Guillaume Leblanc
La philosophie comme contre-culture. Paris, Presses universitaires de France, 2014, 194 pages
Les années 1960 et 1970 furent le théâtre d’une révolution culturelle panoccidentale à la fois criarde et furtive. Criarde dans sa manifestation soudaine, a priori furtive dans ses effets, mais dont la postérité fut non moins effective. Cette postérité – peut-être a-t-on tendance à l’oublier – inclut un volet de production philosophique pour le moins prolifique et diversifié, lequel influencera très largement le monde des sciences sociales de nos jours. De prime abord, il semble que ce soit l’intention initiale de Guillaume Leblanc, professeur de philosophie à l’Université Bordeaux-Montaigne et auteur du présent ouvrage, que de constituer un ouvrage synthèse de cet édifice philosophique construit en interaction avec ceux qui poussaient plus loin l’expérience contestataire dans son versant pratique. Force est de constater, cependant, que cette volonté de synthèse se mutera très tôt en un long dithyrambe en faveur de la contre-culture et ses suites, et ce, bien en marge des attentes du lecteur averti qui aurait souhaité davantage une synthèse critique équilibrée.
Car au-delà de la simple volonté de constituer un ouvrage synthèse explicite sur le mouvement philosophique associé à la contre-culture, c’est bien davantage l’éthos critique dont ce mouvement fut le porteur que l’auteur cherche ici à circonscrire. Celui-ci se définit d’abord par sa convergence avec l’éthos de la transgression situé dans le paradigme contemporain de l’art, ce dernier « déchirant le continuum des arts, incendiant les frontières, portant à l’extrême la liberté de l’artiste » (p. 1). Nous libérer de la culture aliénée : telle serait, en ces lieux, l’utopie de la contre-culture. Sur le plancher des vaches, cela correspondrait davantage selon Michel Foucault, à « l’art de n’être pas tellement gouverné » (p. 3).
D’ailleurs, même si Leblanc entretien une relation étroite avec Foucault tout au long de son ouvrage, il n’en demeure pas moins que ce dernier est souvent présenté implicitement comme auteur d’une pensée limite de la contre-culture, dans la mesure où ce dernier paraît moins enclin personnellement à verser dans l’utopie que les plus radicaux des philosophes contre-culturalistes.
Pour Leblanc, d’abord, la contre-culture dans la philosophie joue un rôle de décloisonnement de cette dernière, qui suppose son déploiement hors de l’institution académique. Cela suppose en même temps de faire une histoire culturelle de la philosophie là où pour l’auteur « contextualiser la philosophie, c’est chercher à la déniaiser en la rapportant à toutes ses conditions de production, en l’envisageant comme une forme culturelle parmi d’autres » (p. 10). En cela, il faudrait suivre une vison merleau-pontienne de la philosophie qui articule cette dernière à son dehors. Ainsi, « la philosophie a rapport à un dehors, mais elle ne se dissout pas en lui. Elle n’est jamais totalement dedans, jamais totalement dehors non plus » (p. 12). Fait alors sens, toujours selon Leblanc, une philosophie comprise « comme dispositif culturel qui a pour vocation à analyser les formes de vie du « nous » » en se constituant comme « un entretien sur la pluralité des formes de vie » (p. 13). C’est là selon Leblanc l’unique manière de ne pas pratiquer une philosophie productrice de délimitations et d’exclusions malheureuses.
Plus largement, la possibilité qu’a la contre-culture d’accéder au domaine de la vie, à la transformation de soi, résiderait dans l’attitude critique engendrant des manières de vivre alternatives qui par leur seule existence désarmerait « l’hypothèse directrice d’une époque et d’une culture majoritaire » (p.24). Quatre conditions préalables sont ici nécessaires : « le diagnostic critique de son propre présent en fonction de la configuration dominante qui le définit, la théorie de l’acte critique rendant possible ce diagnostic critique, l’invention de manières de vivre en rapport avec cette théorie critique, le rejet des transcendantaux extérieurs aux formes culturelles elles-mêmes, rechercher du côté de la formulation de purs sujets, individuels ou collectifs » (p. 24).
Sous le signe d’une téléologie progressiste largement liée, semble-t-il, à l’école de Francfort, genre, classes et races constituent de nouveaux champs de bataille faisant advenir à la fois une nouvelle façon de faire de la philosophie et une nouvelle humanité. Cela ne saurait aller sans une vision d’un nouvel éthos démocratique qui, dans le sillage de mai 1968, devient un plaidoyer pour l’auto-institution de la société. Selon Gilles Deleuze et Félix Guattari, pour en arriver à ce nouvel éthos démocratique, il faut que se déploie un marginalisme pratique qui s’exercera à « vampiriser le pouvoir » soit « à titre de multitude (meute animale) ou de pure singularité (le sorcier) » (p. 122).
Ainsi, environ à la moitié de l’ouvrage la boucle est bouclée : téléologie progressiste, disions-nous, devant faire advenir une humanité nouvelle, sur fond de déconstruction des normes et d’autocréation de soi selon diverses modalités. Si, reconnaissons-le, il est facile de se perdre dans les méandres de tout ce qui s’est affirmé philosophie contre-culturelle, on peut concéder à l’auteur de l’ouvrage ici recensé que son ouvrage est très certainement le plus concis et le plus ordonné en la matière. Dommage que l’auteur lui-même s’approprie la personnalité littéraire des contre-culturalistes les plus utopiques : on trouve ici bon nombre de formules absconses, obscures, inintelligibles. On ne peut s’empêcher de penser que celles-ci rendent bien improbables le décloisonnement académique, la démocratisation de la philosophie hormis peut-être chez les groupes les plus sectaires.
Ce qui n’est pas sans nous rappeler que la doctrine contre-culturelle en elle-même, de façon générale, s’apparente bien davantage à de la sorcellerie qu’à quoi que ce soit d’autre. Et le rôle de la sorcellerie, c’est de nous envoûter, de nous mystifier, de faire passer mythes et légendes pour factualité et superstition pour objectivité.
Mathieu Pelletier
Candidat à la maîtrise en sociologie (UQAM)