In Memoriam (1964-2022). Robert Leroux professeur de sociologie

1. Naissance, études

Il est né et a été élevé à Saint-Jérôme « sa ville natale qu’il portait tatouée sur son cœur. » Il habitait Gatineau depuis 2000. Il a obtenu un baccalauréat en histoire, une maitrise en sociologie à l’UdM sous la direction de Jean-Guy Vaillancourt, son PhD en sociologie à l’université Laval avec Fernand Dumont – dont il a été le tout dernier étudiant – et un postdoctorat au C.N.R.S. Paris avec Raymond Boudon. Plusieurs de ses 20 livres (voir bibliographie) ont été traduits en espagnol, en italien et en anglais. Il était professeur titulaire au département de sociologie de l’université d’Ottawa. Il était un grand spécialiste de l’histoire de la pensée sociologique, de l’épistémologie des sciences sociales et de la pensée libérale du XIXe siècle. Il accordait une grande importance à l’aspect scientifique de sa matière. Il visait toujours à présenter un discours objectif de niveau universitaire, en prenant parti pour la science.

2. Fier nationaliste québécois

Le Québec étant « sa patrie », en bon nationaliste, qui fait appel à l’intelligence de ses concitoyens, Leroux ne propose pas des écrits militants pour promouvoir la question nationale, mais présente des textes de ceux que tous, avec le temps, considèrent comme de grands penseurs qui ont fait avancer la l’étude de l’aspect sociologique de la question nationale au Québec : Montpetit, Falardeau, Dumont et Langlois. Il a ainsi contribué à réactualiser la pensée de ces sociologues québécois, presque oubliés, en présentant leurs idées sur la question nationale en éditant leurs textes importants.

3. Fait redécouvrir les sociologues québécois du XXe siècle

Il a choisi et présenté les textes d’Édouard Montpetit (1881-1954), Réflexions sur la question nationale. Selon lui, pour bien comprend`re la question nationale et ses enjeux, il faut relire les textes fondateurs. Cette question, centrale chez Montpetit, « se trouve au cœur même de l’histoire des sciences sociales québécoises. »

Avec Simon Langlois, professeur à l’université Laval, il a écrit une introduction et présenté un choix de 24 textes in Sociologie du Québec en mutation. Aux origines de la Révolution tranquille. Ce livre nous fait redécouvrir, un autre sociologue québécois, Jean-Charles Falardeau (1914-1989) « premier sociologue universitaire québécois de langue française. » Ses textes « Notre communauté nationale » et « Comment peut-on être québécois ? » évoquent le passé pour que nous arrivions un jour au « gouvernement de soi. » Il lui a rendu un hommage dans « Raymond Boudon et la pensée libérale » in Sylvie Lacombe, Hommage à Simon Langlois.

Il a réactualisé l’œuvre et les écrits de Fernand Dumont (1927-1997) sur la Crise d’Octobre en faisant connaitre des articles écrits entre 1959 et 1971. Dumont traite le thème du Québec en devenir « dans une période particulièrement mouvementée de son histoire marquée au premier chef par la Crise d’Octobre ». Leroux veut faire connaitre la pensée de ce grand sociologue et ses liens avec les pères de la sociologie, des Français comme Durkheim.

Il collabore avec d’autres collègues et professeurs de sociologie à faire avancer la réflexion dans « Les deux mémoires : divergence d’intentions entre historiens et sociologues », in Joseph Yvon Thériault et Martin Meunier (éd.).

4. Réactualise les sociologues français du XIXe siècle

Robert Leroux a écrit un grand nombre de textes pour des revues spécialisées et des articles dans les journaux. Il a fait connaitre, en publiant des livres avec un choix de textes importants, les idées des grands sociologues comme Charles Comte (1798-1857), Antoine-Augustin Cournot (1801-1877), Frédéric Bastiat (1801-1850), Charles Dunoyer (1786-1862), Tocqueville (1805-1859), Jean-Gabriel Tarde (1843-1904), Maurice Halbwachs (1877-1945, mort en déportation à Buchenwald) et Raymond Boudon (1934-2013). Il est le premier chercheur à avoir écrit un livre en français sur le grand économiste autrichien : Ludwig von Mises, vie, œuvres, concepts. Chacun de ses livres s’appuie sur une bibliographie importante et présente souvent un « Index des noms ». Deux caractéristiques, à mon avis, qui dénotent des œuvres sérieuses.

Il a consacré sa carrière d’intellectuel à faire connaitre la pensée libérale française du XIXe siècle, « son âge d’or », dans un monde qui privilégiait la sociologie socialiste. Conformément à son approche épistémologique, dans ses livres savants, il présente les idées d’un penseur le plus froidement possible. « Il n’ennuie presque jamais le lecteur avec son opinion. » Ses thèses sociologiques respectaient, en un sens, la démarche de la falsification de Karl Popper, compte tenu du caractère provisoire et conjectural des études dans ce domaine.

5. Ses livres en accès libre aux Classiques des sciences sociales

Plusieurs de ses premiers écrits sont disponibles en accès libre aux Classiques des sciences sociales de l’UQAC dirigés par Jean-Marie Tremblay. Robert Leroux avait accepté de renoncer à ses droits d’auteurs, pour que ses livres deviennent accessibles sur internet à tous les francophones du monde entier.

6. Ses deux plus récents livres

Son plus récent livre (août 2022), « le plus essayiste de tous » et très polémique, traite de la déconstruction des savoirs et des connaissances dans les universités. Le thème principal est Les deux universités. Postmodernisme, néo-féminisme, wokisme et autres doctrines contre la science. Il est basé sur une interrogation : « L’Université va-t-elle s’autodétruire ou parviendra-t-elle à survivre à cette nouvelle emprise ? » Il déplore l’influence que ces courants de pensée radicaux ont sur les professeurs sérieux et rigoureux. Il était « imperméable aux modes et convaincu de la noblesse de l’aventure scientifique à laquelle il a consacré sa vie, il laisse en héritage son analyse des dérives de la raison à l’université concrétisée par la publication » de ce livre. Il présente une vision très pessimiste de l’université.

En avril 2022, son livre Penser avec Raymond Boudon a été publié. Boudon est un sociologue qui concentre son œuvre sur l’aspect scientifique de sa discipline, la sociologie. Il est souvent présenté comme l’anti-Bourdieu. N’étant pas militant comme ce dernier, il est moins connu et médiatisé. Selon plusieurs, Boudon construit une sociologie scientifique et Bourdieu déconstruit une sociologie bourgeoise. « Raymond Boudon a soutenu que la sociologie pouvait atteindre le même niveau de scientificité que les sciences de la nature. » Il a toujours défendu l’individualisme méthodologique.

Sur ce point central, voici l’avis du professeur de sociologie Gilles Labelle :

À mon avis, c’est le noyau de toute la pensée de Robert Leroux. C’est sur cette prémisse à la fois méthodologique et épistémologique que repose son adhésion au libéralisme. Cela n’est d’ailleurs pas sans poser une difficulté à propos de la question nationale, qui l’a aussi intéressé et que je lui ai déjà signalée : si on tient que seuls les individus ont une « consistance ontologique » et que les collectivités ne sont que des assemblages plus ou moins contingents, est-ce que cela n’a pas pour effet de miner l’idée même de nation ?

Boudon est un grand promoteur de la liberté d’expression et reconnait la rationalité des choix individuels. Il a publié L’égalité des chances en 1973 et Croire et savoir en 2003. Leroux le considère comme étant un des grands sociologues de la fin du XXe siècle, représentant la pensée libérale. Ils ont publié ensemble : Y a-t-il encore une sociologie ?.

La censure relie l’œuvre de Fernand Dumont et Robert Leroux. Il semblerait que les deux ont vécu une forme d’ostracisme à 50 ans de distance. Dans sa présentation du livre de Fernand Dumont, Le lieu de l’homme, Serge Cantin écrit : « Quand “Le lieu de l’homme” parait en 1968 […] la gauche a le vent dans les voiles […] forme insidieuse de terrorisme intellectuel. » Ce qui explique l’accueil plutôt mitigé… son auteur n’est pas marxiste, ce qui le rend suspect aux yeux de la gauche bienpensante. »

7. Victime de l’ostracisme universitaire

Cinquante années plus tard, force est de constater la même méfiance envers l’œuvre de Robert Leroux, qui conteste les modes intellectuelles dominantes comme le wokisme, le néo-féminisme, l’autochtonisation, etc. Il a surtout fait connaitre les penseurs du libéralisme français, de droite, dans une société qui n’accorde de l’importance qu’aux penseurs de la social-démocratie, de gauche. Un universitaire bien connu au Québec m’a dit que le « fait de publier en France est un signe de colonialisme. » Une autre a refusé de mentionner son décès dans une importante revue de sociologie parce que ces livres « n’étaient pas assez empiriques ». Un responsable d’une revue d’histoire régionale considère que son œuvre est « trop nichée » pour que le public s’y intéresse. Un autre ne veut pas parler de son œuvre à cause d’un commentaire de quelques lignes que Robert aurait écrit, il y a quelques années sur sa page Facebook. Enfin, Robert ne laisse personne indifférent. J’ai entendu des commentaires de toutes les couleurs. Heureusement, ses collègues, Martin Meunier professeur de sociologie à l’UOttawa et Gilles Labelle à l’UQAM ont accepté de commenter ce texte. J’ai ajouté toutes leurs suggestions. Joseph Facal et Gravel Jérôme Blanchet professeurs et chroniqueurs et Richard Martineau ont publicisé son dernier livre.

Il est vrai que Robert est un homme blanc, conservateur, de droite et qu’il valorise une vision passéiste de l’université. Il a écrit ses livres « à l’huile de coude » sans jamais profiter des quotas pour obtenir des subventions. Il a travaillé à la sueur de son front, en écrivant inlassablement, même malade. À plusieurs occasions, il m’a fait part de son écœurement de constater que ses demandes de subventions étaient refusées alors que des professeurs en obtenaient parce qu’ils provenaient d’une minorité linguistique, comme acadienne, ou étaient des femmes, des minorités minoritaires minorisées, etc.

Les livres de Robert Leroux ne sont pas populaires dans les universités ni dans les grands journaux nationaux et locaux, qui n’ont pas mentionné son décès, à part l’annonce payée par sa succession ! Peut-être parce qu’ils réactualisent des auteurs qui dénonçaient le socialisme ? Aucun de ses livres ne se retrouve à la bibliothèque du Cégep de Saint-Jérôme, dont il est, à mon avis, un des étudiants ayant été le plus loin au niveau des études supérieures. Ce qui détonne dans la ville qui traditionnellement est considérée comme la plus pauvre du Québec.

8. Médaille de l’Académie des Sciences morales et politiques

Robert Leroux a reçu une distinction importante, le Prix Charles Dupin, de l’Académie des Sciences morales et politiques de Paris – une des cinq académies – pour le meilleur livre d’économie politique 2003-2008 : Lire Bastiat, Science sociale et libéralisme. Bastiat s’opposait au socialisme dominant la pensée française au XIXe siècle. « Il apparaît donc comme un étranger dans sa propre patrie. » Mais il est très populaire en Angleterre et aux États-Unis. Pour lui, les actions des individus sont au centre des changements sociaux. « Ainsi la route pour connaitre les ensembles collectifs passe par l’analyse des actions des individus ». Ce sont les individus qui modèlent la société et non leur classe sociale qui détermine leur conscience et leurs actions, comme l’affirmait Marx. À ma connaissance, il est le seul intellectuel québécois à avoir obtenu cet honneur.

En plus de ses penseurs français, la France étant « sa patrie intellectuelle » Robert Leroux était membre de plusieurs sociétés comme le Comité de la Revue française des économistes, du Comité d’honneur de l’Institut Coppet à Paris, du Comité d’honneur de l’École libre de Paris et du Comité Durkheimian Studies. Ces sociétés ont comme but de pérenniser l’œuvre d’un grand penseur qui, même s’il a fait connaitre ses idées il y a plus de deux siècles, est toujours utile pour comprendre notre monde actuel. Elles veulent faire avancer les connaissances dans un domaine particulier.

Au niveau des travaux universitaires, il a été : Évaluateur, comité 8, sociologie et démographie, CRSH ; Évaluateur, bourses postdoctorales, FQRC ; Membre du comité scientifique de la Chaire Fernand Dumont, INRS Culture et Société.

9. Sur le ouèbe : Wikipedia, Rate my Professor, Google Scholar

Sur le site « Rate my Professor », on peut lire les évaluations de ses étudiants : « monotone, strict, sans charisme, booring to listen, très gentil, le meilleur prof de l’UO, dur pour les notes, mais honnête dans la correction, il faut l’écouter avec attention et travailler, prêt à aider, intolérant avec les faibles, trop intelligent pour enseigner en 3e année du bac, exigeant… » Bref, un bon professeur à l’ancienne, qui n’est pas obligé de jouer les « Gentils Organisateurs » pour « animer » la classe. On peut consulter aussi :

Wikipédia : Robert Leroux sociologue :
La page Facebook de Histoire et archives Laurentides

10. Membre du petit groupe des grands intellectuels québécois

Robert Leroux était membre d’un petit groupe de grands intellectuels québécois, qui ont réussi à se faire publier en France, sans recourir au racket des subventions québécoises ou canadiennes, dont la fonction est de passer outre aux lois du marché. Avec à la prestigieuse édition de la bibliothèque de La Pléiade : Charles LeBlanc, professeur du département de philosophie de l’UdM et directeur du CETASE, avec Philosophes taoïstes II ; Richard Bodéüs, professeur du département de philosophie de l’UdM, avec Aristote. Œuvres et Yvon Bernier qui a établi la bibliographie du livre Marguerite Yourcenar. Œuvres romanesques. Normand Baillargeon chez Flammarion ; François Ricard qui signa, à sa demande, les postfaces des romans publiés chez Gallimard de Milan Kundera ; Georges Leroux qui traduisit La République de Platon chez Garnier-Flammarion ; Jean Grondin avec Hans-Georg Gadamer. Une biographie chez Grasset ; Marcel Fournier dans Marcel Mauss et Émile Durkheim chez Fayard ; Marcel Rioux Les Québécois, et Robert Leroux : au Québec : PUL, Bibliothèque québécoise, Fides ; en France : au CERN, Hermann, PUF, PUF Franche-Comté, Perrin, Odile Jacob, Ellipse, London et New York : Anthem Press, Palgrave, Bardwell, MacMilan, Routledge, Peter Lang; en Italie : Nuova Cultura ; et de nombreuses revues. Cela démontre bien la portée universelle de leurs travaux.

11. Sa dernière apparition en public au Livre voyageur

Le 17 septembre dernier, il a été invité par Bruno Lalonde de la librairie Le livre voyageur à Montréal, pour présenter son livre. C’est sa dernière intervention publique, que l’on peut visionner.

Robert était nationaliste, fiers jéromien et québécois. Homme de famille, il adorait son garçon Émile, dont il parlait toujours en bien et il admirait le fait qu’il joue au football, étant un grand amateur du football américain. Il a toujours été bien appuyé par son épouse Mylène Larocque qu’il aimait. Il a combattu la maladie pendant plusieurs années, tout en n’arrêtant pas d’écrire, sa passion. Il aimait beaucoup réécouter la musique rock de sa jeunesse, en plaçant régulièrement sur sa page Facebook des informations sur un groupe à écouter avec YouTube. Son service funèbre, très traditionnel, a été célébré à la cathédrale Saint-Joseph par le prêtre Papy Léonel Manengo. Il a été enterré au cimetière catholique Saint-Paul de Gatineau.

À mon avis, son départ prématuré à 58 ans constitue une grande perte pour la vie instinctuelle francophone québécoise et française.

Il vient de prendre « son éternelle retraite » ! (Saint-Exupéry) u

Livres publiés

(2022 aout) Leroux Robert, Les deux universités. Postmodernisme, néo-féminisme, wokisme et autres doctrines contre la science. L’Université va-t-elle s’autodétruire ou parviendra-t-elle à survivre à cette nouvelle emprise ? CERF, 249 pages avec Index des noms propres.

(2022 mai) Robert Leroux, Penser avec Raymond Boudon, Paris, Presses universitaires de France. 176 pages.

(2019) Robert Leroux, La République des Idéologues, Paris, Perrin.

(2019) Robert Leroux, Antoine-Augustin Cournot as a Sociologist, Cham, Palgrave MacMillan, 165 p.

(2018) Robert Leroux, History and Sociology in France: From Scientific History to the Durkheimian School, Routledge, New York and London, 177 p.

(2016) Robert Leroux, The Foundations of Industrialism: Charles Comte, Charles Dunoyer and Liberal Thought in France, New York, Peter Lang, 141 p.

(2015) Robert Leroux, Aux fondements de l’industrialisme : Comte, Dunoyer et la pensée libérale en France, Paris, Hermann, 172 pages.

(2014) Robert Leroux et David M. Hart, L’âge d’or du libéralisme français, Paris, Ellipses, 496 p.

(2013), Robert Leroux, Frédéric Bastiat. L’uomo e le idee. Società, Economia e Politicia, Rome, Nuova Cultura, 250 p. (traduction italienne)

(2012) Robert Leroux et David M., Hart, French Liberalism in the 19th Century, Routledge, London and New York, 320 p. https://www.institutcoppet.org/les-liberaux-francais-au-xixe-siecle-par-robert-leroux-et-david-hart/

(2011) Robert Leroux, Gabriel Tarde, vie, œuvres, concepts, Paris, Ellipses, 109 p.

(2011) Robert Leroux, Political Economy and Liberalism in France: The Contributions of Frédéric Bastiat, London and New York, Routledge, 182 p.

(2009) Robert Leroux, Ludwig von Mises, vie, œuvres, concepts, Paris, Ellipses, Paris, 106 p.

(2008) Robert Leroux, Lire Bastiat : Science sociale et libéralisme, Paris, Hermann, 237 p.

(2004) Robert Leroux, Cournot sociologue, Paris, Presses universitaires de France, 200 p.

(2003) Raymond Boudon et Robert Leroux, Y a-t-il encore une sociologie ? Paris, Odile Jacob, 250 p.

(1998), Robert Leroux, Histoire et sociologie en France : De l’histoire-science à la sociologie durkheimienne, Paris, Presses universitaires de France, 269 p.

* L’auteur a été le professeur de philosophie de Robert Leroux en 1980 au Cégep de Saint-Jérôme. Il se sont retrouvés sur Facebook en 2012. Ils ne sont pas parents.