Gomery l’aide-mémoire (première partie)

Nous, souverainistes québécois, avons le devoir de ne jamais oublier cette colossale agression commise à l'égard de notre pensée et de notre action. D'où cet aide-mémoire dont la première partie a été rédigée entre la mi-septembre et la fin octobre 2005, soit avant la publication du rapport de Gomery. Une seconde partie suivra Gomery.

La réponse la plus souvent donnée par les témoins aux enquêteurs de la commission du juge Gomery sur le scandale des commandites fut: Je ne me souviens pas. Il s'agit sans doute là de la véritable devise de ces indéfectibles promoteurs du Canada.

Nous, souverainistes québécois, avons le devoir de ne jamais oublier cette colossale agression commise à l’égard de notre pensée et de notre action. D’où cet aide-mémoire dont la première partie a été rédigée entre la mi-septembre et la fin octobre 2005, soit avant la publication du rapport de Gomery. Une seconde partie suivra Gomery.

La réponse la plus souvent donnée par les témoins aux enquêteurs de la commission du juge Gomery sur le scandale des commandites fut: Je ne me souviens pas. Il s’agit sans doute là de la véritable devise de ces indéfectibles promoteurs du Canada.

En attendant Gomery

Depuis d’innombrables mois, les commandites nous sont tombées en flots continus dans les yeux et les oreilles, jusqu’à plus faim. Et maintenant, en cette mi-septembre de 2005, après quelques trois mois de relâche estivale, nous sommes en mode d’attente. Le juge Gomery a annoncé récemment qu’il déposera, tel que prévu, son rapport d’enquête factuel sur le scandale le 1er novembre prochain mais qu’il a dû repousser le dépôt de ses recommandations au 1er février 2006 pour rendre correctement compte de la très grande participation du public aux consultations qu’il a tenues en privé au mois d’août.

Nous attendons donc que l’honorable juge nous fasse part de ce qui s’est passé dans cette affaire des commandites et de ce qu’il faudrait faire pour ne plus que ça se reproduise. Cela nous accommode bien car nous n’avons généralement ni le temps ni les ressources matérielles pour nous confectionner une synthèse personnelle de ce scandale, comme devrait le faire le citoyen responsable dans une démocratie idéale. Gomery, lui, a pu disposer d’un an, d’un personnel nombreux et compétent ainsi que de la rondelette somme de 74 millions de dollars pour faire enquête, analyser et faire rapport.

D’ici à ce qu’on veuille bien nous convoquer à voter quelque part au début de mars 2006, soit 30 jours après le dépôt du second rapport Gomery selon la promesse du chef libéral Martin, nous, les citoyens, joueurs fondamentaux de la démocratie, semblons relégués au rang de simples spectateurs.

Dans cette affaire des commandites cependant, nous aurions tort d’attendre passivement que la commission, puis le gouvernement, jouent leurs cartes. Il convient plutôt que nous nous efforcions de penser indépendamment de Martin et de Gomery, car nous avons toutes les raisons de nous méfier du gouvernement du Canada. C’est bien ce gouvernement, après tout, qui a créé, en 1992, une caisse occulte dotée de plusieurs centaines de millions de dollars pour promouvoir secrètement son point de vue en matière constitutionnelle; c’est bien lui qui a institué, en 1997, le programme des commandites en assurant son financement initial précisément à partir de cette caisse occulte; c’est bien lui qui a administré ce programme de façon secrète de 1997 à 2004; c’est bien lui enfin qui a créé la commission Gomery en février 2004, pour enquêter sur ce programme, après que les journaux eurent, à compter de mai 2001, dévoilé la nature secrète et frauduleuse de son administration.

Il ne s’agit pas ici de mettre en cause la probité du juge Gomery lui-même, ni celle de la commission dans son ensemble, mais bien de prendre acte du fait qu’il s’agit là d’une créature d’un gouvernement dont on sait, de manière absolument certaine, qu’il a opéré de façon occulte, secrète et frauduleuse et qu’il y a, par conséquent, tout lieu de craindre qu’il ait conçu la commission comme une entreprise qui doit servir autant, sinon plus, à camoufler qu’à révéler pleinement ses inavouables activités, et ce indépendamment de la bonne foi de Gomery et de ses acolytes.

À cet effet, notons tout d’abord que le mandat de la commission a été interprété par Gomery comme étant strictement circonscrit au programme des commandites en tant que tel. Or, selon les explications mêmes de monsieur Chrétien, les commandites n’étaient qu’un élément d’une vaste offensive stratégique pour contrer le mouvement souverainiste. Il est, par conséquent impossible de comprendre le fonctionnement de ce programme sans le rattacher aux autres éléments de la stratégie, ce que le mandat de la commission lui interdit de faire.

Illustrons les conséquences de cette limite. Dans le second de ses rapports sur les commandites, rendu public le 10 février 2004, la vérificatrice générale du Canada, Sheila Fraser, s’est aussi penchée sur la gestion générale de toute la publicité du gouvernement canadien en dehors des commandites impliquant la modique somme de 793 millions de dollars pour 2200 activités de publicité entre 1998-1999 et 2002-2003. Elle a constaté à ce sujet que la gestion de l’ensemble de la publicité gouvernementale était tout aussi scandaleuse que celle du programme des commandites: «À quelques exceptions près, les mêmes fonctionnaires ont violé les mêmes règles dans l’adjudication des contrats aux mêmes sociétés». Au sortir de la conférence de presse qu’elle a donnée à l’occasion du dévoilement de son rapport, elle a même affirmé n’avoir «montré que la pointe de l’iceberg». Elle est revenu à la charge concernant cette publicité hors commandites en enjoignant le juge Gomery de s’y intéresser, à chacune des deux fois qu’elle a comparu devant lui.

Rappelons ici, pour souligner d’avantage combien le lien entre la publicité générale et celle des commandites était on ne peut plus pertinent, que Charles «Chuck» Guité, le fonctionnaire chargé de mettre en œuvre le Programme des commandites, agissait en fait à titre de Directeur général de la Direction générale des services de coordination des communications (DGSCC), soit l’organisme dont toute la publicité gouvernementale relevait! Finalement, Mme Fraser réussira peut-être à convaincre Gomery qu’il lui faut considérer les commandites dans le contexte beaucoup plus large de toute la publicité gouvernementale canadienne.

Gomery refusera toutefois de prendre en compte l’ensemble des activités d’enquêtes, de sondages, d’études de groupes témoins et d’élaborations stratégiques qui accompagnent inévitablement toutes les campagnes de publicité. Il saute cependant aux yeux qu’il est impossible de comprendre les opérations d’émissions de messages à l’intention des populations en ignorant tout le travail de préparation intellectuelle qui sert à établir les objectifs de la campagne, les groupes cibles, les messages spécifiques destinés à chacun des groupes, les canaux choisis pour acheminer les messages ainsi que l’échéancier et l’intensité des émissions de messages. En omettant d’étudier ces considérations d’ordre stratégiques, Gomery s’est interdit de comprendre le sens véritable des commandites.

Autre illustration, encore plus significative, de ce phénomène d’enfermement de la commission Gomery. Le 24 février 2004, en suivi de sa promesse de déposer tous les documents secrets du cabinet en rapport avec le programme des commandites, le premier ministre Paul Martin a rendu publics les procès-verbaux des rencontres du cabinet et de celles du comité du Conseil du trésor (un sous-groupe du cabinet) où il a été question du controversé programme. Or, la correspondante du Devoir à Ottawa, a constaté à ce sujet: «À la lecture de ces documents, on ne peut que tirer deux conclusions possibles: ou bien ils ne sont pas complets (!), ou alors le programme n’a jamais été discuté en profondeur par les ministres» («Commandites: les silences du cabinet», Hélène Buzzetti, Le Devoir, 25 février 2004). Pourtant, Le Devoir nous informe, le 30 décembre 2004, que:

La commission Gomery a déjà révélé à l’automne que le conseil des ministres formé en 1996 ne pouvait pas plaider l’ignorance complète en ce qui a trait au programme des commandites. Tous les ministres en poste au début de l’année 1996, y compris Paul Martin, Pierre Pettigrew, Stéphane Dion, Lucienne Robillard, Ralph Goodale et Anne McLellan, ont discuté de la stratégie à employer pour éviter un nouveau référendum et convenu de créer ce qui allait devenir le programme des commandites, qui n’avait toutefois pas encore de nom à l’époque. Début février 1996, le Comité ad hoc sur l’unité nationale, présidé par Marcel Massé, remet son rapport final sur la stratégie à utiliser pour promouvoir le fédéralisme. Auparavant, tous les ministres ont été consultés durant plusieurs semaines, ce qui permet au comité de parler en leur nom. Les ministres présents ont une excellente idée de ce qui sera mis en place. […] Le degré de connaissance des évènements à venir par les ministres était très élevé puisque c’est sur leurs recommandations que le programme des commandites a vu le jour et s’est mis en branle.

(«Pettigrew, Dion et Robillard comparaîtront», Alec Castonguay, Le Devoir, 30 décembre 2004).

Il est donc évident que, dès le début de l’enquête de la commission, le gouvernement du Canada a tenté de maquiller le plus possible son implication formelle dans le processus de mise en place du programme des commandites.

Entre temps, le 1er décembre 2004, le procureur-chef de l’enquête, Bernard Roy, s’est plaint du fait que des documents déposés dans le cadre de l’investigation en cours semblaient avoir été modifiés pour en faire disparaître certains éléments d’importance, ce malgré la promesse du gouvernement Martin de tout mettre en œuvre afin de faire la lumière sur le scandale et d’assurer que la commission ait accès à tous les documents dont elle avait besoin pour ses travaux. En particulier, M. Roy a signalé que des documents en provenance du bureau du Conseil privé avaient été modifiés sous prétexte d’en retirer des éléments non pertinents aux fins de l’enquête, bien qu’une vérification de ces documents en passant par d’autres sources avait permis de constater que les éléments éliminés étaient bel et bien pertinents («Le procureur de la commission Gomery se plaint du gouvernement», Jim Brown, Le Devoir, 2 décembre 2004).

Le 24 janvier 2005, c’est le juge Gomery lui-même qui envoie une lettre à Alex Himelfarb, le greffier du Conseil privé (l’équivalent du sous-ministre du premier ministre) dans laquelle il accuse le gouvernement de Paul Martin d’entraver les travaux de la commission et de nuire à l’indépendance du processus d’enquête en refusant de dévoiler la totalité des documents secrets du cabinet («Gomery accuse le gouvernement Martin d’entraver ses travaux», Alec Castonguay, Le Devoir, 28 janvier 2005).

Le gouvernement canadien a donc utilisé son droit absolu au secret pour empêcher que soient connues des données essentielles concernant le programme des commandites. Nous avons, par conséquent de très bonnes raisons de nous méfier de sa soi-disant volonté de faire toute la lumière sur cette affaire. Et ce, d’autant plus que Le Devoir a révélé, le 25 mai 2005, l’existence d’une opération secrète de 1 M$ menée à partir du bureau du premier ministre Martin pour contrôler les retombées de la commission Gomery («Le PLC a monté une opération secrète pour contrer la commission», Presse canadienne, 25 mai 2005).

Il convient aussi de tenir compte, dans notre évaluation de la limite des travaux de Gomery, du fait que des forces obscures ont souvent tenté de manipuler les personnes appelées à témoigner concernant les commandites. Ainsi, un ancien vice-président de Groupaction, Alain Richard, a reçu des menaces de mort qui l’ont forcé à quitter le pays et à placer sa famille sous la protection de la Sûreté du Québec, avant qu’il ne se présente devant le comité des Comptes publics des Communes, le 5 avril 2004 («Commandites: menacé de mort, un témoin-clé quitte la pays», Geneviève Otis-Dionne, Le Devoir, 29 mars 2004). De même, Warren Kinsella, ancien chef de cabinet du ministre David Dingwall, a affirmé qu’il avait reçu un coup de fil, dont il a nettement laissé entendre qu’il venait directement du bureau du premier ministre Martin, pour le mettre en garde et l’intimider juste avant qu’il ne se présente devant le même Comité le 18 avril 2005 («Martin: nouveau coup dur». Alec Castonguay, Le Devoir, 19 avril 2005).

De telles tentatives de manipulation des témoins se sont aussi produites à au moins trois reprises devant la commission Gomery elle-même. (1) Boulay (Everest) aurait incité Brault (Groupaction) à se parjurer concernant les 50 000 $ versés au PLQ («Claude Boulay aurait incité Jean Brault au parjure», Brian Myles, Le Devoir, 22 avril 2005; «Des contributions dissimulées en transactions immobilières», Karim Benessaieh, La Presse, 22 avril 2005). (2) Benoît Corbeil, ex-directeur-général du PLC-Q, a affirmé avoir reçu un appel «inquiétant» de la part de l’ex-ministre Gagliano, de même qu’un téléphone anonyme d’intimidation («Benoît Corbeil accuse Gagliano d’avoir tenté de l’intimider», Karim Benessaieh, La Presse, 10 mai 2005). (3) Daniel Dezainde, autre ex-directeur-général du PLC-Q, a demandé la protection de la GRC parce qu’il craignait les menaces de Joe Morselli, adjoint de Gagliano («Gomery witness asked for protection», Tu Thanh Ha, The Globe and Mail, 13 mai Alec).

On est donc parfaitement justifié, dans un tel contexte maffieux, de craindre que tout n’ait pas été dit devant Gomery.

«Beaucoup plus que des affiches, des drapeaux, des marques de commerce»

Assez curieusement, ni la commission Gomery ni les journalistes qui l’ont couverte ne se sont intéressés aux commandites à proprement parler. Des heures et des heures d’interrogation, des pages et des pages de reportage ont été consacrées à l’administration des commandites et à la comptabilisation des heures travaillées et des produits publicitaires fournis par les agences de publicité. En règle générale cependant, on s’est très peu questionné sur la nature même des commandites. On a tout simplement supposé que le gouvernement du Canada avait obtenu, moyennant une somme d’argent déterminée, le droit d’afficher son logo, ses pancartes et son drapeau à l’occasion de la tenue d’un évènement spécifique ou de la parution de certaines publications.

Pour bien comprendre de quoi il s’agissait, au juste, il importe de se référer à la façon dont son créateur et administrateur en chef, le premier ministre Jean Chrétien, les concevait. Voici ce qu’il en disait lors de sa comparution devant Gomery le 8 février 2005:

Les commandites, c’est beaucoup plus que des affiches, des drapeaux, des marques de commerce. C’est aussi la collaboration avec les organisateurs des évènements communautaires, avec des gens qui sont souvent des meneurs d’opinion dans leurs milieux, et il s’agit de leur faire savoir qu’il existe aussi un gouvernement du Canada proche de ses citoyens, que le gouvernement du Canada ne fait pas que percevoir des impôts tandis que le gouvernement du Québec offre des services. Ce type de présence fédérale auprès des dirigeants communautaires faisait partie intégrante de notre stratégie globale.

Voilà ce dont il s’agissait surtout: avoir accès aux meneurs d’opinion dans leurs communautés locales respectives. Voilà ce à quoi veillaient méticuleusement le premier ministre Chrétien et son chef de cabinet, Jean Pelletier. Ils sélectionnaient, bien sûr, les évènements à financer en fonction de l’impact politique que pourrait avoir la propagande fédéraliste auprès des publics cibles, soit prioritairement les populations francophones qui avaient tendance à soutenir le Parti québécois et/ou le Bloc québécois. Mais surtout, ils sélectionnaient des leaders locaux aux prises avec d’incessants problèmes de financement. Dis-moi qui te finance et je te dirai de quel côté tu sera porté à pencher. Il suffit de se rappeler l’angoisse avec laquelle des leaders communautaires ont lancé leur cri d’alarme, après que le gouvernement canadien eut annoncé la fin de son programme de commandites en février 2005, pour comprendre comment ce financement leur était vital. En d’autres termes, le gouvernement du Canada les tenait par là où ça peut faire mal.

Mais il y a plus. Il y a fort à parier que le gouvernement canadien était, dans la plupart des cas, le principal, sinon l’unique, commanditaire. Le commanditaire principal jouit habituellement de toutes sortes de privilèges. Il peut, par exemple, exiger que tout compétiteur soit exclu de la commandite, ce qui dans le présent cas, aura servi à garantir l’absence du gouvernement du Québec aux évènements communautaires commandités par le Canada. Il peut aussi influencer grandement divers paramètres de l’évènement: choix des thèmes, du maître de cérémonie, des invités, des musiciens, de l’agencement des lieux, etc. Ces paramètres auront évidemment pu servir à donner à l’évènement une coloration nettement fédéraliste mais aussi, il ne faut pas l’oublier compte tenu des pratiques frauduleuses généralisées du gouvernement canadien en matière de commandites, à récompenser les petits amis et à garnir la caisse électorale libérale.

Une vaine propagande?

À peu près tous les analystes et commentateurs ont souligné à doubles traits le caractère grossier et futile de cette manipulation de la pensée des Québécois par le gouvernement du Canada, en évoquant comme preuves de leurs dires que 54 députés bloquistes ont été élus à Ottawa en juin 2004 et que les sondages montraient, fin 2004, début 2005, un appui à la souveraineté qui frôlait, et dépassait même à l’occasion, les 50 %.

Certains sont allés jusqu’à décréter qu’il s’agissait là du noyau central du scandale des commandites:

Le véritable scandale, c’est que quelqu’un ait pu penser qu’en placardant le Québec d’affiches à feuille d’érable où en ensevelissant les terrains de golf sous des tonnes de balles rouges, on puisse influencer d’une manière quelconque les sentiments politiques des Québécois… Ce ne sont ni des publicitaires ni des organisateurs de foire véreux et cupides qui accouchent de cette stratégie ridicule, ce n’est pas le président du Festival de la crevette, c’est la crème des politiciens fédéraux québécois, le premier ministre lui-même, son chef de cabinet, le ministre des travaux publics et sûrement d’autres ministres qui, ne serait-ce qu’une seconde, ont pensé qu’on peut transformer un indépendantiste en fédéraliste en lui faisant manger une crevette de Matane canadienne. C’est là que réside le véritable scandale: 250 millions de bêtise et d’ignorance politiques.

(«Le véritable scandale des commandites», Gil Courtemanche, Le Devoir, 6 mars 2005).

Il ne convient manifestement pas de juger de l’effet des commandites par des évènements survenus après que le scandale eût éclaté. Il faut plutôt se rappeler ce qui s’est passé entre le moment où le programme des commandites a été secrètement institué (1997) et celui où son fonctionnement nauséabond a été porté à la connaissance du grand public (vers mai/juin 2001), soit notoirement: (1) l’incapacité du gouvernement du Québec de mobiliser l’opinion publique québécoise à l’encontre de la Loi sur la clarté (1999-2000) et des coupures drastiques effectuées par le gouvernement canadien et le ministre Martin dans son financement des programmes provinciaux en santé et en éducation au cours des années précédentes, lesquelles ont engendré une grave crise des finances publiques québécoises puis, à terme, la démission même du premier ministre Lucien Bouchard; (2) le résultat des élections fédérales de 2000 où le Parti libéral du Canada a reconquis la majorité des voix exprimées au dépend du Bloc québécois, lequel a subit un recul marqué en terme de sièges, même s’il en a conservé la majorité par la peau des dents.

Il y a tout lieu de croire que les commandites, conjuguées avec les innombrables autres activités de l’offensive stratégique du gouvernement canadien, ont substantiellement contribué à ces importantes mises en échec des forces souverainistes, ce au moment même où, après leur quasi victoire au référendum de 1995, elles avaient le vent dans les voiles.

Les frasques de Dingwall

Le 28 septembre 2005, le président de la Monnaie royale canadienne, David Dingwall, a démissionné de son poste après avoir été pris en flagrant délit de dépenses somptuaires de toutes sortes aux frais des contribuables. Durant la dernière année de son mandat écourté, le président Dingwall, qui touchait un salaire de 241 000 $ plus une prime de 36 000 $, avait accusé un compte de dépenses de près de 155 000 $, incluant 10 395 $ en frais de restaurant, 142 725 $ en coûts de déplacement, 3 200 $ pour la réparation de sa voiture personnelle et 1 235 $ pour son abonnement à un club de golf. Même s’il ne voyait pas de problème à propos de ses dépenses, «reliées à ses responsabilités et…divulguées au conseil d’administration qui a jugé le tout approprié», il a démissionné pour ne pas «distraire les employés de la Monnaie royale du travail qu’il ont à faire», selon lui. Le président du Conseil du trésor, Reg Alcock, a tenté en vain de persuader M. Dingwall de rester en poste, soutenant qu’il faisait «un excellent travail». Quant au premier ministre Paul Martin, plutôt que de condamner les agissements de M. Dingwall, il a rappelé qu’il avait «dédié la majeure partie de sa vie au service public», en soulignant que sous sa présidence, «la Monnaie royale fait maintenant des profits» («Dingwall démissionne de la présidence de la Monnaie royale canadienne», Alec Castonguay, Le Devoir, 29 septembre 2005).

Aucun membre de la Chambre des communes, ni aucun journaliste d’ailleurs, n’a cependant jugé opportun de rappeler les curieux rapports que M. Dingwall a entretenus avec les fameuses commandites. Ainsi, lors de sa comparution devant la commission Gomery le 21 janvier dernier, cet ancien ministre des Travaux publics de novembre 1993 à janvier 1996 et fidèle partisan de Jean Chrétien, a fortement insisté sur le fait que Charles Guité était un «modèle» à suivre, qui avait suscité l’admiration de tous pour son «travail exceptionnel» pendant la campagne référendaire de 1995, où en tant que responsable de la publicité du gouvernement fédéral, il avait dépensé pas moins de 8 millions $ pour acquérir tous les panneaux publicitaires disponibles au Québec, et ainsi empêcher les souverainistes d’afficher leurs publicités. C’est ce «travail de première classe» qui avait valu à M. Guité de devenir le directeur du programme des commandites en 1996. Toutefois, même si M. Guité était un employé de son ministère, M. Dingwall a juré devant Gomery qu’il n’avait pas été impliqué dans les agissements référendaires de Guité puisque ce dossier était sous la responsabilité du Conseil privé, soit du ministère du premier ministre Chrétien («Charles Guité, un modèle à suivre», Isabelle Rodrigue, Le Devoir, 22-23 janvier 2005).

Il importe aussi de rappeler que Jean Lafleur a témoigné devant Gomery qu’il avait, par l’entremise d’une de ses compagnies, Gescom, payé 133 547 $ à David Dingwall pour que celui-ci fasse du lobbying auprès de ses anciens collègues du cabinet libéral au profit de Via Rail, l’un des principaux clients de Lafleur («Au cœur du scandale», Bryan Myles, Le Devoir, 5-6 mars 2005).

Également pertinentes sont les révélations parues dans La Presse du 21 avril 2004 où on apprend que, selon des documents obtenus par TVA, le ministère de Finances, alors dirigé par Paul Martin, a bafoué les directives du Conseil du Trésor en octroyant entre 1993 et 1995, des contrats de publicité à Earnscliffe et à Anderson Consulting, des firmes impliquées dans les deux campagnes au leadership de M. Martin, pour un total de 525 000 $. Or, c’est le chef de cabinet du ministre des Travaux public d’alors, M. Dingwall, qui avait demandé, dans une note de service datée du 24 juillet 2005, à Chuck Guité, responsable des services de publicité et des sondages d’opinion publique, des explications sur cette série de contrats accordés par le ministère des Finances à Earnscliffe et Anderson. Dans sa lettre, M. Guité affirme que le ministère des Finances aurait, pour un contrat d’une valeur de 219 000 $, lancé un appel d’offre de manière à favoriser un fournisseur unique, soit Earnscliffe. Ces révélations ont d’ailleurs amené Stephen Harper, chef de l’opposition conservatrice, à accuser M. Martin d’être «le père du scandale des commandites» parce qu’il «avait créé le précédent pour enfreindre les règles» en faveur de ses amis politiques («Martin accusé d’être « le père du scandale »», Joël-Denis Bellavance, La Presse, 21 avril 2004).

Par contre, si le fait de contourner les règles du Conseil du trésor en faveur de ses petits copains politiques peut conférer le titre de père des commandites, il faut bien admettre que cette paternité doit être partagée par plusieurs autres géniteurs, dont M. Dingwall lui-même. En effet, M. Georges Clermont, ex-président-directeur général de Postes Canada a affirmé devant Gomery avoir reçu des appels du bureau du ministre des Travaux publics de l’époque, M. Dingwall, dès la première semaine de l’entrée en poste des ministres libéraux, en novembre 1993: «Son adjoint, Warren Kinsella, m’a téléphoné pour me dire qu’il fallait changer d’agences de publicité, qu’il fallait donner les contrats à BCP, qu’il fallait leur fournir une liste de firmes d’avocats… Pour être sûr que ce soit les bons». M. Clermont a ajouté que des «demandes spéciales pour promouvoir telle ou telle idée politique, pour promouvoir le gouvernement fédéral, ou le Parti libéral» avaient aussi été formulées par l’ex-ministre des Travaux publics, M. Gagliano, afin d’augmenter la visibilité du gouvernement fédéral au Québec, suite aux résultats serrés de référendum de 1995. Enfin, M. Clermont a gardé «les plus mauvais souvenirs» des ingérences d’André Ouellet, alors président du conseil d’administration de Postes Canada, lequel invoquait les volontés du premier ministre Chrétien pour faire pression sur lui («L’ingérence des libéraux aurait commencé dès 1993», Isabelle Rodrigue, Le Devoir, 25 janvier 2005).

On a enfin appris, début octobre, que le gouvernement de M. Martin envisageait de payer une prime de départ de 500 000 $ à cet exemplaire serviteur de l’État canadien… et du Parti libéral du Canada («Dingwall pourrait recevoir une indemnité de départ de 500 000 $», Hélène Buzetti, Le Devoir, 4 octobre 2005). Rien de trop beau pour la classe ouvrière rouge.

Un procès politique

On imagine généralement que les procès politiques ne peuvent se produire que dans les pays totalitaires, fascistes ou communistes. Pourtant, il s’en est déroulé un sous nos yeux, ici même au Canada, sans que personne ne semble s’en être rendu compte, sauf bien sûr, l’accusateur et l’accusé lui-même.

Cela est arrivé subrepticement en plein cœur de l’été 2004, alors que tout le monde s’affairait à bien d’autres choses que la politique.

On se souviendra que le 24 février 2004, le premier ministre Martin avait suspendu sans solde, puis congédié quelques jours plus tard, Michel Vennat de la Banque de développement du Canada ainsi que Jean Pelletier et Marc LeFrançois de Via Rail. Dans le même temps, il avait également suspendu de ses fonctions le président-directeur général de Postes Canada, André Ouellet, mais avec solde cependant et en attendant qu’une firme de vérification externe fasse rapport au gouvernement sur ses agissements douteux, lesquels avaient été signalés dans le second rapport de la vérificatrice générale sur l’affaire des commandites. Ce traitement particulier, eut égard au sort réservé aux autres dirigeants suspendus en même temps que lui, s’explique par le fait que M. Ouellet était un véritable ‘poids lourd’ de la politique. En effet, celui que Brian Mulroney surnommait «le gros Ouellet» avait, au cours de ses 29 années de carrière en tant que député du comté de Papineau à Montréal, été ministre à plusieurs reprises. On se devait donc de ménager ce vieux routier de la politique qui, à l’instar des vieux généraux qui avaient fait la longue marche avec Mao, avait mené la guerre avec Trudeau contre les séparatistes québécois depuis la fin des années soixante.

Ce 29 juillet 2004 donc, le ministre du Revenu, John McCallum, rend public deux rapports de la firme Deloitte & Touche lesquels, selon lui, contiennent des «informations et des allégations troublantes» sur la gestion de Postes Canada. Le ministre somme alors le président Ouellet, suspendu depuis cinq mois avec le misérable salaire de plus de 1 000 $ par jour, de s’expliquer dans les sept jours suivants.

Le premier rapport souligne que M. Ouellet, pendant les huit années où il avait occupé les fonctions de président du conseil, puis de président de la Société canadienne des postes, avait, en plus de son salaire dépassant les 400 000 $ par année (ce qui en faisait alors le haut fonctionnaire le mieux payé de l’État fédéral), reçu des remboursements de dépenses de déplacements et de séjours de plus de 2 000 000 $ (dont 335 000 $ pour la seule année 2003), dépenses qu’il approuvait lui-même sans pièces justificatives. Autres faits saillants de ce premier rapport: (1) de 1996 à 2004, la Société canadienne des postes a procédé à 87 «embauches spéciales» de parents et d’amis sur la recommandation de M. Ouellet; (2) le président Ouellet a influencé indûment le processus d’approvisionnement ou d’appel d’offres dans trois dossiers d’une valeur totale de 35 millions de dollars; (3) il a aussi imposé des restrictions à la vérification interne pour en soustraire les contrats de publicité et les comptes de dépenses.

Le second rapport de Deloitte & Touche vient confirmer les conclusions de la vérificatrice général Sheila Fraser concernant le manque de respect des procédures pour la plupart des contrats de commandites («[…] la Société n’a pas respecté les exigences stipulées dans les politiques et processus, ce qui a engendré un niveau non acceptable de non-conformité» selon la poétique langue de bois des comptables), ainsi que le manque de suivi des dossiers une fois octroyés, plusieurs documents manquant à l’appel. On y rappelle en particulier que la SCP a versé 1 600 000 $ à l’entreprise L’Information essentielle de Robert-Guy Scully pour la réalisation d’une série sur Maurice Richard sans qu’aucun contrat n’ait été signé et qu’il n’y a pas eu d’appel d’offres avant d’octroyer un contrat à Lafleur communication, qui a servi d’intermédiaire pour l’obtention d’une subvention de 600 000 $ du programme des commandites («André Ouellet devra s’expliquer», Clairandrée Cauchy, Le Devoir, 30 juillet 2004; «Les faits saillants du rapport Deloitte & Touche», Clairandrée Cauchy, Le Devoir, 31 juillet-1er août 2004).

Un procès peut être considéré comme politique quand: (1) l’accusé est reconnu coupable d’entrée de jeu; (2) l’acte d’accusation ne spécifie pas exactement de quoi l’accusé s’est rendu coupable; (3) les procédures ne permettent pas à l’accusé de se défendre correctement. On notera ici: (1) que le ministre McCallum qualifie d’entrée de jeu de «troublantes» les informations contenues dans les rapports; (2) qu’il ne dit pas exactement en quoi ces informations sont «troublantes», ni exactement quels articles de quels codes elles ont supposément violés; (3) que M. Ouellet se voit accordé une période assez restreinte pour se défendre et qu’il n’aura pas la possibilité de contre-interroger ses accusateurs ni de discourir devant juge et jury des accusations portées contre lui.

Le 4 août, le ministre McCallum rend publique une lettre que M. Ouellet lui a adressée en réponse aux conclusions des rapports Deloitte & Touche. Dans cette lettre, M. Ouellet prétend que les dérogations relevées dans les rapports semblent importantes lorsqu’on les considère isolément, «mais lorsqu’on les replace dans le contexte des opérations globales de l’entreprise, elles deviennent alors sans conséquence». Ainsi, les 83 «embauches spéciales» ne représentent qu’une goutte d’eau parmi les 16 000 embauches effectuées chaque année par la Société des postes; de même en est-il des centaines de transactions dans lesquelles il serait intervenu eut égard aux 500 000 transactions faites annuellement par Postes Canada; c’est une pratique courante dans toutes les entreprises que le p.-d.g. fasse des recommandations d’embauches, même concernant des membres de sa famille; s’il a influencé le processus d’approvisionnement, c’était uniquement afin d’assurer que de nouveaux fournisseurs soient invités à soumissionner, permettant ainsi à la Société de réaliser des économies; concernant ses comptes de dépenses, il dit avoir fonctionné sous un régime où la documentation n’était pas requise, en relevant que les ministres fédéraux étaient soumis jusqu’à tout récemment aux mêmes règles; d’ailleurs, ces importantes dépenses de déplacement ont constitué un bon investissement, compte tenu des profits records enregistrés par la Société en 2003.

Mais au-delà de cet argumentaire détaillé, M. Ouellet s’en prend surtout aux aspects politiques du processus engagé contre lui. Il souligne que le mandat «très restreint» de le vérification menée par Deloitte & Touche «pouvait inciter des employés avec toutes sortes de motifs à se manifester» et à s’en prendre à lui. «J’ai compris que Deloitte & Touche avait un mandat ciblé afin de miner ma crédibilité comme p.-d.g. de Postes Canada» se plaint-il amèrement. Il souligne d’ailleurs qu’un autre rapport administratif et financier réalisé à sa demande par cette même firme en 2003-2004 avait donné de bonnes notes à Postes Canada. En conséquence, il dit avoir «le pressentiment que le gouvernement s’est engagé dans une procédure de congédiement déguisé» à son encontre.

Finalement, le 12 août, plutôt que d’attendre, comme il le pressentait, que le couperet ne lui tombe dessus, M. Ouellet a choisi de démissionner de son poste de p.-d.g. de la Société canadienne des postes, en soulignant l’aspect politique du processus qu’on avait mené contre lui: «Je suis conscient que vous êtes dans une situation de gouvernement minoritaire et que votre marge de manœuvre est très mince. Même si vous souhaitiez prendre une décision d’affaires dans mon cas, il m’apparaît évident qu’en bout de ligne vous devez prendre une décision politique».

Quant au ministre McCallum, il a déclaré qu’il n’était pas nécessaire de tirer une conclusion finale dans ce dossier. «C’est la fin de l’histoire» a-t-il dit, ajoutant que le gouvernement n’envisageait pas d’exiger de M. Ouellet le remboursement des 2 millions en dépenses pour lesquels il n’avait pu présenter de pièces justificatives. Selon lui, c’était au conseil d’administration de la SCP à s’occuper de cette question. («Ouellet se défend d’avoir mal agi», Sylvain Larocque, Le Devoir, 6 août 2004; «Ouellet prend sa ‘retraite’», Clairandrée Cauchy, Le Devoir, 13 août 2004).

C’est ainsi que cette histoire a pris fin sans que n’aient été tirés au clair certains points importants concernant la gestion des deniers publics: (1) le conseil d’administration, dont les membres ont en bonne partie été nommés par M. Chrétien, a-t-il demandé à M. Ouellet de rembourser les 2 millions? Sinon, pourquoi? (2) est-il vrai que les ministres fédéraux pouvaient à l’époque se faire rembourser des dépenses à volonté sans pièces justificatives? (3) comment se fait-il que la firme Deloitte & Touche ait produit, en 2003 à la demande de M. Ouellet, un premier rapport qui décrivait sa gestion sous un œil favorable puis un autre rapport, en 2004 à la demande du gouvernement Martin, qui lui trouvait tant de «troublants» défauts? (3a) peut-on vraiment se fier à cette compagnie de comptables quand on sait que c’est aussi elle qui fait la vérification pour le Parti libéral du Canada? (4) est-t-il vrai qu’une société de la Couronne puisse être gérée comme on le fait dans l’entreprise privée, où le p.-d.g. peut embaucher ses parents et amis et intervenir dans les attributions de contrats? (5) les citoyens n’ont-ils pas le droit absolu de connaître le point de vue du gouvernement sur ces questions relatives à la gestion de leurs avoirs? Voilà beaucoup de questions discrètement poussées, avec les saletés des commandites, sous le tapis de la gestion soi-disant indépendante des sociétés d’État canadiennes.

Même s’il touchera plus de 115 000 $ en pension annuelle, M. Ouellet est demeuré très amer concernant la façon dont le gouvernement l’a incité à prendre sa retraite. À l’occasion de sa comparution devant la commission Gomery en janvier dernier, il a déclaré avoir été la cible d’un règlement de compte dans le rapport Deloitte & Touche: «Il m’est apparu évident qu’ils avaient une mission bien spéciale, comme on dit en bon canadien, de me faire une job de bras» («Le fils de Jean Lafleur a travaillé au bureau de Jean Chrétien», Isabelle Rodrigue, Le Devoir, 21 janvier 2005).

Et nous, quel genre de «job» nous ont-ils fait, lui et l’honorable gouvernement canadien? Une sale «job» d’écran de fumée où l’on s’est fait avoir comme des enfants d’école par ces enfants de Ch… rétien et de Martin.

Les chiffres astronomiques du scandale

Gomery a demandé à la firme de juriscomptables Kroll, Lindquist et Avey d’établir les paramètres statistiques du scandale sous enquête. Même si cette firme a épluché 28 millions de pages de documents répartis dans 7 000 boîtes concernant exclusivement les flux monétaires entre le gouvernement canadien et les firmes impliquées dans les scandale, ces flux lui ont échappé en partie, plusieurs documents ayant été détruits par les agences, avec l’approbation de M. Guité, et par le gouvernement canadien lui-même. De plus, elle n’a pas eu accès à de très nombreux documents fondamentaux, dont les suivants: (1) des états financiers d’agences n’ont pas été produits pendant des années entières et d’autres ont fait l’objet de «refontes» dont les originaux sont introuvables; (2) les comptes bancaires de nombreux acteurs du scandale, dont ceux de Jean Brault, Claude Boulay, Diane Deslauriers et Jacques Corriveau sont restés inaccessibles aux enquêteurs; (3) elle a aussi omis de relever l’acquisition de luxueux domaines de la part de certains acteurs comme celui de Boulay en Caroline du Nord et celui de Lafleur dans les Laurentides; (4) elle a ignoré les fonds placés dans des paradis fiscaux par les publicitaires, tel ce loyer que le couple Boulay-Deslauriers paie à une compagnie enregistrée aux Bahamas en leur nom, une astuce qui leur permet de soustraire graduellement leur actif aux fiscs canadien et québécois, comme le fait depuis de très nombreuses années leur vieux client politique, Paul Martin. Ce sont là des gens qui, au Jour de l’An, se souhaitent le paradis fiscal à la fin de leur année financière.

Compte tenu de ces importantes limites, qui ont toutes pour effet de sous-estimer l’ampleur du scandale, les juriscomptables ont produit une mer de chiffres dont se dégage un constat troublant: l’abîme des commandites atteint des profondeurs jusqu’alors insoupçonnées.

Constatons tout d’abord l’ampleur de la propagande qu’a exercée le gouvernement du Canada à l’encontre de la souveraineté du Québec. Kroll et Cie ont en effet découvert qu’il s’était dépensé, de 1994 à 2003, 332 millions de dollars sous forme de commandites, somme à laquelle s’ajoute 1,1 milliard en activité de publicité, ce qui dépasse substantiellement les 255 millions de commandites et les 793 millions de publicité jusqu’alors identifiés par Mme Fraser. Que les chiffres globaux soient passés de 948 millions à 1, 432 milliard, soit une augmentation de plus de 50 % relativement aux estimations de la vérificatrice générale, s’explique par le fait que Kroll s’est rendu compte que des fonds publics ont financé des activités de commandites dès 1994, même si le programme à proprement parler n’a vu le jour qu’en 1996; Kroll a de plus complété le travail de Fraser pour la période de 2000 à 2004.

Au vu des chiffres réels, il n’est donc pas exagéré de dire que le gouvernement de M. Chrétien a utilisé une arme de destruction massive contre la pensée souverainiste québécoise. Notons, entre autre, que selon Kroll, le gouvernement canadien a dépensé plusieurs dizaines de millions de dollars en commandites et en publicité pour promouvoir le NON au référendum de 1995!

Et que nous disaient jusqu’alors les média concernant l’ampleur du scandale? Règle générale, les journalistes le chiffraient à 250 millions, jamais plus et quelques fois même moins, laissant entendre que seuls les frais que les publicitaires avaient chargés au gouvernement pouvaient faire problème et ce, dans certains cas seulement.

Cependant, depuis que les données de l’enquête Kroll ont été rendues publiques le 25 mai dernier, jamais à ma connaissance le chiffre de 250 millions n’a-t-il été médiatiquement révisé à la hausse et encore moins diffusé publiquement comme ayant atteint la faramineuse somme de 1,432 milliard de dollars.

Il s’agit incontestablement là d’une grande réussite du gouvernement Martin dans son opération de camouflage de la vérité auprès de l’opinion publique, ce qu’en langage technique on nomme la limitation des dommages causés par la diffusion d’une mauvaise nouvelle (opinion damage control). Maintenir réduite dans l’esprit des gens à une gigantesque malversation approchant le milliard et demi à 17 % de sa taille réelle (250 millions au lieu de 1,432 milliard) constitue un remarquable exploit de relations publiques dans une opération dont M. Martin avait pourtant prétendu qu’elle ferait «toute la lumière» sur le scandale. Chapeau!

Un examen plus détaillé de cet Himalaya de fric révèle d’autres intéressantes découvertes.

Concernant uniquement les commandites, 305 millions ont été donnés à contrat à des firmes privées alors que 27 millions ont été gérées par le gouvernement lui-même. Pour les contrats privés, 46 % sont allés aux commandites (20 M$ en placement média et 140 M$ en commandites à proprement parler) et 54 % aux frais de toutes sortes (23 M$ en commissions aux agences et 122 M$ en frais de production et honoraires professionnels). Par contre, les commandites autogérées par le gouvernement n’ont coûté que 7,5 % en frais. Pourquoi le gouvernement a-t-il opté très majoritairement pour la formule privée alors qu’elle a coûté manifestement beaucoup plus cher que la formule publique? Hypothèse très vraisemblable: parce qu’il est infiniment plus facile de magouiller quand l’argent public est géré privément que quand il l’est par des fonctionnaires.

Voici comment les 303 millions ont été répartis entre les firmes privées:

–    Everest et associés: 68 M$;

–    Lafleur et associés: 66 M$;

–    Groupaction et associés: 61 M$;

–    Polygone et associés: 45 M$;

–    Gosselin et associés: 44 M$;

–    Coffin et associés: 9 M$;

–    BCP et associés: 6 M$;

–    Pluri-design et associés: 6 M$.

Concernant la publicité, dont 517 millions (47 %) des 1,1 milliard de dollars ont été consacrés aux frais de toutes sortes, les principaux bénéficiaires ont été les suivants:

–    Vickers & Benson: 278 M$;

–    BCP: 160 M$;

–    Groupaction: 111 M$.

Dans cette gargantuesque cagnotte, les agences se sont d’abord copieusement servies en vertu du principe selon lequel «charité bien ordonnée commence par soi-même». Voici à cet égard un aperçu des salaires, dividendes et autres avantages que les dirigeants d’agences, leurs proches et les actionnaires ont touchés au fil des ans, par ordre décroissant:

–    Claude Boulay (Everest) et son épouse, Diane Deslauriers: 4,3 millions en salaires, plus des dividendes spéciaux de 25,5 millions, pour un total de 29,8 millions;

–    Yves Gougoux (BCP): 1,6 million en salaire et bonis;

–    John Hayter (Vickers & Benson de Toronto): 8,7 millions en salaires et dividendes, plus 8,6 millions pour les autres actionnaires, pour un total de 17,3 millions;

–    Jean Lafleur et son épouse, Dyane, leur fils Éric et leur fille Julie: 12,3 millions en salaires et primes, auxquels il faut ajouter 1,8 million de Publicité Dézert, une entreprise sous-traitante appartenant à Éric, pour un total de 14,1 millions;

–    Luc Lemay (Polygone-Expour): 13,5 millions en salaires et primes;

–    Jacques Corriveau (Pluri-Design): 5,5 millions en salaires, primes et dividendes;

–    Jean Brault (Groupaction) et sa femme, Joane Archambault: 3,2 millions en salaires et primes, plus des dividendes spéciaux de 1,8 million, pour un total de 5 millions;

–    Gilles-André Gosselin et son épouse, Andrée Côté-Gosselin et leur fils: 3,3 millions en salaires et primes, plus 138 000 $ de dividendes spéciaux, plus 208 000 $ en salaires et primes du Centre de placement de professionnels de la communication (CPPC), une coquille vide appartenant à Mme Côté-Gosselin, de même qu’un gain de 791 500 $ réalisé lors de la vente des actifs à Groupaction, pour un total de 4,4 millions;

–    Paul Coffin et son fils Charles: 1 million en salaires et primes, plus des dividendes spéciaux de 223 100 $, pour un total de 1,2 million.

Puis, une fois bien empiffrées, les agences ont jeté quelques oboles à la «cause», comme la nommait Jacques Corriveau, patron de Pluri-Design, ami intime de Jean Chrétien et argentier du parti. Kroll a en effet calculé qu’environ 2,6 millions de la fabuleuse cagnotte de 1,432 milliard étaient aboutis dans les coffres du Parti libéral du Canada (section Québec). Les agences bénéficiaires de la manne anti-séparatiste ont arrosé le PLC-Q en contributions officielles de 802 000 $, répartis comme suit pour ce qui est des principales giclées: Everest (195 000 $), Groupaction (171 000 $) et Vickers & Benson (152 000 $). Kroll a aussi établi que Groupaction avait en outre officieusement engraissé le PLC-Q de 1,8 millions de dollars. Des miettes, quoi!

(Sources: «Commandites: de mal en pis», «Des énormités relevées par Kroll», «Commandites: 100 millions pour les publicitaires», Brian Myles, Le Devoir, 25 mai 2005; «Les limites de l’enquête de Kroll», Brian Myles, Le Devoir, 26 mai 2005.)

Le savoir, ça n’a pas de prix!

Et combien cela nous coûtera-t-il pour brosser un tableau finalement assez incomplet des tenants et aboutissants du scandale des commandites? Le Devoir a estimé que les dépenses encourues par l’enquête de Gomery se répartissaient ainsi («Des frais d’avocats de trois millions», Alec Castonguay, Le Devoir, 16 juin 2005):

Ministères fédéraux, tous les frais: 40 M$

Commission Gomery, tous les frais: 32 M$

GRC, enquêtes criminelles: 2 M$

Total: 74 M$

À noter que ces chiffres, établis à différents moments entre le 10 février et le 10 juin 2005, sont sujets à des révisions à la hausse qui tiendront compte des frais survenus depuis lors. On devra aussi y ajouter les frais des sociétés de la Couronne, telles Postes Canada, Via Rail et la Banque de développement du Canada, lesquels n’avaient pas encore été rendu publics au moment où Le Devoir a fait ses estimations.

La facture totale dépassera sans aucun doute les 80 millions de dollars. Cette somme peut sembler énorme à première vue, mais elle est plutôt raisonnable car elle représente environ 5,5 % des dépenses publiques sous examen (1,432 milliard de dollars) et vise à faire connaître des faits que de puissants intérêts gouvernementaux et privés cherchent à dissimuler par tous les moyens possibles.

Parmi ces dépenses, il est instructif de s’attarder à trois cas spécifiques.

Examinons premièrement les 2 M$ déboursés par la GRC jusqu’au 10 février 2005 pour mener des enquêtes sur divers aspects crapuleux du scandale. Il y a fort à parier que ces dépenses vont croître de façon exponentielle quand les poursuites intentées au criminel contre Paul Coffin (18 accusations de fraude totalisant 1,9 M$), Jean Brault (Groupaction) et Charles Guité (6 accusations de complot et de fraude totalisant 1,96 M$) ainsi que Jacques Paradis (Publicité Martin), (une accusation de fraude de 98,000 $) auront été menées à terme.

On sait déjà qu’en septembre dernier, Paul Coffin, ayant plaidé coupable à des charges réduites, a écopé d’une peine avec sursis de 2 ans moins un jour après s’être engagé à rembourser 1 M$ au trésor public («Paul Coffin évite la prison», Brian Myles, Le Devoir, 20 septembre 2005). Devant le tollé soulevé par la clémence de la peine cependant, le gouvernement s’est vu obligé d’en appeler de cette sentence pour qu’elle inclut au moins une période d’emprisonnement. Affaire à suivre.

Deuxièmement, en mars 2005, Me André Gauthier, chargé par le gouvernement Martin d’étudier les possibilités de recouvrer les fonds indûment reçus par diverses agences impliquées dans les commandites, a intenté devant la Cour supérieure du Québec, des poursuites au civil totalisant 40.7 M$ contre 11 agences de communication et leurs huit dirigeants en se fondant sur la prémisse que la gestion effectuée par les deux fonctionnaires responsables des commandites, soit Charles Guité et Pierre Tremblay, était déficiente, voulue et délibérée, ce qui a eu pour effet de créer une situation où, à l’insu du gouvernement du Canada, ces agences ont facturé et reçu des sommes d’argent injustifiées pour des services jamais rendus ou sans valeur.

Voici le détail de ces réclamations.

  • Groupaction et Jean Brault, solidairement avec Polygone, Expour, Luc Lemay et Charles Guité: 34,7 M$;
  • Lafleur Communication Marketing et Jean Lafleur, solidairement avec Charles Guité: 1,5 M$;
  • Gosselin Communications et Gilles-André Gosselin, solidairement avec Charles Guité: 141 000 $;
  • Gosselin Relations publiques et Jean Brault, solidairement avec Charles Guité, Luc Lemay, Malcom Media et Groupe Polygone:
    640 000 $;
  • Claude Boulay (Everest), Gestion Opération Tibet et Charles Guité, solidairement avec Luc Lemay et Malcom Media: 1,2 M$;
  • Publicité Martin et Jacques Paradis: 98 000 $;
  • Everest Commandites (Media IDA Vision), Gestion Opération Tibet, Claude Boulay et Draft: 888 000 $;
  • («Ottawa poursuit onze firmes de publicité», Rollande Parent, Le Devoir, 13 mars 2005).

À la fin de septembre, ces poursuites ont été majorées de 7,3 M$ et la date ultime pour le début du procès a été fixé a septembre 2008 («Scandale des commandites: hausse de 7,3 millions des poursuites», Rollande Parent, Le Devoir, 1er et 2 octobre 2005).

Là aussi, il y a fort à parier que les procédures seront longues et que les frais déboursés pour recouvrer cet argent seront assez élevés. En bout de piste, on peut douter qu’il y aura recouvrement et que ce recouvrement, s’il a lieu, en vaudra la chandelle. En effet, un jugement rendu le 9 décembre 2003 par la Cour supérieure a condamné Ottawa à payer 323 416 $ à Gosselin Relations publiques puisque le gouvernement n’avait pas de justification pour retenir les argents dus à Gosselin à titre de commission de 12 % pour la gestion d’une centaine de commandites échelonnées de 1999 à 2001 («L’argent des commandites coule toujours», Brian Myles, Le Devoir, 18 février 2004).

Troisièmement, il est important de constater que la commission Gomery a assumé, au plein tarif variant entre 250 $ et 300 $ l’heure (rien de trop beau pour la classe ouvrière en toge!), les frais des avocats des témoins politiques qui ont comparu devant elle puisque ces personnes étaient des employés de l’État au moment des faits sous enquête. La note de ces procureurs se répartit entre les clients suivants.

  • Procureur général, gouvernement du Canada: 1 320 000 $;
  • Alfonso Gagliano, ministre des travaux publics: 467 000 $;
  • Jean Pelletier, chef de cabinet de Chrétien: 382 000 $;
  • Jean Chrétien, premier ministre: 240 000 $;
  • Raynald Quad, sous-ministre des Travaux publics: 179 000 $;
  • Charles Guité, dir. programme des commandites: 147 000 $;
  • Mario Parent, fonctionnaire, Travaux publics: 99 000 $;
  • Jean-Marc Bard, chef de cabinet de Gagliano: 69 000 $;
  • Denis Coderre, ministre des sports: 54 000 $;
  • Kinsella, chef de cabinet de Dingwall: 36 000?
  • René Leblanc, fonctionnaire à la Justice: 35 000?
  • Paul Martin, ministre des Finances: 18 000 $;
  • Jean Carle, chef des opérations de Chrétien: 18 000 $;
  • autres témoins: 37 000 $.

TOTAL: 3 100 000 $

(«Des frais d’avocats de trois millions», Alec Castonguay, Le Devoir, 16 juin 2005)

Ces importantes dépenses du trésor public, lesquelles seront aussi révisées à la hausse quand toutes les factures seront rentrées, nous permettent d’affirmer que les gestionnaires politiques du scandale auront joui, à nos frais, d’une défense pleine et entière de leurs intérêts, comprenant, dans les cas de messieurs Chrétien, Gagliano, Pelletier, Bard et Carle, la contestation de l’intégrité du juge Gomery lui-même.

Les commandites de Martin

Pourquoi Paul Martin a-t-il choisi de témoigner en anglais devant la commission Gomery?

Parce qu’il avait tendance, quand on s’adressait à lui en français, à mettre la main en pavillon derrière son oreille pour demander: «Comment dites-vous?».

Le délateur, le camoufleur et la «famille»

Au début d’octobre, le gouvernement Martin a fait part de son intention de présenter un projet de loi pour faciliter la délation, par les fonctionnaires et les citoyens ordinaires, de gestes illégaux commis par les fonctionnaires où les politiciens, ce afin de mettre plus facilement en échec des pratiques apparentées à celles des commandites.

Il convient à ce sujet de se remémorer un cas de délation particulièrement instructif.

Le 5 mars 1997, Mario Lauzon, coordonnateur pour le Québec du Fonds transitoire de création d’emplois (FTCE), un programme géré par le ministère des Ressources humaines, informe le ministre Pierre Pettigrew que des individus travaillant pour le Parti libéral du Canada ont effectué des démarches auprès d’entreprises ayant demandé des subventions au FTCE pour qu’elles contribuent frauduleusement (i.e. en argent comptant et en dissimulant la dépense sous de fausses factures) à la caisse du PLC à temps pour la campagne électorale de juin 1997, en laissant entendre que l’obtention de la subvention était conditionnelle à la réception de la contribution. Voilà pour la délation.

Le ministre Pettigrew informe aussitôt la Gendarmerie royale du Canada de ces faits troublants. La GRC institue une enquête et découvre bientôt que les collecteurs de fonds du parti ont su d’avance que la police fédérale était sur la piste, de sorte que les indices de la frauduleuse collecte s’étaient, pour la plupart, volatilisés.

Ce fâcheux dénouement a trouvé son explication quelques mois plus tard quand on a appris que le ministre Pettigrew avait bien alerté la GRC, mais par écrit, de sorte que l’avertissement avait pris cinq jours à parvenir à destination! Entre-temps, M. Pettigrew avait cru nécessaire d’avertir Alfonso Gagliano, ministre des Travaux publics et organisateur en chef du parti au Québec, du geste qu’il venait de poser. Celui-ci avait aussitôt pris contact avec les dirigeants du parti, dont M. Marcel Massé, président du Conseil du trésor et «lieutenant» du chef Jean Chrétien pour le Québec, pour qu’ils rappellent aux collecteurs de fonds de respecter la loi, ce qui fut promptement fait. («L’enquête de la GRC dans l’affaire Corbeil», Manon Cornellier, Le Devoir, 23 juin 1998).

Un cas classique où le vice est commodément camouflé derrière la plus insoupçonnable vertu.

Post-scriptum. Bien que les pistes de ce financement crapuleux aient été brouillées par la manœuvre de Pettigrew, la GRC est parvenu à porter des accusations contre Pierre Corbeil, un des collecteurs de fonds du PLC-Q («Un organisateur libéral est accusé d’abus de confiance», Yves Boisvert, La Presse, 15 octobre 1997). On apprit alors (1) que M. Corbeil était demeuré à l’emploi du PLC-Q jusqu’à la fin de la campagne électorale de 1997, même s’il était l’objet d’une enquête criminelle; (2) que c’était Jacques Roy, un adjoint montréalais de Marcel Massé, lieutenant de Jean Chrétien au Québec, qui avait fourni à Pierre Corbeil la liste des sociétés en quête de subventions auprès du FTCE, sous prétexte de vérifier si elles avaient bonne réputation. Finalement, M. Corbeil a plaidé coupable et a été condamné à 34 500 $ d’amende et à 100 heures de travaux communautaires. Son plaidoyer a empêché qu’on en sache plus long concernant les dessous de cette affaire, messieurs Massé et Pettigrew s’étant tous deux déclaré impuissants à expliquer ce qui s’était passé entre leur deux ministères et leur parti politique… («L’adjoint de Massé a fourni la liste des sociétés à Pierre Corbeil», Yves Boisvert, La Presse, 30 avril 1998, «L’affaire Corbeil rebondit sur Marcel Massé», Gilles Toupin, La Presse, 30 avril 1998; «Pettigrew ne peut expliquer l’affaire Corbeil», Presse canadienne-La Presse, 6 mai 1998). Selon la journaliste Huguette Young, le ministre et «lieutenant» Massé était «rouge de colère» quand cette question a été soulevée aux Communes («Affaire de trafic d’influence liée à un organisateur du PLC». Le Droit, 10 octobre 1997). Peut-être aurait-elle dû déceler aussi un soupçon de honte dans cette couleur bien libérale?

Post-scriptum du post-scriptum. Une enquête du Directeur général des élections du Québec a établi qu’en septembre et octobre 1997, soit pendant qu’il était sous accusation de trafic d’influence, Pierre Corbeil s’est fait donner une contrat illégal de 55 272 $ pour imprimer des pancartes pour le parti Vision municipale Repentigny («Repentigny: accusations de fraudes électorales», Isabelle Hachey, La Presse, 4 décembre 1998).Ce contrat lui avait été octroyé par Serge Gosselin, qualifié de «haut stratège du Parti libéral du Canada» par la journaliste Hachey («Bisbille au sein de Vision municipale Repentigny, Un stratège et un organisateur du Parti libéral du Canada dans le décor», La Presse, 9 décembre 1998). Comme la pègre, le Parti libéral du Canada ne laisse jamais tomber ses loyaux soldats. M. Corbeil a été tranquillement payé comme organisateur électoral par le PLC-Q pendant qu’il faisait l’objet d’une enquête criminelle pour sollicitation illégale de fonds, puis il a tranquillement été réembauché comme imprimeur illégal par des gens du même parti (discrètement camouflé derrière un parti municipal bidon) alors qu’on l’avait formellement accusé de trafic d’influence.

Post-scriptum au post-scriptum du post-scriptum. Le haut stratège libéral Serge Gosselin, organisateur du parti bidon Vision municipale Repentigny (3 % des voix aux élections du 2 novembre 1997), possède une longue feuille de route libérale qui mène directement aux commandites. Voyez plutôt:

  • de mars 1996 à février 1997 et de mars 1998 à septembre 1999, conseiller du ministre des Affaires intergouvernementales, Stéphane Dion;
  • de 1998 à 2001, a rédigé, dans le bureau de l’ami de Jean Chrétien, Jacques Corriveau (Pluri-Design) et sous sa direction, de nombreux documents (cahiers de résolutions, guides, etc);
  • à la demande de son ami Benoît Corbeil, directeur-général du PLC-Q et de Jacques Corriveau, a reçu de Jean Brault, (Groupaction) 7 000 $ par mois, durant 12 mois en 1999-2000, «sans qu’il ne rende aucun service à l’entreprise», selon Brault;
  • pendant qu’il était à la «solde» de Groupaction, a rédigé une biographie de Alfonso Gagliano: ce livre fut lancé lors d’une fête présidée par Jean Lapierre (futur lieutenent québécois de Paul Martin) en présence de Giuseppe Morselli, intimidant adjoint de Gagliano;
  • de janvier 1996 à janvier 2001, a effectué des mandats de plus de 90 000 $ pour le PLC-Q, dont le tiers alors qu’il était conseiller de Stéphane Dion.

(«Les commandites ont aussi financé les congrès libéraux», Laurent Soumis, Le Journal de Montréal, 6 mai 2005)

On le constate aisément, tout au long de cette charmante histoire, on rencontre un large échantillon des «commanditaires» libéraux canadiens. On reste toujours en «famille», pour ainsi dire.

Le cadet libéral

Au moment où l’affaire Corbeil a éclaté à la Chambre des communes en octobre 1997, c’est le chef conservateur Jean Charest qui menait la charge de ses députés contre Pettigrew, Massé et cie.

Au moment où la commission Gomery dévoilait la nauséabonde réalité sous-jacente aux commandites, c’est le chef libéral Jean Charest qui défendait ses troupes mises en cause, à l’Assemblée nationale du Québec, par les éclaboussures du grand frère libéral canadien.

Cet ironique revirement de situation trouve son explication dans les confidences que l’ex-directeur général du Parti libéral du Canada (section Québec), Benoît Corbeil, a faites à La Presse en prévision de sa comparution devant Gomery. Selon lui, le «réseau libéral» a tout fait pour unifier les forces fédéralistes au Québec sous l’aile libérale. Pour cela, il fallait éliminer le Part conservateur au Québec. Ce réseau a donc convaincu l’ancien premier ministre Daniel Johnson d’abandonner la direction du Parti libéral du Québec pour laisser le champ libre à Jean Charest, lequel a bientôt quitté son poste de chef du Parti conservateur et convaincu certains de ses députés conservateurs de passer avec lui au Parti libéral du Québec. «De cette façon, a dit Corbeil, les conservateurs ne pouvaient plus diviser le vote fédéraliste aux élections. La stratégie a fonctionné. On a obtenu des résultats formidables aux élections (fédérales) de 2000, avec 44 % des voix, contre 41 % au Bloc, et un seul élu conservateur.» («Parizeau avait raison, affirme Benoît Corbeil», André Noël et Vincent Marissal, La Presse, 21 avril 2005)

Ce témoignage, issu de l’intérieur même de la machine, indique l’ampleur de l’emprise du «réseau Libéral» sur les destinées du Parti libéral du Québec et, partant, l’état de subordination de ce parti par rapport au Parti libéral Canadien.

Dans ce contexte, M. Charest a eu beau tenter de mettre son parti cadet à l’abri des scandaleuses combines de son grand frère, de nombreux relents de cette pourriture n’ont pas manqué de l’atteindre. En voici des exemples.

Everest et Jean Charest ont fonctionné main dans la main depuis leurs premiers pas en politique à Sherbrooke. D’après la journaliste Kathleen Lévesque, «Un des co-fondateurs de l’agence, Jean-Pierre Bélisle, est un ami d’enfance de M. Charest. C’est par l’entremise de ce dernier que Claude Lacroix, vice-président au développement chez Everest est devenu, avec sa conjointe Suzanne Poulin, un des piliers de l’équipe Charest. Entre 1984 et 1998, Suzanne Poulin a été la collaboratrice de Jean Charest, alors au Parti progressiste-conservateur. Le couple Lacroix-Poulin a été très actif lors du difficile passage de Jean Charest à la tête du Parti libéral du Québec. Mais après la défaite électorale de 1998, Everest est disparu du paysage du PLQ et certaines amitiés se sont effritées.» («Des liens qui traversent l’Outaouais», Le Devoir, 22 février 2005). D’autres amitiés se sont toutefois bien maintenues. Ainsi, lors de son passage devant Gomery le président d’Everest, Claude Boulay, a avoué avoir offert son expertise au Parti libéral du Québec, de 1995 à 2002, pour un montant de 190 124 $ («Les commandites, le rêve de tout aspirant millionnaire», Bryan Miles, Le Devoir, 20 avril 2005).

Le cas Michel Guitard.

(Prise 1) Alors qu’il était vice-président aux relations publiques du Groupe Everest, M. Guitard a travaillé au sein de l’état-major du maire Jacques Olivier lors de la campagne électorale municipale de l’automne 2001 à Longueuil. Le maire Olivier est un ancien ministre libéral fédéral. Au printemps 2002, Everest a décroché un important contrat de relations publiques de la municipalité au montant de 1,3 million. «D’aucuns y ont vu un retour d’ascenseur entre amis», selon la journaliste du Devoir, à laquelle M. Guitard a lancé sur un ton enflammé: «Ce que je fais le soir et la fin de semaine, ça me regarde, et ce n’est pas lié au contrat obtenu».

(Prise 2) M. Guitard a fait du «bénévolat» à titre de conseiller pour le PLQ lors de la campagne électorale de 1998. Cette bonne action a eu des conséquences fort heureuses pour lui par la suite puisque le Conseil exécutif lui a octroyé de lucratifs contrats pour conseiller Jean Charest, à titre de directeur des communications. En vertu d’un statut tout à fait singulier, puisqu’il ne faisait pas officiellement partie du personnel politique du premier ministre, M. Guitard s’est vu accorder, par l’entremise de MGTD-Communications et stratégies, une entreprise dont il était le seul actionnaire, un premier contrat du Conseil du trésor d’une valeur de 23 000 $ en 2003-04 afin de formuler le concept de réingénérie. Ensuite, le Conseil exécutif lui a donné, la même année, un second contrat de 32 500 $, puis, de février 2004 à février 2005, un troisième contrat pour des honoraires de 150 000 $, plus 40 000 $ en frais de voyage, pour effectuer 1 000 heures de travail, soit 20 heures par semaine, ce dernier contrat étant finalement renouvelé pour 2005-2006 au même tarif annuel de 190 000 $, tout inclus. Grand total sur trois ans: 355 000 $, plus 80 000 de frais de déplacement. À noter que cette forme de partenariat public-privé (PPP) qui consiste à remplacer un salarié à l’emploi du cabinet par une entreprise privée a coûté plus cher au gouvernement puisque M. Guitard a pris le relais d’une personne qui gagnait environ 100 000 $ par année. À noter aussi que son singulier statut permettait à M. Guitard de s’abriter derrière le paravent de son entreprise pour avoir droit à certaines déductions fiscales qui réduisaient d’autant ses impôts. Bref, dans cette PPP, tout le bénéfice allait au privé au détriment du public.

(Prise 3) Devant le tollé que cette situation onéreuse et loufoque soulevait à l’Assemblée nationale, M. Charest a finalement dû modifier le statut de M. Guitard en le rémunérant comme salarié à titre de directeur des communications de son cabinet. («Le statut particulier d’un ancien d’Everest devenu conseiller de Charest», Robert Dutrisac, Le Devoir, 14 avril 2005; «Jean Charest régularise le statut de son directeur des communications», Jocelyne Richer, Le Devoir, 26 mai 2005)

Le cas Louis Pichette. Il fut, à compter de la victoire libérale d’avril 2003, adjoint aux opérations dans le cabinet du premier ministre Jean Charest. Il a été établi devant Gomery que M. Pichette avait reçu, en tant qu’organisateur du Parti libéral du Canada aux élections de novembre 2000, 8 000 $ comptant en provenance de Groupaction. Il a remis sa démission à M. Charest le 21 mai 2005. À cette occasion, M. Charest a déclaré à l’Assemblée nationale qu’il n’avait lui-même aucune information sur les liens possibles entre Groupaction et le PLQ («L’enquête Gomery fait monter la pression», Alec Castonguay et Robert Dutrisac, Le Devoir, 23 mai 2005).

Le cas Claude Lemieux. Il est directeur de la députation au cabinet de Jean Charest. Il fut attaché politique du ministre fédéral Alfonso Gagliano de 1997 à 2002. Lors de la campagne électorale fédérale de novembre 2000, il occupait les fonctions de directeur des communications au Parti libéral du Canada (section Québec). Dans son témoignage devant Gomery, Benoît Corbeil, alors directeur général du PLC-Q, a affirmé lui avoir remis 6 000 $ en liquide pour son travail durant la compagne. M. Lemieux a nié cette affirmation. («59 000 $ en argent comptant remis en mains propres à des militants libéraux», Karim Benessaieh, La Presse, 10 mai 2005; «Qui sont-ils? Qu’ont-ils reçu?», Brian Myles, Le Devoir, 10 mai 2005)

Le cas Bruno Lortie. Il est le directeur de cabinet de la ministre québécoise du Tourisme, Nathalie Normandeau. Aux élections de novembre 2000, il était directeur général adjoint du PLC-Q et organisateur des libéraux fédéraux pour la région de Québec. M. Corbeil a aussi affirmé devant Gomery lui avoir remis 15 000 $ comptant pour payer ses travailleurs d’élection. (mêmes sources).

Le cas Luc Bastien. Il était, jusqu’au 10 mai 2005, directeur de cabinet du ministre québécois de la Justice, Yvon Marcoux. Juste avant la campagne électorale québécoise de 1998, M. Bastien, libéral de longue date et travailleur «bénévole» aux campagne électorales du Parti libéral du Québec, a reçu, via sa firme Contrefort, un mandat de 10 000 $ de la part de la firme Commando Communications de Bernard Thiboutot, pour élaborer une stratégie de mise en valeur des plaines d’Abraham. Or, M. Thiboutot a avoué devant Gomery (1) qu’il était le représentant de Gosselin Communication à Québec, (2) que le rôle principal de sa compagnie Commando était de servir de paravent pour payer – à même les fonds versés par Jean Brault, de Groupaction – le personnel électoral pour la campagne des libéraux fédéraux en 2000 et (3) que le mandat de 10 000 $ accordé à Luc Bastien n’avait rien à voir avec les plaines d’Abraham, mais bien plutôt avec la réalisation d’une recherche sur les enjeux régionaux au Québec, laquelle pourrait éventuellement servir à la campagne électorale de Jean Charest en 1998 («Commandites: De l’argent détourné pour la campagne de Charest en 1998», Denis Lessard, La Presse, 10 mai 2005). Suite à ces révélations, M. Bastien a remis sa démission à M. Marcoux. Aux demandes répétées de l’opposition péquiste qui voulait savoir pourquoi Messsieurs Claude Lemieux et Bruno Lortie ne démissionnaient pas comme l’avaient fait Louis Pichette et Luc Bastien, le ministre responsable de la Réforme des institutions démocratiques, Benoît Pelletier, a répondu: «Quand on parle de Claude Lemieux, quand on parle de Bruno Lortie, on parle d’abord et avant tout de gens qui font un travail exceptionnel et qui, s’ils ont été rétribués, ce dont ils rendront compte éventuellement, ç’a été contre services dûment rendus [sic]» («Une autre démission au gouvernement Charest», Robert Dutrisac, Le Devoir, 11 mai 2005).

Les cas de Manon Lecours et de France Dionne. La première est conseillère politique auprès de la ministre des Affaires municipales, Nathalie Normandeau, et a été canditate libérale aux élections fédérales de 1997. La seconde a été nommée déléguée générale du Québec à Boston par le gouvernement Charest et a aussi été candidate libérale aux mêmes élections fédérales. Or, dans son témoignage devant Gomery, Michel Béliveau, ex-directeur général du PLC-Q, a affirmé avoir remis 120 000 $ comptant (en provenance de Jacques Corriveau, publiciste de Pluri-Design) à Marc-Yvan Côté, ancien ministre libéral sous Bourassa devenu organisateur électoral pour le PLC-Q, à l’occasion de la campagne électorale fédérale de 1997. M. Côté a admis (1) avoir reçu cet argent, (2) ne pas l’avoir comptabilisé dans ses dépenses électorales et (3) l’avoir distribué, en tranches de 5 000 à 10 000 $ dans 18 circonscriptions de l’Est du Québec («Des enveloppes bourrées d’argent. Marc-Yvan Côté reconnaît son « erreur »», Brian Myles, Le Devoir, 11 mai 2005). Le 10 mai 2005, l’opposition péquiste a tenté de savoir si une partie de cet argent sale avait servi à financer les campagnes électorales de mesdames Lecours et Dionne. Pour toute réponse, l’opposition s’est fait accuser d’ «aller à la pêche» et de «faire de la culpabilité par association» («Chèque ou argent liquide, du pareil au même, dit Benoît Pelletier», Robert Dutrisac, Le Devoir, 12 mai 2005).

Le «fonds numéro 2» de Julie Boulet. Mme Boulet est ministre déléguée aux Transports dans le gouvernement de M. Charest. Aux élections fédérales de novembre 2000, elle a été candidate du PLC dans le comté de Champlain. Dans son rapport au Directeur général des élections, elle a déclaré qu’environ la moitié des contributions financières à sa campagne étaient regroupées dans un fonds de 33 734 $, identifié simplement comme «fonds numéro 2». L’opposition péquiste a voulu savoir si cette mystérieuse contribution aurait pu provenir de l’argent des commandites. Mme Boulet a répondu n’avoir «jamais reçu de montants d’argent illégaux» («L’opposition péquiste talonne Julie Boulet», Jocelyne Richer, Le Devoir, 13 mai 2005, «Charest prend la défense de Julie Boulet», Martin Ouellet, Le Devoir, 14-15 mai 2005).

La contribution camouflée de Groupaction au PLQ. Au début d’avril 2005, le patron de Groupaction, Jean Brault, a déclaré sous serment devant le juge Gomery, qu’il avait payé, le l6 novembre 1998, soit durant la première campagne électorale provinciale de M. Charest, une facture de 50 000 $ au Groupe Everest, officiellement pour «honoraires de développement et pour la collaboration à des projets spéciaux». M. Brault a soutenu qu’en payant cette fausse note pour des services jamais rendus, il savait qu’il faisait, suite à une requête spéciale du responsable du programme des commandites, Chuck Guité, «une contribution politique destinée au Parti libéral du Québec, qui devait être transmise par le Groupe Everest, qui avait une proximité avec le Parti libéral du Québec». Rappelons ici, tel qu’on l’a vu plus haut, que c’est au sujet de cette contribution détournée que Claude Boulay de Everest avait tenté d’amener M. Brault à se parjurer devant Gomery. Devant cette troublante révélation, M. Charest a affirmé: «Des allégations non fondées sont pour moi des rumeurs», ce même si la facture de Everest et le chèque de Groupaction avaient été mis en preuve devant le juge («Les libéraux de Jean Charest éclaboussés par Jean Brault», Denis Lessard, La Presse, 8 avril 2005). Le député péquiste Stéphane Bédard a d’ailleurs révélé à l’Assemblée nationale que Everest avait récolté 730 000 $ en contrats du Parti libéral de Jean Charest durant la campagne électorale de 1998 («La loi a clairement été transgressée estime Pierre-F. Côté», Denis Lessard, La Presse, 22 avril 2005).

Le financement par Giuseppe (Joe) Morselli et Alain Renaud. Giuseppe (Joe) Morselli est ce proche collaborateur d’Alfonso Gagliano que Benoît Corbeil, ex-directeur général du PLC-Q, avait présenté à son successeur Daniel Dezainde comme le vrai boss du Parti libéral du Canada. Celui-ci redoutait cependant ses excès colériques au point de demander la protection de la GRC («Joe Morselli, le vrai patron des libéraux fédéraux. L’ami de Gagliano n’hésitait pas à recourir aux menaces pour imposer son autorité», Brian Myles, Le Devoir, 12 mai 2005). Morselli exigeait de Jean Brault de l’argent, parfois en liquide, pour le PLC et demandait que des employés politiques soient payés par Groupaction. Ce joyeux personnage a aussi joué un rôle important dans le financement du PLQ durant la campagne électorale de 1998. Selon La Presse, on retrouve son nom dans l’agenda interne de la campagne de M. Charest à l’époque; il avait notamment été responsable d’un lunch-bénéfice qui a procuré 60 000 $ au PLQ le 26 octobre 1998 et faisait officiellement partie, avec Alain Renaud, du comité de financement du parti de M. Charest («Les libéraux de Jean Charest éclaboussés par Jean Brault», cité plus haut). Alain Renaud a été président de ce comité de financement de 1996 à 1999. Il a aussi été, à peu près au même moment, employé par Groupaction en tant qu’ «ouvreur de porte» auprès du gouvernement de M. Chrétien et collecteur de fonds pour diverses activités du PLC-Q. À ce titre, il a reçu de Groupaction, entre 1996 et 2000, des honoraires de 1.1 million $ et s’est fait rembourser des dépenses à la hauteur de 240 000 $ («1,1 million à un lobbyiste libéral pour du « démarchage »», Karim Benessaieh, La Presse, 8 avril 2005).

L’enquête sur Robert Charest. Ce frère de Jean Charest a été embauché en 1996 par la Société immobilière du Canada (SIC), un organisme qui gère les terrains du fédéral et relève du ministre des Travaux publics, c’est-à-dire de Alfonso Gagliano au moment où se déroule notre édifiante histoire. Le contrat de la firme Gestpro, appartenant à M. Charest, devait se terminer en avril-mai 1998. Dans une lettre manuscrite envoyée le 22 octobre 1998 à son supérieur hiérarchique, Michel Couillard, vice-président de la SIC, se plaint des pressions inacceptables exercées sur lui par le ministre Gagliano et son chef de cabinet, Jean-Marc Bard, organisateur de longue date des libéraux provinciaux, ami de Jean Pelletier (chef de cabinet de Jean Chrétien) et de Claude Boulay (Everest), pour que le contrat de Robert Charest soit prolongé, «étant donné que son frère passait désormais sur la scène provinciale et que les libéraux fédéraux voulaient l’aider». De fait, le contrat a été prolongé jusqu’en septembre 1998. Une enquête interne menée après coup par la SIC «a démontré que M. Charest n’a vendu que deux terrains et qu’il a touché 6 000 $ en commissions, 159 000 $ en honoraires et 22 236 $ pour ses dépenses. Selon les vérificateurs, M. Charest a été rémunéré pour des services non rendus et a obtenu des remboursements pour des dépenses non reliées aux affaires de la SIC» («La GRC enquête sur Robert Charest», Le Devoir, 20 février 2002). En juin 2003 cependant, soit deux mois après la victoire de Jean Charest au Québec, la GRC a fermé le dossier Robert Charest, sans fournir aucune espèce d’explications. Honni soit qui mal y pense!

L’affaire Frigon. Cette affaire, à la fois hautement rocambolesque et profondément significative, nécessiterait un chapitre à elle toute seule. Tentons de la résumer en quelques tableaux.

Tableau 1. Le Devoir des 23 et 24 mars 2002 révèle en première page (1) que le Parti libéral du Québec s’est associé à Groupaction pour mandater une firme de détectives privés afin d’enquêter sur Gaétan Frigon, démissionnaire récent de son poste de président-directeur général de la Société des alcools du Québec; (2) qu’une première réunion a eu lieu en octobre 2001 entre Pierre Bibeau, organisateur en chef du PLQ, Jean Brault, président de Groupaction et un détective privé: (3) que M. Bibeau reconnaît avoir accepté l’invitation de M. Brault parce que celui-ci souhaitait «établir le pont avec le parti»; (4) que cette rencontre a porté sur la SAQ et son président de l’époque; (5) qu’une seconde rencontre s’est tenue le 14 décembre 2001 dans les bureaux de la firme de détectives privés où M. Bibeau était accompagné, cette fois, par le chef de cabinet de Jean Charest (alors chef de l’opposition à l’Assemblée nationale), Ronald Poupart; (6) que les deux piliers du PLQ sont repartis avec un rapport préliminaire de 20 pages; (7) que M. Poupart a reconnu avoir lu ce rapport qu’il ne considérait «pas très bon» et qu’en conséquence, «on ne s’en était pas servi en Chambre»; (8) que ce rapport, fondé en partie sur des filatures de la voiture de M. Frigon, était truffé de sous-entendus et soulevait des doutes sur sa probité; (9) que ces derniers temps, le député libéral Jacques Chagnon avait posé des questions en Chambre concernant un terrain devant servir au futur siège social de la SAQ («Le PLQ et Groupaction traquent Frigon», Kathleen Lévesque, Le Devoir, 23-24 mars 2002).

Tableau 2. Le lendemain, M. Charest a déclaré:

Le Parti libéral du Québec n’a jamais commandé, mandaté ou payé à qui que ce soit [sic] pour aucun rapport sur M. Frigon. On n’a jamais rien eu à voir avec ça. Ce rapport est allé nulle part parce que les gens à qui il a été remis ne trouvaient pas ça véridique… [c’est] une tempête dans un verre d’eau… C’est des histoires rocambolesques. Il y a quelqu’un qui disait avoir des informations et qui a transmis ça à quelqu’un de chez nous, qui ne les a pas trouvées crédibles.» («Charest nie avoir mandaté un détective», Mario Cloutier, Le Devoir, 25 mars 2002).

Tableau 3. La journaliste Lévesque révèle (1) que le chef de cabinet de Jean Charest, Ronald Poupart, a lui-même donné des instructions au détective privé pour qu’il enquête sur Gaétan Frigon, (2) que le PLQ s’est servi au moins une fois du rapport préliminaire pour aiguiller les recherches journalistiques, (3) que l’avocat de M. Frigon étudie la possibilité d’intenter des poursuites et déclare: «Dans les mœurs politiques du Québec, ça m’apparaît comme une première. Ça donne un choc!» («Poupart a donné des instructions au détective», Le Devoir, 26 mars 2002).

Tableau 4. On a ensuite appris (1) que Frigon intentait une poursuite pour un million de dollars en dommages moraux et exemplaires contre les responsables de l’enquête, (2) que son avocat, Pierre Fournier, a répondu, un peu embêté, aux journalistes qui voulaient savoir pourquoi le Parti libéral n’était pas visé par ces démarches légales même si M. Charest avait reconnu que son parti détenait le rapport du détective: «Belle question!… J’ai pris pour acquis que c’était Groupaction qui avait le rapport. J’ai pris pour acquis que nous n’avions pas la preuve que le Parti libéral détenait le rapport», (3) que le critique libéral en matière de justice, Jacques Dupuis, avait demandé au gouvernement péquiste d’ordonner une enquête indépendante sur les agissements de son propre parti dans cette embauche de détective privé («Frigon exigera un million», Robert Dutrisac et Kathleen Lévesque, Le Devoir, 27 mars 2002). Aussi surprenant que cela puisse paraître, cette affriolante histoire s’est terminée en queue de poisson: pour des raisons qui échappent à toute logique apparente, le gouvernement péquiste n’a pas institué l’enquête réclamée par les libéraux et on n’a plus jamais entendu parler de la poursuite de Frigon. Toutefois, savoir que l’avocat chargé de cette poursuite, Me Pierre Fournier, a éventuellement défendu aussi les intérêts de Alfonso Gagliano devant la commission Gomery, aide peut-être à comprendre à la fois pourquoi la poursuite de Frigon ne mettait pas en cause le Parti libéral du Québec et pourquoi cette poursuite n’a jamais été mené à terme. Il n’en reste pas moins que cette affaire Frigon aura servi à illustrer un aspect fondamental du scandale des commandites, à savoir que l’argent sale produit par les commandites aura servi non seulement à engraisser les publicitaires libéraux, les travailleurs d’élection libéraux et les deux partis libéraux, mais aussi à éponger les frais des services clandestins, du genre espionnage par des détectives, que l’on se rend entre membres de la très fédéraliste «famille» libérale. Ces petits services maffieux, comme chacun le sait, ont tendance à s’avérer plutôt onéreux!

On veut bien croire, comme l’a affirmé le ministre Benoît Pelletier à l’Assemblée nationale en avril dernier, que les commandites, c’est «une opération fédérale [menée par des] acteurs fédéraux», mais il nous semble qu’en cette matière comme dans tant d’autres, les compétences fédérales empiètent cavalièrement sur les compétences provinciales.

On veut bien croire que M. Charest n’est personnellement informé d’aucun lien entre Groupaction et le Parti libéral du Québec, mais cela mettrait définitivement à mal notre entendement de ce qu’on appelle habituellement la vérité.

On veut bien croire, avec M. Charest, que ce qu’il ne faut pas oublier dans cette affaire des commandites, outre les «tentatives de salissage» auxquelles s’adonnent les péquistes à l’Assemblée nationale, c’est que «99.99 % des gens qui font de la politique le font de façon honnête». Si nous donnions foi à cette joviale croyance de M. Charest, nous serions fortement tentés de croire aussi, compte tenu de ce que nous venons d’établir sur les pratiques commanditées du parti libéral cadet, que 99,99 % du 00,01 % des politiciens malhonnêtes sont des libéraux…

À la prochaine!

La rédaction de cet aide-mémoire se poursuivra après que Gomery nous fera rapport de ce qui s’est passé dans le scandale des commandites.

Nous y aborderons alors divers sujets, dont les suivants:

  • comment les commandites ont corrompu, outre le Parti libéral du Canada, le système électoral au Canada et au Québec, le système judiciaire (nomination des juges et attribution de contrats aux bureaux d’avocats), Radio-Canada (affaire Scully et autres), plusieurs sociétés d’État (Postes Canada, Via Rail, la Banque de développement du Canada, les Internationaux des sports de Montréal, la Société du Vieux-Port de Montréal, la Société immobilière du Canada), la Gendarmerie royale du Canada, etc;
  • comment de nombreux appareils publics (Bureau d’information du Canada, Patrimoine Canada, Bureau du Conseil privé) et «privés» (Conseil pour l’unité canadienne, Fondation Bronfman) ont été conjointement impliqués dans la conception et la gestion d’une immense machine secrète de propagande anti-souverainiste, active dès 1993;
  • comment le gouvernement canadien a opéré un fonds clandestin, doté d’au moins 800 millions entre 1994 et 2003, géré à partir du bureau du premier ministre Chrétien et hors la connaissance des représentants du peuple, pour promouvoir l’unité canadienne;
  • comment le scandale des commandites s’inscrit dans un ensemble de gigantesques pratiques scandaleuses commises sous l’administration Chrétien-Martin et qu’on évite de rappeler à notre mémoire: le registre des armes à feu (coûts vertigineux d’environ 2 milliards encore inexpliqués), le programme du Développement des ressources humaines (financement de projets très contestables dans des comtés libéraux qui ne se qualifiaient pas), le paiement de centaines de millions à des morts, à des détenus et à des personnes vivant à l’étranger de remboursement pour de supposés coûts de chauffage, le contournement des règles d’embauche au ministère de la Défense qui a coûté plusieurs de centaines de millions par année depuis 1995, des irrégularités dans des subventions de 490 millions à Industrie Canada, etc;
  • comment messieurs Chrétien et Martin ont tous deux été impliqués dans diverses pratiques scandaleuses (Auberge Grand’Mère, Earnscliffe, etc);
  • comment, même si les chiens de garde ont aboyé, même si les détecteurs de fumée ont émis leurs stridents avertissements, même si les sonnettes d’alarme ont retenti dans les couloirs du gouvernement, les commandites ont pu se développer impunément jusqu’à ce que leurs nauséabondes activités soient étalées dans les médias;
  • comment la corruption était déjà bien ancrée dans les gouvernement Trudeau et Mulroney;
  • comment la répression anti-souverainiste illégale et subversive avait déjà été pratiquée par Trudeau dans les années 1960 et 1970;
  • comment, finalement, le scandale des commandites s’explique par la conjugaison de divers facteurs, dont les suivants sont fondamentaux: (1) l’adhésion du gouvernement du Canada à une idéologie d’unité nationale qui sert à justifier absolument tous les comportements, même les plus répréhensibles, (2) une tendance historique du gouvernement canadien à agir de façon autoritaire et anti-démocratique sans égard aux représentants du peuple, tant fédéraux que provinciaux et (3) l’accès du gouvernement canadien à des quantités phénoménales de fric qu’il peut dépenser à profusion et à tout propos, comme bon lui semble.

Post-scriptum: pour bien se documenter sur ce qui était connu des commandites avant même que Gomery ne commence son enquête, il faut lire Le dossier noir des commandites de Jacques Keable, paru chez Lanctôt Éditeur en 2004.

Lire la deuxième partie de Gomery l’aide-mémoire

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