Hugo Fontaine. La grenade verte

Hugo Fontaine
La grenade verte. Valcartier 1974 : les oubliés de la compagnie D, Montréal, Éditions La Presse, 2011, 199 pages

Le 30 juillet 1974, par un jour pluvieux, 136 adolescents, âgés de 14 à 19 ans, participant tous au camp d’été des cadets de l’armée à la base de Valcartier, près de Québec, s’engouffrèrent dans un des baraquements de la base. On devait leur dispenser un cours théorique sur la sécurité des explosifs.

Un capitaine leur expliquait les précautions à prendre en maniant une grenade. Normalement, toutes les grenades utilisées pour ce genre de cours étaient des pièces de démonstration. Bref, inertes. Mais ce jour-là, suite à un concours de circonstances dû à l’incompétence et surtout à la négligence de certains, une vraie grenade s’était glissée parmi les objets de démonstration. Ignorant qu’il s’agissait d’une vraie grenade, un cadet la dégoupilla. Ce faisant, la grenade explosa, tuant six cadets et en blessant une soixantaine d’autres. En un mot, tous ces jeunes en un après-midi, ont « vécu la guerre, sans y avoir jamais été », comme l’un d’eux devait raconter par la suite.

L’affaire fit les manchettes, donna lieu à une commission d’enquête militaire et à une enquête du coroner. Puis, elle fut oubliée.

Trente-cinq ans plus tard, 37 survivants de cette tragédie se sont rencontrés, pour faire le point sur comment ils avaient passé à travers ce cauchemar. Intéressé à cette histoire par l’un d’eux, le journaliste Hugo Fontaine, du quotidien La Presse, a interviewé plus d’une vingtaine d’entre eux. Il a aussi parlé à plusieurs parents, tant des parents que des blessés et de ceux qui, bien qu’indemnes physiquement, ont subi de graves séquelles psychologiques.

Conçu selon le modèle d’une enquête journalistique, plutôt que littéraire, avec de nombreux retours en arrière, non seulement l’ouvrage de Fontaine rappelle-t-il la trame des événements de la tragédie de juillet 1974, mais il s’attarde également, pour ne pas dire surtout, à l’après-tragédie.

Car 37 ans plus tard, les malheurs de cette compagnie de cadets ne sont pas terminés. Les acteurs de ce drame ont souffert et souffrent encore. Mais qui se souvient des survivants ? se demande aujourd’hui avec justesse celui qui commandait le camp des cadets en 1974, le lieutenant-colonel Robert Whitelaw.

L’ouvrage n’est pas toujours facile à lire, puisqu’il passe constamment de 1974 à aujourd’hui, mais il est difficile de ne pas le lire jusqu’au bout tant il permet de découvrir les dessous jusqu’ici cachés par la Défense nationale sur cette tragédie.

Ce que l’ouvrage démontre, c’est que les potentielles séquelles psychologiques d’une explosion comme celle du 30 juillet 1974 n’étaient pas totalement ignorées par les autorités, mais elles furent largement sous-estimées.

En 1974, les cadets furent renvoyés à la maison. Ils ne reçurent ni soutien psychologique, ni aucun autre type d’aide. Le problème, c’est que personne ne semble avoir réalisé que ces cadets n’étaient pas de vrais soldats mais des adolescents dont certains, à 14 ans, étaient à peine sortis de l’enfance.

Or, à l’époque, le stress post-traumatique n’était pas encore passé dans les mœurs et le commun des mortels n’était pas encore familier avec les séquelles associées à un événement traumatisant. Et personne ne semble avoir réalisé que pour un groupe de jeunes, voir ainsi six des leurs tués, une soixantaine gravement blessés dont certains franchement estropiés pour la vie les traumatiserait jusqu’à l’âge adulte.

Évidemment, tous les cadets et les autres qui ont vécu l’explosion n’ont pas développé un état de stress post-traumatique. Certains ont pu s’en guérir dans les semaines et les mois qui ont suivi l’événement et ceux qui en souffrent encore aujourd’hui font face à des degrés de sévérité différents.

Si les victimes se rendent compte aujourd’hui de la nature de ce qui les afflige, c’est que ce mal n’existait pas quand la grenade leur a explosé au visage. Du moins, pas officiellement. Le commun des mortels n’était pas encore familier avec les séquelles associées à un événement traumatisant. D’autant plus que dans le cas de ces jeunes cadets, personne ne les avait avertis de l’apparition possible de symptômes.

L’état de stress post-traumatique, aussi connu sous le nom de syndrome de stress post-traumatique, n’a été reconnu par l’Association psychiatrique américaine qu’en 1980 et par l’Organisation mondiale de la santé qu’en 1992.

En 1974, les cadets furent renvoyés à la maison et ne reçurent ni soutien psychologique, ni aucun autre type d’aide.

La commission d’enquête militaire qui suivit a renforcé chez les victimes la perception que l’armée avait pensé à elle avant tout plutôt qu’aux cadets. Comme raconte l’un d’eux : « T’es un tit-cul de 14 ans et tu viens de manger toute une claque. Ils te posent plein de questions auxquelles tu n’as pas les réponses. Tu n’es pas au courant. Tu n’as pas encore réalisé ce qui s’est passé, tu es sous le choc. Et on te traite comme un homme entraîné depuis 10 ans à faire face à ce genre de situation ».

Un autre dira : « Tu as 14 ans, ton ami est étendu devant toi. Il ne reste aucune partie de son corps. Tu es couvert de ses restes. Et tu n’as aucun soutien. Tu t’en vas chez vous, personne de l’armée ne t’appelle, » Les cadets n’étaient pas des hommes adultes, encore moins des soldats entraînés. Des enfants de cet âge ne devraient pas avoir à passer par là. L’armée n’a rien fait. Elle couvrait ses arrières et tentait de balayer l’événement sous le tapis.

Hugo Fontaine a interrogé Me Michel Drapeau, avocat en droit militaire et ancien colonel des Forces canadiennes, souvent appelé comme expert à la télévision, pour expliquer des situations impliquant la Défense nationale. Selon lui, dans cette affaire, « le gouvernement s’est occupé de ses employés, mais pas des cadets. Les militaires de la Force régulière ou de la Réserve ont été dédommagés, en vertu des lois et règlements en vigueur, mais les cadets, que les parents avaient confiés à la Défense nationale, ont été laissés-pour-compte. Si le gouvernement n’a pas agi, réagi et supporté ces jeunes qui ont subi des blessures qui les ont marqués pour le reste de leurs jours, ce n’est pas seulement regrettable, c’est inexcusable », selon Me Drapeau.

Selon Michel Drapeau, l’ombudsman du ministère de la Défense nationale et des Forces canadiennes pourrait faire enquête et recommander au gouvernement de verser une compensation aux victimes. Encore faudrait-il que le ministre de la Défense l’autorise à entreprendre une enquête à ce sujet. Pendant plus d’un mois, lors de l’été 2011, Hugo fontaine a demandé une entrevue avec le ministre de la Défense nationale, Peter MacKay, sur le sujet. Il n’a même pas pu avoir une courte entrevue téléphonique avec le ministre

On en est là. Si Ottawa ne semble pas bouger, aucune des victimes de cette tragédie n’a oublié. Aucune ne pourra jamais oublier. Ni les parents de ceux qui sont décédés, ni leurs camarades de chambrée, qu’ils aient été blessés dans leur corps d’adolescent ou simplement acteurs miraculeusement indemnes d’une journée qui a transformé leur vie à jamais.