Une défaite n’est rien. Plusieurs peuvent être également de peu de conséquence. On a vu des sociétés animées d’un mouvement puissant traverser sans faiblir une succession d’échecs ou de difficultés considérables.
Le poids des revers dans l’histoire est variable selon la psychologie de la population qui les subit. Il n’est pas nécessairement proportionnel à leur âpreté ni à leur fréquence. Il peut dépendre davantage d’autres conditions, le terrain, la force d’âme des populations concernées, l’habitude qu’elles ont de lutter vigoureusement comme faisaient les Irlandais, l’élan politique qui les anime déjà, et ainsi de suite. Sur un pareil fond, les défaites pèsent relativement peu.
Les soldats de la République et de l’Empire purent maintes fois faire face victorieusement à l’Europe coalisée. Les Vietnamiens, après avoir culbuté le colonisateur français, résistèrent pendant des années aux armements d’apocalypse des Américains, et finalement rejetèrent les GI à la mer. Les défaites n’atteignent pas facilement des peuples en état de marche et de défi.
On a pu constater un phénomène analogue, à notre échelle, dans la foulée de la Révolution tranquille et grâce à l’élan persistant de celle-ci. Le Parti québécois n’arrivait pas à faire une percée décisive : 1970, 1973. Sept députés, puis six. René Lévesque, deux fois de suite, défait personnellement. C’était un peu plus difficile que pour Trudeau se présentant dans Mont-Royal avec l’appui de tout l’establishment, du Parti libéral et de l’argent. Finalement arriva le 15 novembre 1976, un triomphe. Cet épisode était exceptionnel. Il tranchait sur ce qu’on peut appeler notre conditionnement historique. C’était la Révolution tranquille qui continuait.
Le mot conditionnement est à retenir. Il s’agit d’une donnée capitale et je vais tenter de dire comment.
Une défaite, plusieurs défaites ne sont rien. Mais au contraire, dans notre cas, elles ont tendance à s’additionner. Cela est cause, jusqu’à un certain point, de notre comportement velléitaire. Nous sommes pour ainsi dire atteints dans notre volonté, dans notre esprit de suite et de conséquence.
Sur deux siècles et demi, nous n’avons pas seulement connu plusieurs revers, mais nous avons intériorisé la Défaite, c’est-à-dire attrapé un complexe de perdant. Dans une certaine mesure, cela s’est imprimé dans notre caractère. Il en résulte deux conséquences, curieusement opposées.
D’une part, les défaites nous immobilisent exagérément : quinze ans pour celle de 1980 et au moins dix pour celle de 1995. Ces périodes sont marquées par un étrange affaissement, lui-même très symptomatique.
D’autre part, les échecs ont sur plusieurs personnes un autre effet, contraire au premier. Des militants sont propulsés paradoxalement dans un monde illusoire où tout semble relativement facile : l’indépendance serait à portée de la main, il faudrait précipiter un référendum quel que soit l’état éventuel de l’opinion, etc. De plus, dans cette mentalité, le degré de conviction des militants cache l’apathie d’une partie de l’électorat dont le vote n’est pas acquis.
Nous vivons donc cette double et contradictoire illusion : pour les uns, le sentiment que la cause est perdue ; pour les autres, l’idée qu’elle est déjà gagnée… Nous oscillons ainsi entre un noir pessimisme et un optimisme tout à fait gratuit.
L’un et l’autre de ces sentiments reflètent notre précarité dans l’histoire, précarité de plus en plus sensible. Le pessimisme la souligne à double trait, d’où les longues périodes d’atonie dont je parle. L’optimisme se la dissimule.
Dans les deux cas, nous sommes loin d’une pensée réaliste, fondée, positive, relative, soucieuse d’idéal mais tout à la fois d’objectivité. Ce difficile équilibre suppose, dans l’action, l’exercice d’un jugement très sûr et la capacité de l’imposer, double exigence. La solution de ces difficultés se trouve évidemment moins dans une analyse abstraite de la problématique que dans l’action concrète, dans le mouvement de la vie politique, dans la lucidité et l’ascendant des dirigeants plongés dans l’agitation courante.
Il reste qu’il faut tout de même regarder d’un œil critique le dérèglement actuel de la pensée politique. Beaucoup s’interrogent là-dessus par les temps qui courent, non sans raison. Le réalisme est rare. Stratégies et tactiques s’en ressentent.