Jacques Saint-Pierre, Martin Petitclerc. Histoire de l’assurance de personnes

Jacques Saint-Pierre, Martin Petitclerc
Histoire de l’assurance de personnes : des sociétés de secours mutuels aux grandes institutions d’assurance, Québec, Presses de l’Université Laval, 2015, 472 pages

Le récent ouvrage des historiens Jacques Saint-Pierre et Martin Petitclerc constitue la première synthèse universitaire de l’histoire de l’assurance de personnes au Québec.

Ce secteur financier regroupe l’assurance vie – temporaire et permanente – ainsi que la protection du vivant à laquelle se rattache, par exemple, l’assurance maladies graves. Ces produits peuvent être achetés sur une base individuelle ou collective.

Selon le dernier Rapport annuel sur les institutions financières 2014-2015 de l’Autorité des marchés financiers, les 17 assureurs de personnes à charte québécoise centralisent un peu plus de la moitié des 14,9 G$ des primes directes souscrites au Québec. Ces réservoirs de capitaux sont ensuite investis de diverses façons, comme dans des obligations gouvernementales, des actions de compagnies cotées en bourse, l’immobilier, etc. Et comme le savent les lecteurs de L’Action nationale, ces capitaux sont d’une importance stratégique pour le développement économique et l’avenir politique du Québec.

S’adressant à un large public, le livre s’appuie sur des travaux universitaires, des revues et journaux spécialisés, ainsi que sur des documents gouvernementaux et la recherche en fonds d’archives. Certaines recherches archivistiques arrivent à nous surprendre en nous permettant, par exemple, de mieux comprendre ce qui incitait les consommateurs du milieu du XIXe siècle à acheter de l’assurance. Le texte s’agrémente de photos et d’illustrations d’époque. L’ouvrage a été financé par les fonds publics, notamment via l’Institut national de la recherche scientifique (INRS).

À travers une trame chronologique étalée sur près de deux siècles, les auteurs abordent la création de produits d’assurance et le développement des techniques de vente ; la naissance de principes actuariels ; l’approfondissement des besoins en assurance des consommateurs ; les stratégies des compagnies d’assurance et de leurs propriétaires ; ainsi que le rôle central de l’État.

Quel sens les auteurs donnent-ils au développement de l’industrie de l’assurance de personnes ? Ils lui donnent celui de constituer, par l’entremise des primes perçues, une source de capitaux contribuant à l’expansion de l’économie du Canada. Dans l’optique des auteurs, la « province de Québec », selon leurs propres termes3, a la même importance que la Nouvelle-Écosse, la Saskatchewan ou toute autre province canadienne. Le titre de l’ouvrage est d’ailleurs indicatif en ce sens puisque le mot Québec n’en fait pas partie.

Le point de vue idéologique des auteurs sur le développement de l’industrie de l’assurance de personnes fera l’objet de la suite de cette note de lecture.

Une statistique significative constituera notre point de départ. Parmi les 23 compagnies d’assurance de personnes actives au Canada en 1869, une seule est sous propriété canadienne, soit la Canada Life située à Toronto (p. 30-31). En 1917, la plupart des 23 compagnies ont disparu. Parmi les 10 assureurs de personnes les plus importants au Québec en 1917, cinq sont sous propriété canadienne (p. 167), à savoir la Sun Life de Montréal ; la Great West de Winnipeg ; Manufacturers de Toronto (faisant maintenant partie de Manuvie) ; la Canada Life de Toronto et la Mutual of Canada de Waterloo (achetée par la Sun Life). Un siècle plus tard, quatre de ces cinq compagnies ont toujours pignon sur rue à l’exception de la Mutual of Canada, dont l’édifice de Waterloo est maintenant occupé par le siège social canadien de la Sun Life.

Que s’est-il passé entre 1869 et 1917 ? Peu après la Confédération, l’État fédéral est intervenu par voie législative et réglementaire afin de favoriser la naissance et le développement d’assureurs de personnes sous propriété canadienne. Les auteurs estiment que cette intervention était une réponse à la « fuite des capitaux (sous forme de primes) aux États-Unis » (p. 31). En conséquence, et « avec l’appui des autorités fédérales, les assureurs canadiens ont hâté le départ de plusieurs compagnies américaines et britanniques » (p. 77). Entrant dans le jeu, les auteurs signalent que les fondateurs de la Sun Life « ont foi en l’avenir du pays et conçoivent l’assurance vie comme une source de capitaux nécessaires à son développement » (p. 40).

Les auteurs observent – sans le déplorer – que Montréal a lourdement écopé du départ des assureurs américains et britanniques. Il faut dire que la métropole québécoise accueillait, jusqu’à la fin du XIXe siècle, la quasi-totalité de leurs sièges sociaux. Or, mis à part la Sun Life qui rapatriera d’ailleurs ses centres décisionnels canadiens à Waterloo en 1978 dans la foulée de l’élection du premier gouvernement du Parti québécois, les compagnies d’assurance de personnes sous propriété canadienne établiront leurs sièges sociaux en Ontario et au Manitoba. Pourquoi ne les ont-elles pas installés à Montréal ? La métropole n’avait-elle pas l’expertise recherchée ? Le récit des historiens n’apporte pas de réponse. Le déplacement de cette industrie à l’ouest de l’Outaouais semble aller de soi. Il n’y a pas de questionnement critique, à l’instar de la grande géographe Jane Jacobs pour qui le processus de satellisation de Montréal dans l’orbite torontoise s’expliquait par les impératifs nationaux canadiens, la métropole québécoise devant se plier à une logique d’empire4.

Par ailleurs, les auteurs n’ont pas la même neutralité bienveillante envers les tentatives québécoises d’éviter la fuite des capitaux à l’extérieur du Québec. Au contraire, l’objectif de créer une industrie québécoise de l’assurance de personnes est interprété comme un masque visant à camoufler les intérêts des entrepreneurs francophones qui veulent développer ce secteur financier.

Ainsi, les premières mutuelles québécoises des années 1880 visant un large public ne sont que des « instruments économiques au service de la bourgeoisie canadienne-française » (p. 116). Et fondées au début du XXe siècle, les premières compagnies d’assurance sous contrôle québécois seraient simplement issues de la volonté de « conquête d’une plus grande influence par les hommes d’affaires canadiens-français. C’est l’esprit qui anime les promoteurs de La Sauvegarde et des autres compagnies apparues dans son sillage » (p. 147). Comme si c’était une preuve à l’appui, les auteurs brandissent la photo de la belle et grande maison du président-fondateur de La Sauvegarde (p. 148). Ce procédé vise à communiquer l’idée que le développement d’une industrie québécoise de l’assurance de personnes ne correspondait qu’à l’enrichissement de la bourgeoisie canadienne-française.

Les auteurs disent que les « bourgeois canadiens-français » et les « nationalistes » affirment que le Québec ne reçoit pas sa juste part des investissements issus des primes d’assurance des compagnies sous contrôle canadien. Mais qu’en est-il dans la réalité ? Les auteurs ne donnent pas de statistiques à cet effet. Ils invitent toutefois les lecteurs à adopter une vision des intérêts du Canada dans son ensemble. Ainsi, au sujet d’un assureur canadien qui semble avoir été critiqué parce qu’il concentrait ses investissements dans l’Ouest du pays, les auteurs demandent la compréhension du lecteur de cette manière : « il faut le préciser, les besoins en capitaux [dans l’Ouest du pays] sont très considérables à la suite de l’arrivée d’un flot d’immigrants en provenance des États-Unis et de l’Europe » (p. 158).

En revanche, les besoins du Québec en capitaux étaient gigantesques. Faute de travail, 900 000 Québécois ont émigré – pour ne plus revenir – aux États-Unis entre 1840 et 19305. L’avenir des collectivités francophones hors Québec s’est fermé à double tour par l’adoption de politiques assimilationnistes d’État made in Canada. Les crises scolaires (Nouveau-Brunswick, Manitoba, Territoires du Nord-Ouest) qui atteignent leur point culminant en 1912 avec l’infamant Règlement XVII en Ontario font éclater l’idéal de la viabilité des communautés francophones hors Québec. Et au Québec même, au début du XXe siècle, la langue française est marginalisée en milieu urbain, enveloppée dans un processus de louisianisation6.

Fallait-il donc se résigner à l’assimilation comme l’avait conseillé en son temps Étienne Parent ? Ou était-il temps de se saisir d’instruments économiques comme les investissements issus des primes d’assurance afin de reconquérir l’économie, créer des emplois de qualité, travailler et consommer en français ?

Malheureusement, ces problématiques n’intéressent pas les auteurs. Ils n’évoquent pas les situations concrètes qui ont suscité les critiques des « nationalistes » et qui ont poussé des « bourgeois canadiens-français » à s’engager sur le terrain de l’assurance de personnes.

Par exemple, à lire le texte, il est impossible de comprendre pourquoi, comme le disent les auteurs, « certains nationalistes » pensent que des assureurs serviraient « mal les intérêts des francophones ». Quels étaient les objets de leurs critiques ? La domination de la langue anglaise comme langue de communication ? L’absence de francophones dans les échelons d’entreprise disposant de pouvoirs ? La faiblesse des investissements au Québec ? Ici comme ailleurs, les auteurs n’enquêtent pas et ne donnent pas, non plus, les sources bibliographiques concernant les critiques des « nationalistes » qu’ils évoquent à multiples reprises. À défaut d’investigation par les auteurs historiens, le lecteur est laissé à lui-même et à l’idée que derrière ces critiques des « nationalistes » se cachent des intérêts de diverses natures.

Pour en savoir davantage sur les motivations de gens d’affaires francophones en assurances du début du XXe siècle, il faut lire le livre de Claude Cardinal, de la fraternité au conglomérat7. Ex-avocat à La Solidarité, un assureur fusionné à l’Industrielle-Alliance en 1987, l’auteur fait du développement des compagnies québécoises d’assurance vie un combat mené par la société afin de se donner des moyens de survivre. Claude Cardinal pense que ces compagnies ont été créées « comme si de leur succès dépendait l’avenir de la société canadienne-française » (p. vii). Le cas de La Sauvegarde est très éclairant. Cette compagnie est issue de la mise en commun de petits capitaux, la plupart de ses actionnaires ne détenant que quelques actions, « voire une seule dans bien des cas » (p. 53).

Voilà qui jette un éclairage bien différent de celui des auteurs de Histoire de l’assurance de personnes dont le récit devient toutefois un peu moins désincarné lorsqu’ils abordent les années 1960 et 1970. Car dans une conjoncture de montée du mouvement souverainiste, disent les auteurs, « il devient beaucoup plus difficile de justifier le fait que les employés du siège social et les administrateurs de certaines compagnies soient majoritairement unilingues anglophones » (p. 337). Les « nationalistes » du début du XXe siècle avaient-ils donc raison de réclamer un autre statut pour la langue française ? Les auteurs ajoutent que dans les années 1970, « certains observateurs » (p. 337) tel le journaliste Michel Nadeau du Devoir étudient les placements et revenus des assureurs, concluant à un problème d’exode des primes du Québec. Trouverait-on ici les éléments chiffrés d’une problématique de plus d’un siècle d’existence ? Pas si vite !, rétorquent les auteurs qui écrivent « que les représentants de l’industrie expliquent la baisse de leurs investissements au Québec après 1970 par le ralentissement de l’économie dans la province ». Les auteurs ajoutent que cette « opinion est partagée par les dirigeants des compagnies québécoises » (p. 337). Malgré un début prometteur par rapport à la reconnaissance du problème linguistique, les historiens gardent le cap : les affirmations des « représentants de l’industrie » – anonymes, ajoutons-le – sont évoquées sans statistiques à l’appui, ni références bibliographiques, et elles font foi de tout. Un peu plus loin, ils font référence à une étude de Rosaire Morin de L’Action nationale concluant à un profond déséquilibre dans les réinvestissements des primes perçues au Québec. « Cela reste encore à démontrer », affirment les auteurs sans expliquer leur pensée.

En définitive, selon les auteurs, les origines de l’assurance de personnes ne peuvent être comprises comme faisant partie d’une stratégie consciente de développement économique et social du Québec. Leur récit se veut consensuel d’un océan à l’autre. Il invite à oublier les conflits ayant suscité un projet politique concurrent à celui qu’ils défendent. Cette idéologie de type bonne-ententiste s’explique-t-elle par un reflux politique consécutif à deux échecs référendaires ? C’est possible, mais tout a un prix, incluant l’intégration heureuse au grand tout canadien, à savoir la perspective de la louisianisation du Québec, l’approfondissement de la marginalisation de Montréal, la réapparition des mentalités associées aux univers décrépits des amateurs de vocables « province de Québec » et « Canadiens français » et évidemment, l’Ontario comme centre décisionnel de moins en moins contestable du pays réellement existant.

Jean-François Barbe
Étudiant à la maîtrise en histoire

 

3 Le terme « Province de Québec », qu’on croyait d’un passé révolu, se retrouve 14 fois dans le corps du texte. Au sens étymologique, une province signifie un pays conquis et assujetti aux lois du conquérant.

4 Jane Jacobs, La question du séparatisme : le combat du Québec pour la souveraineté, Montréal, VLB, 2012, Voir en particulier « Un entretien avec Jane Jacobs » par Robin Philpot, p. 25-42 et le chapitre deux « Montréal et Toronto », p. 53-70.

5 Yves Roby, Les Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre 1776-1930, Sillery, Septentrion, 1990, p.7.

6 Les illustrations de l’Almanach de la langue française reproduites dans Histoire sociale des idées au Québec 1896-1929 de Yvan Lamonde (Montréal, Fides, 2004) valent mille mots. Elles éclairent, par un humour absurde, la domination de l’anglais en milieu urbain telles les vitrines unilingues anglaises de commerces détenus par des francophones (p. 62) et l’utilisation de l’anglais par un avocat francophone s’adressant à l’employée francophone d’une centrale téléphonique (p. 55).

7 Claude Cardinal, De la fraternité au conglomérat : une histoire des compagnies d’assurance-vie québécoises, 1850-1995, Montréal, Guérin, 2010, 414 p.