Jean-Michel Demetz. Les Québécois

Jean-Michel Demetz.
Les Québécois
Paris, Tallandier, 2018, 352 pages

On a parfois l’impression qu’à chaque année qui passe, les Québécois traversent une crise d’indignation aussi exagérée qu’éphémère, et ayant à sa source un seul et même phénomène : quelqu’un, en France, s’est laissé aller à dire une sottise sur leur compte. Les exemples sont si nombreux qu’ils nous viennent aisément à l’esprit, comme l’article de 2016 consacré à Ricardo dans le Elle France, dégoulinant de sirop d’érable et autres clichés. On peut aussi penser à ce chroniqueur d’émission de radio française qui, à l’été 2018, s’est fait varloper pour avoir colporté les pires erreurs factuelles sur Montréal. Et que dire de l’énorme bourde de Valérie Treilweiler, ex-compagne de François Hollande ? Confondant la ville avec la province, la pauvre en était venue à célébrer les 400 ans « du » Québec dans un article de Paris-Match publié en 2008.

Si les Québécois ont raison de déplorer de telles absurdités, on est en droit de s’interroger sur l’ampleur souvent démesurée de leur réaction. Pourquoi arrachent-ils ainsi leur chemise dès qu’un Français est en cause ? Pourquoi ne s’offusquent-ils pas autant lorsque, par exemple, un chroniqueur américain ou canadien-anglais prend le Québec pour cible ? Après tout, on ne saurait nier que même lorsque les Français se fourvoient en parlant du Québec, ils le font généralement sur un ton empreint de sympathie envers ses habitants. À l’évidence, nous sommes dérangés par le fait que nos « cousins » d’outre-Atlantique nous connaissent si mal… alors que nous nous accommodons fort bien de cette même ignorance chez nos proches voisins anglophones. Tout cela ne serait donc qu’une affaire de langue ?

En attendant le prochain émoi collectif, on lira avec curiosité l’essai Les Québécois, publié en 2018 chez Tallandier. Son auteur, le journaliste Jean-Michel Demetz, a passé les vingt dernières années entre la France et le Québec, et sa maîtrise du sujet est indéniable. Même si certaines de ses conclusions laissent perplexe, l’homme connaît bien son sujet.

De par ses chapitres sur le climat, les mœurs ou l’économie, Les Québécois ressemble par moments à un manuel pour d’éventuels expatriés. Et pourtant, on aurait tort de voir dans cet ouvrage un simple guide pour nouveaux arrivants. À bien des égards, la vision de Demetz fait plutôt penser à une véritable analyse sociologique.

« Naissance d’une nation », « Un peuple américain », « Crises de foi, crises d’identité », « Québécois ou Canadiens ? », « Mythes québécois » et enfin « Défis d’aujourd’hui et de demain », le titre des sections du livre donne un bon aperçu des intentions de l’auteur. Chacune d’entre elles se compose de trois chapitres, organisés autour d’un thème plus ou moins précis. Demetz ratisse large : au milieu de discussions obligées sur la langue et l’histoire, il s’attarde à expliquer les particularités québécoises sur des enjeux aussi disparates que l’étalement urbain, le vieillissement de la population, l’interventionnisme de l’État dans l’économie, le féminisme ou la pollution. Ce faisant, il parvient régulièrement à nous surprendre ; de par l’acuité de ses observations, d’abord, mais aussi par l’actualité de ses exemples. Ainsi, on pourra lire à propos d’événements aussi récents que l’hécatombe de baleines noires dans le Saint-Laurent à l’été 2017, le tollé suivant l’ouverture du magasin Adidas au centre-ville de Montréal à l’automne de la même année ou encore le dévoilement par la CAQ d’un futur « test de valeurs » pour les candidats à l’immigration, en mars 2018.

Parmi la masse d’informations, le lecteur averti remarquera que sur un bon nombre de thèmes, l’auteur démontre un souci particulier des nuances. On pourrait être tenté de penser qu’à ces occasions, Demetz a fait sienne la propension des Québécois pour les solutions mitoyennes, consensuelles, aux antipodes des réflexes français. Son portrait des différences fondamentales entre les attitudes québécoises et françaises constitue d’ailleurs un des passages les plus aboutis du livre. Que les hexagonaux se le tiennent pour dit, les habitudes des cousins québécois risqueront de les dérouter : « un pragmatisme de tous les instants, une âpreté à la négociation dans une relation d’affaires qui n’exclut pas une apparente bonhomie, un tutoiement rapide sans charge affective aucune, une tolérance parfois agaçante dans laquelle on soupçonne une forme d’apathie ».

Cette représentation équilibrée de la réalité québécoise comporte cependant une exception de taille : la question nationale. En effet, dès qu’il est question de l’indépendance du Québec, le doigté et les nuances de Demetz s’évaporent comme par enchantement. Pour lui, l’affaire est entendue, les Québécois sont heureux et confiants envers l’avenir, et il n’y a rien de mal à ce qu’ils préfèrent désormais « monter au chalet » plutôt que de se livrer à de grands débats collectifs. Dans cette perspective, les élites québécoises lui paraissent totalement déconnectées, comme ces intellectuels (les « nouveaux clercs de l’époque ») qui déplorent le souvenir des illusions perdues au point de désespérer de leurs concitoyens, ces gens qui ne les écoutent plus.

Demetz garde cependant ses mots les plus durs pour les indépendantistes québécois et leur idéal. Gilles Vigneault est un « grand poète », mais aussi un « piètre esprit politique ». L’auteur Maxime Blanchard, qui fait l’erreur de « confondre la mort de l’indépendantisme avec celle de son pays », pêche par un excès de cynisme. Citant Serge Cantin, Demetz va jusqu’à affirmer que le projet comporte « une part relevant de l’irrationnel, du mystique ou du religieux, de la psychologie collective désormais dépassée. »

À cette critique acide du souverainisme s’ajoute une vision étonnamment complaisante du régime fédéral et de ses conséquences. Le carcan canadien dénoncé par les sécessionnistes s’est avéré « une prison de papier » ; les Québécois sont les grands bénéficiaires de la fédération, notamment via la péréquation ; la poursuite du processus de bilinguisation du Québec entraînera un avenir apaisé, tout comme le retour en force de l’anglais à Montréal, vu comme un symbole de « cosmopolitisme assumé ». Entendez-vous ce bruit sourd provenant de Colombey-les-Deux-Églises ? C’est le général de Gaulle qui vient de se retourner dans sa tombe…

Demetz ne s’arrête pas là. À quelques reprises, il cherche à appuyer ses thèses avec des interprétations discutables, voire carrément erronées, de l’histoire. Les revendications du Parti patriote auraient été finalement acceptées par Londres en 1848… mais l’auteur omet de préciser que nous étions à ce moment en plein régime de l’Union, pensé en vue d’une assimilation des Canadiens français. De même, la constitution de 1867, même sous sa forme post-rapatriement, se résume d’après lui à un « pari sur la cohabitation de deux nations » ! Demetz semble avoir ressuscité la thèse du pacte entre les deux peuples fondateurs, qu’on croyait pourtant morte et enterrée depuis 1982.

Notons aussi que sa démonstration comporte certaines affirmations pour le moins douteuses. Dans quelques pages, il se désole de la dégradation constante de la qualité de la langue parlée et écrite au Québec : développement d’un patois franglais à Montréal, abdication du rôle de l’OQLF, faiblesse de la syntaxe et de l’orthographe des jeunes générations, mauvais exemple donné par certains membres de l’élite politique. Jusque-là, rien de bien étonnant, mais l’auteur se permet du même souffle de critiquer le discours anxiogène sur la place de la langue à l’heure où Montréal s’anglicise… Autrement dit, après avoir célébré la bilinguisation de la métropole du Québec et rabroué ses critiques, Demetz se lamente de constater l’existence de preuves concrètes du recul du français. Ne voit-il pas qu’il nage en pleine contradiction ?

Enfin, le chapitre final vient timidement rétablir l’équilibre. En effet, c’est là que Demetz aborde les sujets délicats que sont l’intégration, la laïcité et les tensions associées aux communautarismes ethno-religieux. Surprise, l’auteur partage les craintes des Québécois face à leur possible folklorisation et comprend leurs sentiments de dépossession et de crispation identitaire. Selon lui, cela expliquerait l’attrait renouvelé du conservatisme chez nous.

À la lecture d’une telle conclusion, on ne peut s’empêcher une réflexion : si Demetz se montre si compréhensif des angoisses des Québécois face aux défis de l’avenir, c’est peut-être parce qu’il se retrouve en terrain connu, ces préoccupations lui rappelant la situation actuelle en France. A contrario, sa vision quelque peu caricaturale du mouvement indépendantiste illustre à quel point il est difficile de concevoir le désir de souveraineté lorsqu’on a déjà un pays à soi.

Cela dit, ne boudons pas notre plaisir. Malgré ses angles morts, Les Québécois demeure un pari réussi. Les Français qui cherchent à mieux connaître leurs cousins d’Amérique y trouveront une représentation suffisamment fidèle pour que soit mis de côté, ne serait-ce qu’un moment, le mythe suranné de la cabane au Canada.

Mathieu Thomas
Bibliothécaire