Jacques Ferron et le contemporain

— Alors, dis-moi, qu’est-ce que tu comptes faire en médecine ? Comptes-tu te spécialiser ?
— Dès que je serai reçu, je m’établirai. Je peux même vous dire où : en Gaspésie.
— Mais maudit homme, en Gaspésie ou chez les Zoulous, tu n’apprendras plus rien !
— Si j’apprendrai.

Jacques Ferron, Gaspé-Mattempa1

Les institutions sont l’ossature anthropologique d’une société, d’une humanité. Ce qui explique des recherches incessantes sur les formes de vie et les formes d’humanité dont les institutions sont tenantes. Alors qu’est-ce qu’une institution ? Comment certains sujets, éveillés aux problèmes du faire société, sont susceptibles d’instituer ? Il y a, derrière ces questions, de vieux problèmes d’anthropologie sociale relevant des principes de groupement humain et de nouveaux problèmes touchant la mise en œuvre du contemporain en vue de dépasser le (néo) libéralisme et l’(hyper) modernité.

 

L’individualisation exacerbée (du je-entrepreneur) et certains modèles de société (comme le camp ou le laboratoire, qu’une pandémie peut mettre à la mode) sont des exemples de travers modernes qui pèsent sur les liens sociaux et les sujets locaux. Des processus de polarisation des interrelations sont observables : ils induisent des conflits dans les bases sont identitaires et que le mode du politique, mis en place de longue date, ne trouve pas toujours à saisir. « Vivre ensemble » ne veut pas dire grand-chose sans les institutions qui en assurent la possibilité.

Le dépassement de la critique

La nécessaire critique d’institutions antécédentes a-t-elle cru bon d’entrevoir une position postcritique susceptible de trouver les processus et les champs pour passer de l’autre côté, ou à tout le moins chercher à neuf de nouvelles propositions ? Préoccupés par ce qui advenait dans le monde au XXe siècle, des écrivains et des philosophes se sont penchés sur ce problème pour en trouver les composantes. Des théoriciens du politique comme Hannah Arendt2, Moses Finley3, Giorgio Agamben4 ont réfléchi sur la notion de stasis en cherchant la base du politique, son émergence tout comme ses dérives.

Comme l’a montré la philologue Nicole Loraux5, la notion de stasis est complexe. Elle renvoie dos à dos, l’insurrection qui scinde les sociétés et l’institution qui fait société. Autrement dit, au fondement des langues européennes, les conditions de possibilité de la division sociale et de la constitution en société se touchent. C’est dire l’importance de soupeser la mesure et le contexte des institutions qui portent l’humain. Comprenons que cette notion ne renvoie pas aux organisations qui s’arrogent incorrectement ce mot, mais au faire société.

Arendt, dans son livre sur la révolution, pose que la question sociale advient avec la modernité. Comment ? Selon l’analyse marxienne, la pauvreté n’est pas naturelle mais le produit d’un mode de production qui enrichit les uns et appauvrit les autres. Quiconque étudie l’émergence des grandes civilisations, découvre que la mutation « néolithique » divise et installe un rapport social : une classe domine, s’enrichit et l’autre est exploitée, aliénée de ses moyens cognitifs et politiques. Soumise aux hiérarchies, cette classe-ci est reléguée hors de la conduite de l’appareil politico-symbolique auquel elle est assujettie.

Quelques milliers d’années de grandes civilisations (États-Empires) naturalisent les inégalités et les indignités liées à cette division sociale, qui n’est pourtant pas absolue. Tel que montré par les anthropologues James C. Scott6 et David Graeber7, des humains vivent autrement, à l’écart des États-Empires civilisés, refusant leurs hiérarchies.

Le problème auquel nous faisons face actuellement a trait à la transformation de rapports sociaux hérités de ces civilisations. La modernité a ouvert la possibilité de penser et agir autrement : 1) la pauvreté n’est pas un état de nature, 2) le mode du politique se décline démocratiquement, 3) la société s’organise plus librement.

Le problème au contemporain est de transformer les rapports sociaux (ce qui les institue) sans verser dans la guerre, le meurtre et l’abus8. Il s’agit d’élaborer les institutions autrement et les disposer sans tambours ni trompettes. Une affaire de langue, de liens sociaux et de formes de vie.

Quelles règles instituantes peuvent nous faire autrement ? Comment les trouver et les installer ? Comment les échafauder ? Où chercher les matériaux, dans une société ayant une certaine habitude de se les faire imposer de l’extérieur par un régime clérical et colonial ?

La lisibilité du monde

Au Québec, l’œuvre de l’écrivain Jacques Ferron illustre de telles considérations. Pressé par un temps révolutionnaire (1955-1975), devant l’ampleur de la tâche, il choisit la littérature qui le dispense de contraintes académiques imposées aux sciences sociales. Il cherche une tradition enfouie. Il ne refuse pas la modernité, mais entend l’humaniser.

La problématique élaborée à même son œuvre, prend des formes saisissantes : elle a trait aux agencements et aux équilibres à trouver pour faire société au Québec, où les règles ne sont ni clairement énoncées, ni simples à dénicher. Ferron écrit sur les rapports sociaux et les rapports entre société. Il ramène Dieu et Diable à portée de main.

Jacques Ferron est écrivain de localités9. Dans un texte que je qualifierais d’Antimémoire10, Ferron évoque l’amorce d’une médiation praticienne, l’émergence d’un régime moderne et la naissance d’une institution. Gaspé-Mattempa met certaines choses à niveau, à commencer par l’auteur lui-même.

Ferron divise son nom propre entre un sujet d’énonciation (le narrateur) et un sujet énoncé (Maski) pour raconter son installation de médecin sur le côte-nord de Gaspé. La figure du médecin est malmenée et sa charrette symbolique (la science et ses options) est relativisée. L’envers est l’écrivain, le sujet est double : « nous étions deux valets ».

Des figures de la littérature française sont convoquées. Diafoirus de Molière et Knock de Jules Romains sont utiles pour décoder ce qui se met en place et dire que les assises de la médecine ont été chambranlantes. Il suggère que, sans être le « grand moyen de connaissances », la science avance, les « savants se savantent », « essayant de tout comprendre en écrivant ». « Nous voulions régner ». « Nous ne savions pas où cela menait ».

Maski vit dans une société où la science « de la lésion cadavérique » adosse la médecine qui, sous ses yeux, devient religion officielle après 1945. Les « hôpitaux qui se multiplient » signalent un régime dont « l’urgence » est une porte d’entrée et le cabinet du médecin une antichambre. Le médecin, « honneur de la Faculté, futur pape d’une humanité qui accourt vers lui » prend la place du curé, pape de sa paroisse, surtout quand elle est loin des grands centres.

L’ancien cadre politico-symbolique bascule au Québec alors que Jacques Ferron apprend à voir clair en Gaspésie. Il tourne le dos à la torpeur identitaire et à la lourdeur institutionnelle induites par le régime colonial. La Gaspésie est son détour pour lire le monde. Il trouve la contradiction dans l’institution, la composition dans le nom.

Il fait cela avec le nom Gaspésie, non pas qu’il refuse la géographie sociale de cette province du Québec, encore moins qu’il la dénigre. Il trace des lignes de partage inaperçues et montre la complexité historique et anthropologique sous le toponyme : la variabilité du monde. Il la fait découvrir au lectorat dans une perspective étonnante.

Dans le récit Gaspé-Mattempa, l’écrivain revient sur Grande-Vallée, nom d’une collectivité aux prises avec une compagnie, un curé, et où Esdras Minville11 a lutté pour aménager un syndicat coopératif apte à restaurer l’économie locale. Il donne l’exemple de moyens politiques aux gens de la localité, désappropriés.

Prenant appui sur une loi votée à Québec en 1909, Minville soutient une nouvelle institution locale. Dans un village mis en friche par le capital, ce commencement ouvre une voie de sortie pour transformer les rapports sociaux de la localité. Ce que Ferron retient a à voir avec la transformation interne et externe de cette localité.

Une reprise d’initiative est observable : le syndicat coopératif est formé, opère. Le village se réapproprie la vallée, les gens construisent leurs maisons. Considérant que la liberté n’est pas une trop bonne affaire, l’Église s’en mêle et tient les cordeaux serrés sur l’affaire. Par la suite, l’État va aussi malmener l’autonomie du village.

Ferron cherche-t-il à dénouer cette partie de l’imbroglio ? Ce qu’il cherche serait plutôt la mise à égalité des morceaux, une remise à niveau qui illustre comment il est arrivé à convertir ses pratiques, ce qu’il cherche pour apprendre et comprendre, puis pour écrire comme il le fait et décortiquer le sujet (profession, village, régime).

Jacques Ferron, « venu des hauts » (notable de Maskinongé), parlant un « français brébeuvois » (collège où il est formé), issu de la Faculté (notamment le professeur Berger, pathologiste), est chamboulé en Gaspésie, le « pays-bon-Dieu » où il apprend la langue gaspésienne et l’obstétrique de sage-femmes qui accompagnent les naissances sans prétention. Il devient « candidat écrivain ».

Étranger à la Gaspésie (et au peuple qui a migré du Bas-Saint-Laurent vers la Côte-Nord de Gaspé, entre Mont-Louis et Cloridorme), il y est humanisé : « Maski n’est sûr de rien et moins encore de lui ». Le rapport médecin/patient se décline sous divers registres : la pratique médicale devient variable avec lui.

La figure Mattempa est centrale. Délaissant la verticalité, à même les « failles » de la côte et la vie des villages, l’écrivain ouvre une nouvelle horizontalité, de « grands espaces » qui « se suffisent à eux-mêmes », des dehors dont des mots comme limbe, purgatoire, ciel, enfer désignaient la structure antérieure.

Ce seraient des espaces où « Repartir de soi au commencement de tout », tenter « de tout comprendre en écrivant, […] aussi seul que l’artisan seul au milieu du monde qu’il se crée » : le sujet double fabrique une forme de vie qui refuse de dominer. Figure symbolique de tels espaces, Mattempa réoriente les divisions internes.

Une anthropologie de la production symbolique

Il y a en Gaspésie une antériorité et une hétérogénéité qui ne sont ni une origine, ni une essence. Maski croise en ces lieux, des « familles bigarrées », « deux ou trois religions », « quatre ou cinq nations » : un monde. Ferron y devient sujet, avec son habitacle symbolique et ses pratiques. La fonction de la Gaspésie, à la fois toponyme et anthroponyme, que le récit ferronien explore, est de marquer le vrai sur la route du Québec. Gaspésie est posée en assise depuis laquelle l’écrivain délie la dévotion culturelle des antécédents pour saisir à neuf ce qui compte depuis le sujet local.

Cette manière de faire correspond à ce que font des anthropologues : après avoir passé quelques années ailleurs, le monde où ils sont devenus sujet devient leur mesure. Ils ont appris à penser autrement à l’écart du monde dont ils sont issus. Rémi Savard12, Sylvie Vincent13, José Mailhot14, Serge Bouchard15 et d’autres ont séjourné chez les Innus pour apprendre d’eux, comme Jacques Ferron apprend des Gaspésiens. Ils lisent le monde depuis une autre perspective interne. Ces chercheurs culturels problématisent le lieu composite du divisible et de l’institué. Là où ils ont appris leur métier d’anthropologue, ils se penchent sur ce qui préexiste aux institutions.

Ferron, dont le mode de connaissance est littéraire, travaille la matière mythique primordiale, la Bible forgée à même la mutation néolithique pour garantir la transmission des hiérarchies qui y sont contenues et les instituer pour qu’elles perpétuent les sociétés qui se l’ont imbriquée. Le problème n’est pas que l’écrivain québécois travaille le même matériau que les anthropologues Edmund Leach16 et Pierre Maranda17. Le problème avec lequel nous nous colletons a trait aux équilibres et agencements de rapports sociaux qui perdurent, élaborés à l’aide de ces mythes et rituels.

Alors ?

Que dire de l’institution ? Elle serait la langue qui agence les rapports qui font société, ce qui lie les contraires, l’armature dont les membres (en contexte de modernité) sont les auteurs. Maski en illustre le paradigme : le notable (clerc ou autre) qui ne domine plus, qui joue le jeu sans profiter de la situation, qui inverse les anciennes logiques plutôt que les perpétuer. Il pratique une variante interne et inversée du rapport médical institué. Il esquisse certains paramètres du régime qui se met en place et contre lequel lutter. Sa pratique réflexive saisit une localité dans un moment de transformation.

Les médiations du médecin-écrivain signalent une méthode d’analyse. Il ne braque pas l’institution par l’abus de pouvoir. Il en fait la genèse, cherche les structures, trouve les options mises de côté au cours de son histoire, en devient un auteur à même une littérature en train de se faire, ouverte. Chacun, devenant auteur, tout en étant membre des institutions dans lesquelles il et elle fait sa vie, est associé au processus susceptible d’équilibrer les positions du rapport social et légitimer ou non l’institution dont il est sujet.

Ferron ne s’est pas élu lui-même, ni n’est demeuré « à l’intérieur » du régime ou même n’est resté pris dans « l’absolu » qui fige : il ouvre un espace de possibles, d’autant que les failles structurales qu’il laisse en plan dans ses ouvrages appellent de nouvelles orientations et recherches, littéraires ou autres. Il ne propose pas un art de l’invention mais des options de commencement. Contemporaine, sa lecture du monde est incitative plutôt que contemplative.

 

 


1 J’ai privilégié l’édition préparée par Marcel Olscamp, parue en 1997 chez PCL/petite collection lanctôt. Dans une perspective différente de celle privilégiée ici, l’itinéraire ferronien en Gaspésie serait celui d’un « transfuge de classe » : Olscamp, Marcel, ١٩٩٢, « Jacques Ferron ou le nationalisme ambivalent » : ١٩٥-٢٢٠ dans Littératures 9-10.

2 Dans De la révolution, nouvelle traduction éditée en 2012 dans L’Humaine condition chez Gallimard.

3 Dans (1985), L’invention de la politique, Flammarion.

4 Dans (2015), La guerre civile Pour une théorie politique de la stasis, Éditions Points.

5 De nombreux articles de la philologue Nicole Loraux proposent des études de la notion de stasis dans la famille et dans la cité, ce qui fait de son travail un point d’appui pour élaborer une réflexion sur les rapports sociaux.

6 Dans (2013), Zomia ou l’art de ne pas être gouverné au Seuil.

7 L’œuvre de l’anthropologue David Graeber témoigne à plusieurs niveaux de constructions et institutions humaines à l’écart des États et des Empires.

8 Tels que dans les rapports homme/femme, parent/enfant, médecin/patient, propriétaire/locataire.

9 Hannah Arendt revient à plusieurs reprises sur l’importance de la localité dans le cadre de l’État-nation. Les anthropologues Michel Agier, Arjun Appadurai, Éric Schwimmer, James C. Scott se sont penchés sur la production de la localité sans détacher celle-ci du monde dans lequel elle s’inscrit.

10 Ce titre est utilisé par l’écrivain André Malraux. Première partie du livre Le miroir des limbes, réédité en 1996 chez Gallimard, l’ensemble propose une réflexion sur la vie, l’art et le politique avec la figure multiple de l’écrivain comme pivot.

11 Économiste et historien de l’économie québécoise, il a dirigé l’École des Hautes Études commerciales (1938-1962), collaboré à la Commission d’enquête canadienne sur les relations entre le Dominion et les provinces (Rowell-Sirois) (1937-1940), été membre de la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels (Tremblay) (1953-1956).

12 Le numéro spécial consacré à l’anthropologue dans (2010) Recherches amérindiennes au Québec XL/1-2 (« Rémi Savard. Le sens du récit ») propose une rétrospective de sa relation aux Innus et au monde.

13 Quoique ses articles touchent habituellement des problématiques générales, le travail sur le rituel de la tente tremblante et le mythe concomitant dans (1973) Recherches amérindiennes du Québec III/1-2 (Signes et langages des Amériques) montre son ancrage premier dans la société innue.

14 Son ouvrage (2021) Sushei au Pays des Innus édité par Mémoire d’encrier, illustre comment elle est entrée dans leur monde par la langue et la littérature.

15 L’incontournable (2017) Le peuple rieur écrit en compagnie de Marie-Christine Lévesque, édité par Boréal est une valeur ethnographique à propos des Innus.

16 Dans l’introduction du livre Leach, Edmund and D. Alan Aycock, 1983, Structuralist Interpretations of Biblical Myth, édité par le Cambridge University Press, l’anthropologue britannique n’insiste pas sur la datation du texte analysé mais plutôt sur la production narrative et sociale.

17 Ce court exercice méthodologique proposé dans Maranda, Pierre, 1985, « Myths : Theologies and Theoritical Physics » : 187-197 dans Teun A. Van Dijk (ed.) Discourse and Littérature New Approaches to the Analysis of Literary Genres, Amsterdam, John Benjamin Publishing, illustre que l’analyse n’est pas hors contexte.

* Anthropologue. Je suis redevable à l’anthropologue David Aubé pour nos échanges sur le politique, la structure et le faire société, tout au long des 5 dernières années. Le Cercle de parole du 22 juin 2021 avec le philosophe Soheil Kash (et son texte L’inconvénient du nom propre) a été le déclencheur de l’écriture de cet article. Je remercie Maysoun Faouri, Directrice de Concertation-Femme, organisme communautaire dans Ahuntsic-Cartierville, pour l’organisation de Cercles de parole et son implication dans le jumelage, deux manières rituelles de faire société.