur les similitudes engendrées en Angleterre par l’invasion, entre autres, des Angles et des Saxons et de la Gaule par les Francs. Il y voit un subtil mélange d’influences celtes, latines et germaniques. Sur la base de ce triple héritage, les États en devenir affichent une parenté ethnique, culturelle et biologique (p.130). Hélas, comme l’indique le chapitre qui suit « Mais aussi, les meilleurs ennemis du monde » ils ne s’aimeront pas toujours d’amours tendres.

Des années après la conquête outre-Manche d’un certain Guillaume venant de Normandie viendra la guerre de plus de cent ans favorisée par un jeu d’alliances. S’y illustra, avant Jeanne d’Arc, un noble breton qui comptait parmi les héros de mon enfance : Bertrand du Guesclin ce connétable à la célèbre coupe de cheveux. Une fois les comptes réglés apparut le temps de jeter les bases d’une nouvelle gouvernance. La section « Monarchie constitutionnelle ou absolue ? » mérite une attention particulière. Avec Cromwell et l’instauration d’une monarchie constitutionnelle, Margaret Thatcher, en arrivant à Paris pour le G7 en 1989 placé sous l’égide de François Mitterrand, a eu l’arrogance facile. Elle n’avait pas tort d’affirmer que les Anglais ont fait leur révolution plus d’un siècle avant les Français comme le décrit très bien Bibeau qui recule aussi loin que 1215 quand la Magma Carta fut adoptée. Il la voit comme l’ancêtre des Déclarations des droits de l’homme. Suivront l’Habeas Corpus Act, le Commun Law et l’instauration d’un régime politique basé sur les trois pouvoirs. Le tout se trouve accompagné d’allusions aux contributions de grands penseurs que sont Hobbes et Locke lesquels n’ont pas manqué d’inspirer les pères des Lumières. De leur côté, les Français ne trouvèrent rien de mieux que de plonger dans la monarchie absolue avec des rois – on a aimé le croire – issus de la volonté de Dieu et peu soucieux de celle du peuple. Ce qui a peut-être incité François 1er à rêver de conquêtes territoriales au-delà de l’Atlantique Nord.

La majorité des Québécois – j’en faisais partie – ignorent que l’Italien Giovanni de Verrazano (1485-1528) a su convaincre François 1er et des marchands normands de l’opportunité, dix ans avant Cartier, de se balader de la Floride au Labrador. Accompagné de son frère, il fera deux autres voyages dont le dernier lui fut fatal lors d’un passage dans les Antilles. Ses récits ont pavé la voie de Cartier qui, cette fois tout le monde le sait, ira planter sa croix à Gaspé avant d’aller un an plus tard à Hochelaga. On retrouvera Verrazano beaucoup plus loin dans une « Les Français face aux Autochtones » avec un extrait étonnant de ses notes portant sur la religion des ancêtres de nos Premières Nations. On peut y lire : « Nous pensons qu’ils n’ont aucune religion et qu’ils vivent dans une liberté absolue ». Heureux hommes, ils ignoraient leur bonheur…

Mais, comme il faut bien en venir à ce qui a servi de détonateur aux divergences entre la France et l’Angleterre, Bibeau ramène son lecteur quelques années en arrière. Faut-il se surprendre que la religion ait exercé un rôle de premier plan ? Henri VIII, avec son divorce qui conduira à la rupture avec Rome, a servi d’élément déclencheur à une concurrence entre les deux États. Citons l’auteur : « les Anglais et les Français qui avaient été de proches parents étaient devenus, sans trop s’en apercevoir, les meilleurs ennemis du monde » (p. 161). En s’intéressant au nord-est de l’Amérique, la rivalité anglo-française allait atteindre un sommet.

L’auteur fournit des pages fort intéressantes sur des noms peu familiers aux Québécois. On apprend ainsi qu’un certain John Dee (1527-1608) fut le premier à utiliser le terme d’Empire britannique avec en tête l’émancipation de l’influence de la catholique Espagne exercée sur le Nouveau Monde. Bibeau voit en lui un des principaux responsables d’une Angleterre impériale jouissant de sa suprématie sur les mers. Un autre nom à retenir : Richard Hakluyt (1522-1616). Par ses qualités de grand propagandiste de la colonisation, l’Angleterre lui serait redevable de ses possessions en Amérique du Nord. Diplômé d’Oxford, il s’est fait connaître par ses écrits tirés de récits de navigateurs obtenus autant à Londres qu’à Paris. Il sut convaincre la reine Élisabeth que seule la fondation d’une Nouvelle-Angleterre permettrait de faire contrepoids à l’Espagne.

Le tout a donc commencé avec Sir Walter Raleigh et des tentatives d’implantation d’une colonie dans ce qui deviendra la Caroline du Nord. Le Mayflower aura plus de succès à l’aube du XVIIe siècle. Il reviendra à Martin Frobisher avec ses trois voyages en Arctique d’avoir pour mission de trouver le fameux passage du Nord-Ouest susceptible de faciliter l’atteinte de Cathay. À défaut de le trouver, il croyait avoir découvert des réserves d’or sans avoir à les voler aux Autochtones. Installé dans la baie qui portera son nom, pas loin d’Iqaluit (ex-Frobisher Bay) aujourd’hui la capitale du Nunavut, des marins rapportèrent des « pierres noires » prélevées sur ce que l’on a aimé croire un important gisement aurifère. À défaut d’avoir trouvé le fameux passage, cette découverte justifiera le financement de la troisième expédition. Elle aura cette fois pour seul but de rapporter le plus de minerais précieux possible à la faveur de 15 navires occupés par 400 hommes, dont 150 mineurs. Ces derniers attireront la curiosité des Inuits qui, en les observant creuser, ont peut-être dit avant Obélix : « Ils sont fous ces Anglais ». Ils n’auraient su dire plus juste, car une fois les 2 000 tonnes de cailloux rapportés, on constata que ce n’était rien d’autre que de la pyrite de fer…

Pour demeurer fidèle à l’ordonnancement de ses chapitres, l’auteur recourt à des sauts de moutons. Ainsi, nous retrouvons les Norrois. À la page 83, sans en donner les causes, il nous apprend leur disparition du Groenland au milieu du XVe siècle. Or, son lecteur en connaîtra la cause en lisant les pages 336-37. Ces braves gens ont dû faire face à un phénomène météorologique opposé à ce que nous connaissons actuellement : un « petit âge glaciaire ». Le refroidissement enregistré força ceux qui pouvaient le faire à retourner au pays de leurs ancêtres. Les autres, en continuant leurs activités agropastorales, vont devoir affronter la famine. Un sort que pourraient connaître de nos jours les populations aux prises avec ce qui semble être un « grand âge caniculaire ».

En ouvrant ce livre hautement documenté, le lecteur même érudit doit s’attendre à apprendre d’une page à l’autre. Ce faisant, il comprendra pourquoi son auteur dégage de son récit la nécessité de mettre au rencard l’idée de « découverte » des Autochtones de l’Arctique. « Parler de découverte constitue un monument d’européocentrisme… » (p. 380). Grand admirateur de Montaigne, Gilles Bibeau s’y réfère en notant que l’auteur des Essais a eu raison d’écrire : « au contact du Vieux Monde, le Nouveau Monde se dégradera alors qu’il est un monde enfant, innocent » (p. 356). Ce qui me rappelle une caricature publiée à l’occasion de la commémoration de la « découverte » du Brésil par Cabral. Elle montre la plage de la baie de Rio avec la forêt tout juste derrière. On voit une variété d’animaux et d’oiseaux ne cachant pas leur inquiétude à la vue du coq portugais venant de débarquer non sans afficher toute son arrogance.

André Joyal
Professeur d’économie à la retraite, UQTR 1969-2004.

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